II
VUE GÉNÉRALE.
Le progrès de l’imprimerie, en universalisant l’habitude de lire ; n’a pas également répandu la connaissance du vrai, le goût du beau, l’amour du bien ; il ne tourne pas à l’honneur de la presse, et moins encore au profit de la liberté. Le sentiment de la liberté, s’il a paru s’étendre, a néanmoins singulièrement perdu de sa force. Toute discipline est plus haie, toute violence est plus docilement supportée. L’histoire nous montre en toutes ses pages les peuples à la fois plus fidèles et plus fiers qu’en ce temps. Ils aimaient quelque chose qu’on ne leur était qu’avec la vie ; ils haïssaient quelque chose qu’ils repoussaient tant qu’ils avaient la vie. Maintenant ils n’aiment rien et ils haïssent tout, mais d’une haine molle et lâche, prompte à céder, constante à trahir, d’où résulte la facilité de les dominer et l’impossibilité de les gouverner. La presse quotidienne a été le principal instrument de cette décomposition ; elle a changé le tempérament moral de l’humanité, elle y a fait régner l’indifférence. L’indifférence pèse aussi sur elle.
La presse subit le sort ordinaire des agents d’anarchie, elle est devenue un instrument de règne. Après avoir longtemps maîtrisé l’opinion et rendu les lois impuissantes, elle a vu l’opinion se retirer d’elle et les lois l’abandonner aux duretés des règlements. Elle a été empoignée comme une danseuse de mardi-gras, emmenée à la préfecture, immatriculée, soumise à l’autorisation et aux inspections de salubrité. Tout a été permis contre cette déchue qui naguère pouvait tout se permettre ; elle a tout accepté. Nous avons vu le hautain personnel des écrivains d’opposition se former promptement en escouades ministérielles. Hommes et caporaux, ils ont su tout de suite leur nouveau métier ; ils ont manié l’encensoir, ils ont dénoncé l’indépendance, ils ont pris la liberté au collet avec un style consommé et une allégresse entière. À peine s’est-il manifesté en quelques-uns quelque gêne de visage. Ce peu de vergogne a peu duré. Mais rendons leur justice ! La plupart n’ont guère à se reprocher que d’avoir longtemps ignoré leur vocation. Ils étaient nés pour le service qu’ils font. Dans cette situation nouvelle, plus changée qu’ils ne l’avouent, ils demeurent eux-mêmes plus qu’ils ne croient.
En 1851, sous la République, plusieurs d’entre eux étaient déjà florissants – fleurs rouges ! – Ils juraient de maintenir la liberté, surtout la liberté de la presse, ou de mourir pour elle. Un journal catholique leur prédit ce qui arriverait bientôt à la presse et à eux-mêmes :
« … Fatiguée de la liberté de la presse, la France y cherche un remède ; gare la censure ! Elle essaiera ceci, puis cela, puis un bon bâillon…
Écrivains, orateurs, nous y pousserons tous, nous y passerons tous. Nous serons solidaires des excès, des sottises que nous n’avons pas su empêcher. Pour avoir souffert que la tribune et la presse devinssent ce qu’elles sont devenues, nous porterons le bâillon que nous aurions dû tout les premiers appliquer sur tant de lèvres folles et d’encriers pestilentiels. Sera-ce grand profit ou grand dommage ?
Ce qui est certain, c’est que le temps où nous sommes averti de s’attendre à tout. Il se peut que l’horreur du mensonge aille jusqu’à vouloir bâillonner aussi la vérité. Ce serait d’ailleurs un marché qui conviendrait fort à nos apôtres de l’esprit humain et de la liberté de tout dire. Combien d’entre eux s’arrangeraient de ne jamais parler, si seulement on les établissait avec de bons ciseaux et de bons gendarmes à leurs ordres, censeurs de l’Église ! »
Nos bons apôtres de la liberté de tout dire ont dépassé la prédiction. L’on n’avait pas deviné que les uns, non contents de censurer, se permettraient encore d’écrire ; que les autres, au lieu de déposer la plume et de disparaître pudiquement dans un bureau, s’établiraient délateurs de la pensée muette, vilipenderaient des adversaires désarmés et se déclareraient ennemis si frénétiques de cette liberté pour laquelle ils avaient juré qu’ils sauraient mourir. Quoi de plus naturel cependant ? Avaient-ils jamais donné lieu de croire qu’ils frisent capables de comprendre et d’aimer la liberté ? Ils haïssaient la règle, c’est bien autre chose ; et quiconque liait la règle est fait pour le frein.
