VII
À MONSIEUR LOUIS JOURDAN
RÉDACTEUR DU SIÈCLE.
J’évite la lecture du Siècle, compère Louis Jourdan. Vous êtes là un chœur de cacographes qui n’avez plus rien à me montrer, et qui me donneriez trop la tentation d’écrire.
Je n’écris point quand je veux, compère ! Il me faut ou beaucoup de papier, ou un peu de timbre, et passer par bien des tourniquets redoutés. Pour écarter ce poète d’avant-cour, M. Augier, qui me giboyait en plein théâtre impérial, j’ai dû brocher environ trois cents pages. Qu’il s’agisse de politique, de religion, d’économie sociale, ou seulement de repousser les attaques de l’histrionnerie, la moindre chose que je veuille dire m’oblige de demander au lecteur 75 centimes tout au moins. Vous autres, heureux cacographes, vous êtes libres comme la Belle-Hélène. Vous tenez tous les propos, vous faites tous les gestes, vous dansez toutes les danses ; vous donnez par-dessus le marché un assassinat, un viol, le programme des théâtres, dix adresses de remèdes secrets, – et tout cela pour trois sous.
Prissé-je le parti insensé de faire chaque semaine une brochure à 75 centimes, il y a des lois qui me protégeraient contre ma folie. Périodicité déguisée, délit prévu par quantité d’articles munis de crocs, de pinces et de courroies : amende, prison, confiscation. Vous le savez, homme juste !
Vous comprenez donc que la lecture des journaux me ferait davantage sentir, sans nul profit, le bâillon que je porte depuis six ans. Votre Siècle aimant surtout à s’occuper de l’Église, je m’écarte du Siècle surtout. Imaginez un prisonnier qui ne pourrait regarder à travers ses barreaux sans voir une certaine livrée outrager sa mère… Ah ! cacographes, si j’ai parfois, quand j’étais libre, troublé vos délices, vous êtes vengés !
Mais en dépit de mes précautions, le Siècle est entré chez moi tout à l’heure, autour d’un ressemelage. J’ai vu votre nom, compère ; j’ai vu que vous parliez de Voltaire, de Nonotte, de Patouillet, et j’ai pensé qu’il y avait pour moi, dans ce numéro du Siècle, autre chose encore que mes vieux soutiers.
J’ai lu, j’écris. Que voulez-vous ? Je me sens si bien mon Jourdan au bout de la plume ! Après tout, compère, vous êtes un écrivain de quarante mille abonnés, d’un million de lecteurs, et une des grandes figures de ce temps ; et le Siècle est un réceptacle de choses très parisiennes.
Au bout de six ans, je vous retrouve tel que je vous ai laissé. Hélas ! pardonnez-moi le compliment, vous n’avez rien perdu !
En ce temps-là, vous étiez fécond en aperçus borgnes et en raisonnements boiteux ; votre esprit ne voyait pas juste, ne marchait pas droit ; vous faisiez l’entendu et vous chopiez toujours ; vous affichiez des maximes libérales et vous les dissolviez par des affirmations de sectaire ; vous ne cessiez de crier justice, liberté, amour, et vous ne manquiez jamais de conclure pour le fort contre l’opprimé : je retrouve tout cela. Il vous était ordinaire aussi de raisonner contre vous-même, d’apporter des preuves qui ruinaient vos arguments : je retrouve cette méthode. Quelque peau que vous eussiez revêtue, ou de brebis ou de lion, toujours vous laissiez passer des oreilles d’une extraordinaire longueur : oh ! que c’est toujours bien vous !
Dans le morne sanhédrin cacographique, votre physionomie se distinguait par un épanouissement prodigieux de satisfaction. Aucun ne doutait de soi, vous seul aviez cette plénitude et ce sourire. Vous êtes tel encore, et je dois avouer que jamais vous ne me parûtes plus incapable, ni si content.
Venons à l’affaire.
Vous savez donc, vase d’érudition, que Voltaire a injurié deux jésuites, dont l’un se nommait Nonotte et l’autre Patouillet. Mais pourquoi Voltaire a-t-il injurié ces deux jésuites ? Vous l’ignorez probablement ; vous le voulez ignorer, peut-être ! Ou ce point passe votre science, ou il gêne votre conscience. Vous avez besoin de ne pas savoir que les deux jésuites, orateurs et polémistes instruits, furent en outre religieux fidèles, fidèles amis, gens de cœur dans toute la belle force du mot.
