VI
CHRONIQUE DE GROSSE PRESSE.
Certain journal officieux possède un chroniqueur que je soupçonne d’être quelque vieille femme sous son accoutrement masculin. Un homme, même faisant la chronique, ne saurait avoir cette voix et ce fumet, n’aurait pas surtout ces audaces. Quel vieux sans-souci d’eunuque, s’il est mâle ! Depuis Pandarus de Troie, jamais courtier d’amours ne montra plus d’aisance au métier. Sa manière est de conter des histoires où l’on voit toutes sortes de belles jeunes femmes, « du meilleur monde, » couronner toutes sortes de beaux gens de lettres et artistes peintres et musiciens. On sent là un appétit dépravé qui se porte au cuistre, et j’attends poux un de ces matins l’histoire d’une duchesse, veuve ou mariée, – peu importe, – qui viendra d’enlever un pion du lycée de Cahors, pour lui partager trois cent mille livres de rente.
Mais le plus inimaginable, et ce qui devrait à la fin révolter la direction du journal, c’est le style. L’infection du fond est dépassée par les sordidités de la forme. Je ne sais comment il fait, ce chroniqueur ; ce n’est pas naturel d’écrire ainsi. Le diable, qui aime à déshonorer son monde, lui aura mis en main quelque crayon tournant ! Une image pourra rendre l’impression d’horreur sous laquelle m’a laissé ce que je viens de lire.
Figurez-vous la loge d’une actrice de province fortement chevronnée. Un quinquet fumeux, d’affreuses défroques éparses sur les meubles écorchés, vingt cosmétiques aux senteurs rances, voilà le décor. La dame s’habille en causant avec ses amis : elle se teint, elle se farde, elle se cotonne, elle s’accroche des cheveux, elle se plante des dents, elle pleure ses crins gris qui restent au peigne, elle tousse, elle boit des liqueurs fortes, elle fait une reprise à son manteau de cour, elle raconte ses victoires passées ; elle est prête, elle va jouer Célimène : Sentez-vous la pitié, le dégoût, l’épouvante ? Avez-vous besoin de fuir comme si cette haleine vous poursuivait, comme si ce fard, s’approchait de votre visage, comme si cette voix enrouée vous parlait, comme si ces pensées tachaient votre conscience ? Vous avez une idée de la manière.
Savourez maintenant un échantillon. C’est la description du bal de l’Opéra et des choses intéressantes qui s’ensuivent :
« Paris a ses plaisirs qu’on ne saurait rencontrer ailleurs, il a ses bals masqués et son carnaval excentrique, qui attire les curieux du bout du monde. Pour la généralité l’intrigue spirituelle et causeuse est remplacée par la danse échevelée, par les cabrioleuses de tous les grades, et le bal de l’Opéra n’est plus qu’une immense débauche de mouvements et de paroles. On tire à boulets rouges sur les hommes riches, on s’occupe surtout de leur portefeuille, on ne cherche pas à éveiller leur curiosité, mais à fixer leur attention positive (sic) et à en recueillir les fruits. Pour les hommes célèbres, c’est autre chose. Les femmes qui cherchent l’argent vont à l’argent, celles qui cherchent l’esprit vont à l’esprit. Il n’est guère d’illustres qui ne soient connus personnellement, surtout depuis la photographie ; leurs portraits sont partout. Ils peuvent s’entendre nommer en passant ; c’est à eux que les femmes distinguées s’attaquent. Il en est de fort nobles, de fort belles, pour qui c’est une distraction favorite. »
Voyez-vous une femme fort noble s’attaquant, à Trivois, qui est illustre, et une femme fort belle faisant sa distraction favorite de déranger Fouilloux ?
« Et chaque samedi il se déroule plusieurs aventures très amusantes ; elles ont ou elles n’ont pas de suites ; ce sont la plupart du temps de petits romans dont le dénouement reste incomplet, et qui n’en sont pas moins de charmants souvenirs. »
Vous sentez les cosmétiques rances, et « charmants souvenirs » me paraît exprimer merveilleusement les cheveux gris qui restent au peigne ébréché.