En même temps qu’ils ont haï la règle, ils ont redouté le combat.
Sans amour, sans doctrine, sans fierté, orgueilleux et incapables, investis du pouvoir d’écrire sans autre vocation que la brutalité de l’envie, sans autre force que la brutalité de l’ignorance, par tous les chemins ils devaient arriver où ils sont venus ; tout les appelait, tout les poussait au servage. C’est là cette belle égalité démocratique, le rêve des temps nouveaux. Il faut que tout serve ou soit asservi. L’égalité, l’égalité ! tous les fronts sous le niveau qu’ont pris les leurs, et plus de liberté qui puisse passer au-delà, ni de rayon qui puisse descendre dans cette ombre ! Ils auraient, la plupart, été monarchistes, aristocrates, n’importe quoi. Plusieurs ont fait l’essai d’être catholiques, et le vent qui parut un moment tourner de ce côté les a trouvés dociles. Mais ils sont ce qu’il leur convient d’être : révolutionnaires et appointés, égalitaires et décorés, libres de se lâcher sur les supériorités sociales sans s’attirer d’affaires, libres d’attaquer et d’outrager la religion, libres de frapper des adversaires qui ne peuvent plus se défendre… et du pain assuré pour leurs vieux jours !
La presse n’avait perdu que la liberté ; l’attitude et le langage des journalistes embrigadés lui ôtent l’honneur. Comme cette fille que Circé avait maudite, la liberté de la presse a enfanté des chiens qui dévorent leur mère.
Malheureusement, la déconsidération ou là presse est abîmée ne l’empêche pas de nuire. L’ordre public en souffre comme la morale, et le Gouvernement n’en reçoit pas moins de préjudice que les particuliers.
En premier lieu, le Gouvernement ne peut subir sans dommage les continuels encensements de ces ci-devant hurleurs de démagogie et de socialisme, la plupart sans lettres, trop souvent même remarquables par leur inculture. Le spectateur du drame politique répugne à partager l’enthousiasme de pareils claqueurs. Mais si l’on juge que cela est assez bon pour la démocratie et que cette claque grossière enlève pourtant le parterre, encore faudrait-il leur interdire de montrer le poing à la partie sérieuse et silencieuse du public, qui veut entendre la pièce afin de la juger.
C’est un grief très amer dans beaucoup d’esprits de voir et de sentir combien de choses, combien de personnes, combien de classes sont livrées sans défense aux venimeuses atteintes de ces plumés révolutionnaires, devenues insensiblement semi-officielles, ou auxiliaires.
Aux observations que plusieurs des feuilles tolérées ont hasardées sur ce point, il a été répondu d’un ton cassant qu’il n’y a pas de presse semi-officielle et que, quant aux auxiliaires, ils sont libres de leurs sympathies, sans cesser d’être passibles de répression. Il faut admettre tout ce qui porte le cachet d’une réponse d’État et ne pas argumenter trop obstinément contre le Moniteur. Mettons donc que les journaux qui reçoivent des communications ne reçoivent pas d’inspirations, et que les autres s’aventurent sans aucune connaissance des limites où ils pourraient rencontrer la répression il n’en est pas moins vrai que ces journaux, si respectueux pour le Gouvernement (sauf en matière d’éloges), si insolents envers tout le reste, exploitent leur privilège sous la surveillance et le bon plaisir de l’Administration. De là, dans l’opinion, une logique qui attribue à l’Administration une part assez grave de la responsabilité qu’elle dénie.