Assurément, compère, la nombreuse rédaction du Siècle, soigneusement distillée, ne donnerait pas au récipient un seul humaniste ni un seul écrivain qui valût le seul Nonotte ou le seul Patouillet ; et toutes vos vertus n’emporteraient point les leurs, chacun d’eux ayant le poids reconnu d’un homme de bien.
Défenseur de Christophe de Beaumont contre le Parlement, le P. Patouillet souffrit l’exil pour la juste cause de ce grand évêque. Le doux et inoffensif Nonotte, enveloppé dans la proscription des Jésuites, acheva de vivre, honoré de l’affection de ses concitoyens. Il mourut en 1793, à temps pour n’être pas guillotiné, la plume à la main, ayant gardé la règle-proscrite, voyant le succès des doctrines voltairiennes, assuré d’avoir combattu pour la vérité et pour l’humanité. Ses principaux ouvrages, souvent traduits, ont été réimprimés plusieurs fois ; nous avons une édition récente de son Dictionnaire philosophique de la Religion. Qui s’avisera, compère, de traduire, même en bon français, les Prières de Ludovic, votre ouvrage capital, et quel fou d’éditeur voudra jamais imprimer une bottelette de vos articles choisis ?
Je consens que l’on dédaigne la science arriérée du P. Nonotte (supérieure néanmoins à celle de Voltaire), et j’accorde que l’estimable Histoire du Pélagianisme, du P. Patouillet, n’est pas à graver sur airain. Mais enfin l’auteur des Prières de Ludovic prend place dans la hiérarchie littéraire fort au-dessous de Nonotte et de Patouillet. – Oui, Monsieur, et c’est ce que tout le monde vous dira.
Après la publication de l’Essai sur les Mœurs, le P. Nonotte donna Un livre intitule : « Erreurs de M. de Voltaire. » Déjà le P. Patouillet, adversaire résolu du fanatisme janséniste, avilit atteint le grand porte-voix de toute hérésie. Voltaire entra en fureur pour toujours. Il ne cessa plus de crier que Patouillet et Nonotte étaient des assassins. Sa première charge contre Nonotte contient toutes les injures qu’il vociféra vingt ans. Il termine par ces élégances voltariennes :
« Si tu n’avais été qu’un ignorant, nous aurions eu de la charité pour toi ; mais tu n’as été qu’un satirique insolent, nous t’avons puni. »
Les cacographes atteindraient cette hauteur.
Voltaire à surtout appelé Nonotte Nonotte et Patouillet Patouillet. C’est le fond de cette fameuse moquerie. Supposons que Nonotte se fût nomme Havin, et que Patouillet se fût nommé Jourdan, il n’y aurait plus rien de drôle.
Quant à prouver que l’Essai sur les Mœurs n’est pas un livre frivole et indécent, Voltaire ne s’en tira point. Vous devriez, compère Jourdan, entreprendre cette apologie. Obtenez du Gouvernement et de M. Havin que nous vidions face à face, vous et moi, dans le cle, le procès de Voltaire contre Nonotte à l’occasion de l’Essai sur les Mœurs. Vous serez Voltaire, je serai l’autre, et vous m’appellerez Nonotte tant qu’il vous plaira. Je vous promets des émotions.