À présent, nous allons voir sir Pandarus négociant une affaire entre Troïle et Cressida :
« Il y a quinze jours, trois personnes soupaient dans un cabinet de la Maison d’or, après un bal de l’Opéra. C’était d’abord une jeune femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds, à la taille élégante. Son sourire bordé de perles ne le cédait qu’à son teint mat et uni ; on ne savait lequel admirer davantage. C’était ensuite une femme plus âgée, dont la physionomie pleine de charmes aura toujours vingt ans… »
Cette femme plus âgée, mais pleine de charmes, ne serait-elle pas la marquise du coin, Madame Macette de Vatenville, qui tient assortiment de sujets pour la chronique ?
« C’était enfin un jeune homme poétique et rêveur, fort connu et fort apprécié dans la littérature et dans le monde. »
Cherchez entre le chevalier Bruscambille et le beau Philibrand.
« La jeune femme semblait triste, son amie l’encourageait de son mieux, et leur chevalier l’interrogeait avec un intérêt bien senti sur la cause de sa tristesse. »
J’ai laissé passer les expressions gauches et minables, mais il me semble que le terme de chevalier est ici tout à fait impropre. Dans le français même de l’auteur et des femmes « distinguées » qu’il met en scène, il faudrait chamelier :
La confidente prend la parole, et dit au jeune homme poétique et rêveur : Je vous expliquerai ce qui vous semble obscur dans notre manière d’être. Tel est le ton des femmes fort nobles qui posent devant la chronique.
La matrone poursuit. Elle explique comment son amie au-sourire « bordé de perles, » avant reconnu le jeune homme poétique et rêveur, lui a demandé à souper pour avoir occasion de lui faire « connaître sa position et le prier de l’aider, à en sortir. » Suit le détail de la « position » de l’amie :
« Elle a été mariée en province, à seize ans, à un homme sans intelligence et sans cœur, plus âgé qu’elle et incapable de la comprendre. Elle se réfugia dans son imagination pour se consoler, lut beaucoup de romans et se monta la tête. Un jeune homme, amoureux d’elle, en profita ; il lui persuada qu’elle serait toujours malheureuse dans de pareilles conditions, et un beau soir ils partirent ensemble pour Paris. Le mari ne se dérangea pas pour courir après eux. La famille, la ville entière les accablèrent de malédictions ; mon amie ne s’en effraya pas ; elle s’appuyait sur son amour ; elle le croyait éternel, et tout ce qui n’était pas cet amour ne lui paraissait pas digne de l’occuper. Les amants conservaient une sorte de décorum, ils ne demeuraient pas ensemble, et, à la rigueur, avec un peu de hardiesse, on eût pu nier la partie essentielle du scandale. »
Voyez-vous comme cette « plus âgée, » mais « pleine de charmes, » vous raconte tout cela en habituée, aussi platement et aussi peu gênée que s’il s’agissait d’une aventure avec sa revendeuse !
Elle continue :
« Tout alla bien pendant les premiers mois, la lune de miel eut un éclat splendide, ils s’aimèrent et se le répétèrent sans s’en fatiguer, jusqu’au moment où l’amoureux fit de nouvelles connaissances. Elles l’entraînèrent ; il commença par se faire attendre, puis il vint moins souvent, puis il ne vint plus du tout. Après trois jours d’angoisses, la pauvre femme se mit en quête ; elle apprit qu’il la trompait, qu’il passait ses nuits en parties et au bal, et qu’il menait la joyeuse vie du carnaval dans toute sa folie… »
Peinture du désespoir de la pauvre abandonnée, une seconde fois incomprise. Il y a des détails ineffables. L’abandonnée ne pouvant rencontrer son infidèle, prend un parti héroïque :
« Elle courut chez lui, demanda la clef à son portier, bien résolue à s’établir dans sa chambre, où il finirait par rentrer. Le portier n’avait pas cette clef, ou il ne se souciait pas de la donner, tant y a que la malheureuse monta jusqu’à la porte, et s’assit sur le PAILLASSON ! Ce qu’elle souffrit pendant cette nuit, vous le devinez ; je ne saurais l’exprimer. »
Et moi je ne saurais plus rien ramasser après ce « paillasson, » et je m’arrête devant ce trait de littérature d’un journal autorisé par le gouvernement français.
Et penser que c’est avec cela, qu’on divertit les gens bien pensants, et qu’on leur gâte leurs épouses !