Non, l’Administration ne commande pas ces injures, ne dirige pas ces détestables manœuvres dont l’unique objet est de décrier le clergé et de flétrir la bienfaisance chrétienne ; l’Administration ne souffle pas ces violents appels à la légalité qui tue la parole, qui tue la pensée, qui tue la charité, qui tue la liberté ; l’Administration ne dénonce pas la prière et l’aumône, ne les accuse pas de conspirer contre l’État lorsqu’elles prononcent le nom de Jésus-Christ ; l’Administration ne s’amuse pas à provoquer ainsi la haine populaire contre le prêtre, contre la religieuse, contre les catholiques, ne prend point plaisir à désespérer ainsi tant d’inoffensifs citoyens qui portent leur part des charges sociales et ne demandent en retour que de pouvoir y ajouter la surcharge des œuvres de piété. Tous ces outrages à la foi religieuse, tous ces attentats contre la paix publique, toutes ces alarmes et toutes ces indignations jetées par surcroît dans les consciences déjà navrées, ne sont pas le fait de l’Administration, elles sont le fait des journaux. Mais enfin, il n’y a plus en France qu’un seul rédacteur en chef de tous les journaux, c’est le Ministre de l’Intérieur : et ce ministre n’aurait qu’un mot à dire ; immédiatement cet odieux travail des journaux cesserait.
Telle est la conviction du public ; il faut avouer que la raison et les faits l’appuient également. Tout le monde avoue que la presse n’a reconquis aucune estime depuis 1831, et se trouve plus que jamais sans force dans l’opinion ; tout le monde sait que l’Administration peut commander, tout le monde sait que les journaux ne peuvent ni ne veulent résister, et que si un art leur est plus connu encore que l’art de corrompre, c’est celui d’obéir.
Il y a six ans, un journal catholique, après avoir été averti pour attaque aux articles organiques, pour attaque à l’armée, pour attaque aux nations étrangères, a été enfin supprimé par cette raison qu’il nuisait à la religion catholique en ne la présentant pas sous un jour assez aimable. Comment comprendre que l’Administration qui a donné ces preuves de vigilance et remporté cette victoire, ou n’ait vu aucune nécessité, ou n’ait trouvé aucun moyen d’astreindre, à quelque décence tous ces journaux anticatholiques dont elle est d’ailleurs si aimée ? Quoi ! l’on ne saurait les empêcher d’attaquer le Concordat et les lois qui protègent l’Église, de vilipender le clergé, de diffamer ses œuvres, de rendre la religion odieuse et exécrable par toutes les perfidies que la presse peut mettre au service d’un esprit dépravé ? Ce mystère passe le sens commun.
Le Gouvernement, sans paraître se rendre compte assez exactement de la gravité de cette situation, en est visiblement importuné. Son sentiment s’est manifesté de temps en temps par des circulaires qui ont semblé promettre quelque chose, et par des notes semi-officielles qui n’ont abouti à rien. Ce que l’on y voit de plus clair, c’est que le Gouvernement, parfois, au risque de rencontrer dans la presse d’autres adversaires, y voudrait avoir d’autres amis. Rien de plus naturel qu’un tel désir. Mais le moyen de l’accomplir reste à trouver.
Une des circulaires ministérielles fit croire, l’on ne sait guère pourquoi, que la presse allait passer sous un régime presque libéral. Un fameux journaliste du soir, ancien ogre rouge, compara le ministre à Montesquieu et encore à quelque autre grand auteur ; puis le vent tourna ; et soudain le vespertin qui venait de saluer l’aurore de la liberté, cria qu’il fallait prendre bien garde, et ne pas compromettre la sûreté de l’État en déchaînant les plumes anarchiques. Cela fit rire, – tristement !
Il y a encore une autre malédiction sur la presse. Le seul changement qui soit survenu dans sa condition, depuis 1851, n’a été avantageux ni pour elle ni pour le public.