Nonotte en éprouva peu. Attaquer Voltaire, lui tenir tête, c’était grave pourtant. Voltaire avait la grimace du singe, la dent de la vipère, la rancune du damné, ne se privait de rien, osait tout impunément. Il ne se contentait pas de houspiller, de mordre, de calomnier, de tutoyer, d’y revenir ; il était bien avec la police, tradition conservée dans son école. Quand il avait longuement diffamé ses contradicteurs, il les faisait supprimer et il les diffamait encore, Fréron et d’autres subirent la bassesse de ses vengeances, elles avaient suivi Patouillet dans l’exil, elles s’acharnèrent sur Nonotte proscrit. Mais le bonhomme ne recula point. Tranquillement il fortifiait son livre et donnait ses calmes réponses, approuvées des gens de bien. Je crois fort que le vieux jésuite, avec son nom inimaginable de Nonotte, si facile à berner, a tiré des tendres yeux d’Arouet quelques larmes plus chaudes que son rire. Arouet ne rit pas de bon cœur, il grince ; le jésuite chemine d’un pas lent et régulier, comme si son tricorne était parfaitement à l’épreuve des traits barbelés d’Apollon. Ramassant tous ces sarcasmes, il en composa le joli recueil des Honnêtetés littéraires. Voltaire craignait fort les verges, on le voit à ses trépignements ; et il ne laissa pas d’être souvent fouetté. À mon avis, rien que par cette sensibilité d’épiderme, Dieu fut déjà très amplement vengé ici-bas des impertinences du maître moqueur. Pauvre Voltaire ! immatriculé maintenant parmi ceux que Tertullien appelle les sots éternels, il voit qui balance l’encensoir devant son plâtre accouplé avec Rousseau de Genève, plus honoré que lui !
À présent, laissez-moi chercher, compère, pourquoi vous venez, en 1866, injurier-Patouillet et Nonotte.
Est-ce parce qu’ils ont combattu un écrivain dont le mérite surpassait le leur ? – ou parce que cet écrivain était, pour des raisons quelconques, plus puissant sur l’opinion ? – ou enfin parce qu’ils ont honnêtement gardé leurs noms comiques de Nonotte et de Patouillet en présence d’un homme qui avait eu l’esprit de ne pas se montrer au monde sous le nom d’Arouet ?
Je considère la rédaction du Siècle. Que voyons-nous là ? Un gros de demi-lettrés (je fais bien les choses) qui jugent et souvent déchirent quantité d’écrivains morts ou vivants dont le mérite surpasse infiniment le leur ; des Nonottes et des Patouillets (sauf réserves) qui ne se gênent pas d’exécuter les Joseph de Maistre, les Bonald, les Châteaubriant, les Guizot et tant d’autres singulièrement plus experts qu’eux-mêmes au métier de penser et d’écrire. Et, comme je me suis donné l’honneur de vous le dire, le vrai Nonotte et le vrai Patouillet dépassent déjà de beaucoup Patouillet-Bédollière et Nonotte-Jourdan.
Si Patouillet et Nonotte, bons humanistes, bons théologiens, écrivains fort passables, n’eurent pas le droit de se prendre à l’Essai sur les Mœurs, et doivent être honnis séculairement pour cette impertinence, je demande quels sont les droits du Siècle à l’égard de n’importe qui ? Dites vous-même ce que mériterait l’auteur des Prières de Ludovic s’attaquant à l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbousg !
J’approuverais peut-être, moi, qu’on ne pût écrire dans un journal avant certain petit examen ; je n’empêcherais pas, peut-être, que tout journaliste convaincu d’avoir trop erré en matière de littérature et d’histoire, fût mis à pied comme un cocher d’omnibus qui accroche trop souvent : mais que ce soit le Siècle qui pousse à la répression des écrivains incapables, – c’est cynique !
Objecterez-vous qu’au Siècle on a des noms tout gracieux : Plée, Havin, Gigault de Bédollière, Jourdan ? Allez ! tout cela n’est pas si loin du son de Patouillet. Il y a des gens que ces noms font rire. Observez, cacographes, qu’aucun de vous ne passe nulle part pour la fleur des pois. Vous avez pu vous faire cinquante mille abonnés, mais pas un flatteur. Dans le nouveau Trésor littéraire, d’étranges pièces sont entrées : rien du Siècle ! Méditez ce certificat à l’envers, et saluez Nonotte réimprimé maintes fois !
Et si vous tenez, compère, que tout écrivain vivant, et mort relève de la critique, que les moindres ont droit de contrôle sur les plus illustres, que dans la république des lettres, le suffrage universel est en vigueur de tout temps, c’est mon avis. Mais alors pourquoi cette furie contre Patouillet et Nonotte ? Pourquoi Voltaire doit-il être excepté de la loi commune ? Parce qu’il est dieu ? Vous êtes fétichiste ! Parce qu’il est fort et triomphant ? Vous êtes sicaire !
Un mot sur la cafardise libérale, Elle a sa place dans vos moindres compositions, et je la rencontre ici.