Aux termes du décret de 1851, un journal pouvait être supprimé après deux avertissements ; il était supprimé de droit après deux condamnations. Par une loi postérieure les avertissements sont prescrits au bout de deux ans, et deux condamnations encourues n’emportent plus la suppression.
Les avertissements étant facultatifs quant au sujet, quant aux motifs et quant à l’heure, et rien n’empêchant d’en donner deux en deux jours, et le même jour, il suit de là que le bénéfice de la prescription par deux ans est fort mince. Le journal chargé de deux avertissements, et qui a marché deux ans sous ce poids assez lourd, aurait tort de se croire trop dégagé le jour où le poids tomberait périmé. Le lendemain il peut être muni d’un avertissement tout neuf, et d’un second le surlendemain, qui le rendra circonspect encore pour deux ans ; il peut être supprimé légalement le troisième jour.
De plus, par une autre disposition du décret, tout journal peut toujours être supprimé sans aucun avertissement préalable. Il y a la légalité ordinaire et la légalité extraordinaire, très bonnes et incontestables toutes deux. La suppression après deux avertissements est la légalité ordinaire : elle a peu servi. Beaucoup de journaux ont continué de vivre sous deux avertissements ; le Siècle en a eu trois et ne s’en est pas plus mal porté. La légalité extraordinaire est là, suppression foudroyante, sans avertissement antérieur ou sans mention des avertissements déjà donnés. Le décret de suppression de l’Univers ne parla point des avertissements que ce journal avait reçus, comme pour faire entendre qu’il était supprimé en dehors de ses anciens crimes, pour un crime plus grave, l’impiété. La Bretagne, autre feuille catholique, atteinte du lasso quelques jours après, pour avoir plaint l’impie, était vierge d’avertissement. La suppression foudroyante a lieu par décret précédé, si l’on veut, d’un rapport du ministre de l’Intérieur, lequel expose comme il veut les motifs de la suppression. Et cela est sans appel, pas plus devant l’opinion que devant les tribunaux. Il faut avoir recours à la clémence, autre manière de mourir.
Cette prédisposition à la mort subite en l’absence et indépendamment de toute maladie déclarée, permet au Gouvernement de borner a deux ans la durée de cette maladie de langueur que contracte tout journal averti deux fois. La facilité de rouvrir toujours la plaie à peine cicatrisée réduit pareillement à presque rien l’avantage de ne plus risquer d’être emporté par une condamnation insignifiante en soi, motivée sur quelque inadvertance envers les règlements ou sur quelques torts commis envers les particuliers.
Quant à l’inadvertance envers les règlements, c’est une question de bonne foi que la Justice et l’Administration décident avec indulgence ; aucun journal n’a péri pour avoir transgressé les règlements. Quant aux torts envers les particuliers, les journaux honnêtes savent les réparer de bonne grâce, a première réquisition ; les autres finissent par s’exécuter lorsqu’ils voient que décidément la partie lésée veut une réparation. Donc, peu de danger de ce côté. Ce n’est point par ces dispositions que la presse est liée ; en les écartant, on ne l’a pas affranchie.
Il y a plus : cet avantage insignifiant, les véritables amis de la presse, je veux dire les amis de sa dignité, l’auraient refusé, du moins en ce qui regarde les torts faits aux particuliers. La seule sécurité de la presse est dans l’estime publique, et elle devrait souhaiter, que le public ne perdit rien des rares garanties qu’il a contre elle. En fait de garanties contre les journaux, tout est au profit de l’État, et il y a luxe ; le public, au contraire, est fort mal pourvu, pour ne pas dire à peu près entièrement dépouillé.
Les journaux qui craignent le moins d’attaquer l’honneur d’autrui sont ceux qui craignent le plus, d’accueillir les réclamations de leurs victimes, car ces réclamations démontrent trop combien ils ont eu la méchante volonté de nuire. Ils attaquent les pacifiques, des prêtres, des religieuses, toutes sortes d’honnêtes gens qui pardonnent, qui dédaignent, qui détestent le bruit. Si pourtant ces honnêtes gens, poussés à bout, réclament, on sait l’art de les fatiguer par mille lenteurs. Faut-il enfin céder ? La réclamation n’est publiée qu’à demi, tournée en ridicule, submergée de commentaires insolents, et ne produit plus qu’une aggravation de l’offense. Imaginez un maire de campagne, un pauvre vicaire, une religieuse aux prises avec ces émouchets de la presse parisienne que les notables du département eux-mêmes considèrent comme des aigles ! L’offensé craint la polémique, il fuit devant des adversaires trop forts pour lui, entourés de complices, assurés d’avoir le dernier mot.
La perspective d’un procès, c’est-à-dire, dans tous les cas de calomnie, la perspective d’une condamnation certaine, est la seule chose qui fasse à son tour reculer le journal. Il ne veut pas courir ce risque, et il se soumet.
C’est ainsi que l’illustre évêque de Perpignan, Mgr Gerbet, n’ayant pas jugé à propos de rester sous le feu particulièrement désagréable d’un très ridicule journaliste, a pu lui imposer silence et lui infliger néanmoins une correction aussi cuisante que méritée. L’Évêque était tout tranquillement accusé de provoquer au régicide, et le joli écrivain qui portait cette accusation prétendait la certifier par la citation textuelle d’un écrit du prélat. Si l’Évêque n’avait pas sérieusement fait entrevoir la policé correctionnelle, jamais son texte n’aurait été rétabli dans le journal qui l’avait sottement falsifié. Même en lui accordant la rétractation humiliante qu’il exigeait, on tâchait de la reprendre, de maintenir la calomnie, d’abuser encore le public. Il ne le souffrit point, écrivit de nouveau, envoya l’huissier, et le spectre correctionnel, à ce second coup, opéra pleinement. Ceux qui s’occupent de la presse doivent étudier cet instructif épisode. On verra comment un vénérable Évêque, un esprit et un talent que la postérité, – s’il y a encore une postérité pour la langue française, – placera sur le rang de Fénelon, a été traité par l’un de ces insignes messieurs qui ont maintenant le monopole de la presse. Et puisque cet Évêque avait lui-même été journaliste, on aura l’occasion de mesurer le progrès qui a fait tomber la presse des mains des Gerbet aux mains des Grandguillot. Notez que parmi les mignons du bureau de la presse, M. Grandguillot ne fut pas ce que l’on a vu de plus défectueux.
Le droit de réponse n’est pas, sérieux. La pratique en est difficile, coûteuse, souvent répugnante, il atteint difficilement le but, il n’est pas entré dans les mœurs. C’est une chose malséante de répondre à certains journaux, et qui peut répondre à tous ? Les journaux n’ayant plus à craindre les conséquences si graves d’une condamnation en police correctionnelle, le droit de réponse devient à peu près illusoire. Si les lenteurs ne suffisent pas pour décourager le réclamant, l’on peut risquer un procès dont l’issue la plus redoutable ne va pas au-delà d’une légère amende et d’un emprisonnement de quelques jours. On le risquera volontiers, lorsque l’emprisonnement devra être le bénéfice d’un secrétaire de rédaction chargé de famille.
La masse des lecteurs se soucie peu de ces aventures et ne s’éloignera pas d’un journal, parce qu’il aura souvent scandalisé l’insouciante probité publique et se sera souvent attiré le châtiment. Mais cette masse ne fait point la force ; et quand le moment est venu, c’est toujours comme au mardi-gras : il suffit de quelques sergents de ville pour appréhender la danseuse au milieu du public honteusement amusé, et la conduire au violon. Vainement elle invoque la « masse, » elle n’y trouve point de répondants.