Tout en barbouillant de votre mieux deux honnêtes gens qui ont rempli leur devoir envers la vérité, vous faites un tableau vertueux des obligations de la polémique. La polémique doit être sincère, équitable, réservée, douce, etc. ; elle doit ménager les personnes, respecter les caractères, etc. Tout cela, vous le dites pour glorifier qui ? Voltaire, le polémiste le plus diffamant, le plus souillant, le plus emporté qui fut jamais ; Voltaire, dont le plus ordinaire tour était d’accuser de vices infâmes quiconque contestait ses idées, ou seulement avouait dormir à ses vers :
Vous m’avez endormi, disait le bon Trublet.
J’ai réveillé mon homme à grands coups de sifflet.
Et le pauvre bon Trublet en eut pour le reste de ses jours.
Mais peut-être que vous ignorez ce détail. En vérité, je ne serais nullement surpris que vous n’eussiez point lu Voltaire. C’est si éloigné de votre façon ! Et puis, vous pourriez être de ces dévots prudents qui n’entrent jamais dans le temple, pour ne pas rougir en eux-mêmes des ignominies de l’idole.
J’arrive au fond, et tout ce qui précède n’est que pour me distraire mélancoliquement en considérant un de mes vainqueurs. Car je sais et ne nie pas, compère, que vous êtes une portion notable de ce bœuf dont j’ai parlé quelque part, qui foule le pâtre désarmé…
Nonotte, Patouillet, Voltaire même vous importent peu. Vous n’avez pas pour but de venger l’auteur de la Pucelle, et ces noms ne vous sont qu’un chemin couvert pour arriver ailleurs. Il vous est survenu, Dieu sait pourquoi, quelque besoin d’injurier les anciens rédacteurs de l’Univers supprimé. Ce sont eux, n’est-ce pas, qui sont Nonotte et Patouillet ? Que ne le dites-vous tout franc ? Aucun ne le prendrait pour outrage, et ils confessent qu’il y a des ressemblances plus éloignées. Toute révérence gardée envers le P. Nonotte et le P. Patouillet, les rédacteurs de l’Univers, avec de moindres ; mérites, ont soutenu le même combat contre de moindres adversaires. Ils ont été moins meurtris par la polémique voltairienne, fort ramollie en ce temps et totalement incapable d’immortaliser ses victimes ; ils n’ont pas été moins proscrits par la police, toujours affidée aux voltairiens. Supprimés, bâillonnés, n’est-il pas juste et naturel qu’ils soient aboyés encore par la meute qu’ils ont fait reculer tant de fois ?
Et je ne trouve pas du tout au-dessous de vous, compère, que vous fassiez ce service-là.
Comme successeur principal du P. Nonotte, qui certainement n’a gardé aucun ressentiment contre M. de Voltaire, considérant que plus d’une fois vous fûtes endommagé, je vous remets cet essai de vengeance. Allez en paix, mon garçon ; il n’est pas dans vos moyens de faire beaucoup de mal. Mais pourtant prenez garde et tâchez de gouverner mieux votre voix.
Votre article est intitulé : La Maison Patouillet, Nonotte et compagnie, comme si l’Univers avait été un lieu où se fissent des trafics. Il ne faut pas donner à entendre de ces choses-là, et vous souffrirez que je vous crie : Casse-cou !
Nonotte et Patouillet, compère, ont défendu la vérité à leurs dépens, et les rédacteurs de l’Univers de même. Personne jamais n’a ouï-dire qu’ils eussent rédigé des prospectus, ni manipulé aucune commandite, ni tendu aucuns gluaux au peuple des bailleurs de fonds. Je ne prétends pas que ce soit crime de faire cela, je dis qu’ils n’ont pas fait cela.
Et s’ils l’avaient fait, ce ne serait point, à vous, compère, de les lapider. Ne vous souvient-il plus d’une maison Jourdan et Cie qui brochait de la littérature appliquée à la production des dividendes, et d’un Journal des Actionnaires qui finit par filer un assez vilain coton ?
Soyez onctueux, mon ami, rien qu’onctueux ; vous glisserez mieux dans les mains qui vous pourraient prendre.
Vale.
LIVRE II
La petite presse