Ce qui manque à la presse, c’est une certaine existence soumise aux lois et non plus totalement dépendante du pouvoir. Elle n’a aucun besoin d’aucune sorte d’immunité contre les particuliers ou contre les dogmes, tant religieux que politiques. Plus elle devra s’observer elle-même en ce qui regarde les particuliers, plus elle aura la faculté de se contenir elle-même sur le terrain des opinions, plus vite et plus sûrement elle remontera dans l’estime publique. Des droits la relèveraient ; toutes les immunités ne pourront que lui accroître le poids déjà écrasant de la colère et du mépris. En effet, les immunités la rendront de plus en plus insolente et oppressive envers les faibles, la laisseront de plus en plus servile et abaissée devant les forts, ou, pour mieux dire, devant le fort, puisqu’il n’y en a qu’un. Le Gouvernement seul est fort, tout le reste est faible. Ce qu’il protège est respecté, ce qu’il abandonne est vilipendé.
Si les journalistes de ce temps-ci, – ceux qui peuvent parler, – avaient soin de l’honneur de leur profession et de l’avenir de la liberté, s’ils étaient autre chose que des hommes de parti violents et impudents, ou des sicaires dévoués à toutes les besognes rétribuées, ou enfin des esprits perdus d’indifférence, de doute et de paresse, ils ne demanderaient pas des immunités dans la servitude, mais plutôt des responsabilités dans la liberté. Ils rougiraient d’avoir des privilèges et point de droits, des armes et point d’adversaires, d’être enfin une force de pouce contre les idées en pays conquis, plutôt que de loyaux soldats volontairement engagés pour faire légitimement une juste guerre.
Je peux me permettre ce langage. J’ai été journaliste. Durant vingt années, j’ai tenu la plume tous les jours. Quand cette plume a été brisée entre mes mains par un acte aussi facile à prévoir qu’à exécuter, je n’avais, je l’espère, jamais trahi ma profession, embrassée d’un libre choix, expérience déjà faite de tous ses labeurs et de tous ses déboires : Je ne pense pas que dans cet emploi j’aie été volontairement injuste envers personne, ni que j’aie refusé de réparer un tort, sachant l’avoir commis. Je n’ai pas décliné la charge de combattre ce qui me semblait contraire au bien public. J’ai fait de l’opposition sans jamais nier le droit du pouvoir. J’ai pris le parti du Gouvernement sans prétendre à aucune faveur, car je ne soutenais pas le Gouvernement parce qu’il était le Gouvernement, mais parce que, dans ce temps-là ; le Gouvernement était lui-même ma cause ; et en le soutenant je gardais ma liberté et j’en usais. Enfin, je n’ai voulu tromper personne, et c’est ce que j’appelle n’avoir pas trahi ma profession, que j’estime très belle et même glorieuse, lorsqu’elle est exercée assez dignement.
Et comme je ne l’ai pas trahie, je ne l’ai pas lion plus flattée.
Je connais la presse. S’il s’agissait d’en faire présent au monde, j’hésiterais sans doute, et vraisemblablement je m’abstiendrais.
Mais il ne s’agit plus d’installer au milieu de la civilisation cet engin périlleux et peut-être destructeur. Il s’agit de vivre avec lui, d’en tirer le bien qu’il peut produire, de neutraliser, d’atténuer au moins le mal qu’il petit faire.
Je n’ai jamais tu que ce mal ne put être très grand et supérieur probablement au bien ; je n’ai jamais désespéré que le bien ne pût être réel et capable de contrebalancer jusqu’il un certain point le mal.
J’ai toujours pensé que la seule manière de maintenir cette sorte d’équilibre, était de donner à la presse une assez grande somme de liberté, et de lui imposer par des lois sévères une somme égale de responsabilité.
Une liberté illimitée comme on l’a demandée souvent, et telle qu’elle a presque existé quelquefois ; une servitude illimitée telle qu’elle est imposée aujourd’hui, ce sont deux moyens différents mais également efficaces pour faire produire à la presse le mal absolu. Alors elle est véritablement et exclusivement un instrument de destruction. Dans les deux cas, au point présent de la civilisation, avec l’influence que la presse y exercé nécessairement, l’autorité, la religion, la morale, l’art, la langue, la politesse des mœurs, ne peuvent avoir un ennemi plus redoutable que la presse complètement libre ou complètement asservie.