I
LE RENFERMÉ.
J’avais quarante-cinq ans, j’avais fait de la politique imprimée durant un quart de siècle, et, j’ignorais absolument deux choses que j’ai apprises coup sur coup en un rien de temps : la première est la facilité de se compromettre sans le vouloir, la seconde est la difficulté de se compromettre quand on le voudrait.
L’Univers venait d’être supprimé, j’étais à Rome. Je visitais les églises, je fréquentais un très petit nombre d’amis, je rencontrais un plus petit nombre de gens de connaissance, je lisais quelques livres, je prenais quelques notes, je recevais quelques lettres de ma famille : je me compromettais ! Un surveillant invisible pour moi suivait mes pas, en rendait compte à Paris, indiquait l’instant de mon retour, tenait la police en éveil à la gare. À peine rentré chez moi, ma valise à peine ouverte, trois hommes se présentent, me montrent un mandat, saisissent mes papiers : me voilà compromis.
Que contenaient ces papiers saisis ? Pas grand-chose, et on en convenait. Simplement de quoi tisser une petite accusation de manœuvres à l’étranger contre la sûreté de l’État. Ce crime ne se prescrit que par trois ans selon les uns, par dix ans selon les autres. Il est punissable de mort ; mais il ne faut pas que le tissu soit trop léger.
J’aurais aimé qu’on me fît procès. On me répondit avec une courtoisie charmante que je ne pouvais pas m’attendre à cela, que j’avais autrefois rendu trop de services. Je protestai que je n’invoquais pas ce souvenir. On protesta que rien ne le ferait oublier.
Le Pouvoir ne se contente pas de se montrer juste, il lui sied encore d’être reconnaissant. – Alors, qu’on me rende mes papiers ! – Oh ! non. Car enfin, sans aucune intention de les utiliser, à Dieu ne plaise ! il faut pourtant prévoir un cas de grande nécessité qui obligerait d’y venir.
C’était M. Billault, ministre de l’Intérieur, qui me parlait de la sorte, en paroles très douces, avec un sourire fin, peut-être légèrement ironique.
L’amusement que mon aventure donnait au public me mortifiait assez. Divers journaux racontaient plaisamment et complaisamment ce tour de police : l’on se divertissait trop de ma simplicité à me laisser prendre. Je sentis bien quelque chose de cela dans le style de M. Billault.
M. Billault était jurisconsulte fort expert. L’idée me vint de savoir de lui si je ne pourrais pas moi-même intenter un procès en restitution de ces papiers gênants. Je le priai de me donner une consultation d’avocat. – Tout de suite, me dit-il. Et sans désemparer, il m’expliqua que je devais d’abord présenter requête au Conseil d’État pour obtenir l’autorisation d’actionner M. le Préfet de police, après quoi je n’aurais qu’à plaider comme tout le monde, devant les tribunaux de tout le monde. – Mais, observai-je, Votre Excellence pense-t-elle que j’obtienne cette autorisation ? Moi, je ne le crois point. – Ni moi, dit-il avec un sourire plus fin et quelque peu plus ironique.
Telle fut la consultation que je reçus de M. Billault, en tête-à-tête, dans son cabinet de ministre de l’Intérieur. Je ne me rappelle pas sans plaisir ce trait si obligeant d’un homme qui fut depuis honoré de deux statues par souscription. Son sourire surtout me parut décisif. Il me persuada que le plus expédient pour moi, était de ne pas occuper davantage l’attention publique et de rester dans ma situation d’homme compromis. Aucune situation n’est plus simple : elle vous laisse toute la liberté d’aller et de venir. Seulement vous êtes, partout dans le cas de voir apparaître un exempt, muni d’un mandat d’amener : et alors vous n’allez ni ne venez plus ; vous suivez l’exempt où il vous mène, et vous demeurez où il vous met.
Compromis sans l’avoir voulu, je méditai de me compromettre de plein gré. Que ceux qui croiraient la chose aisée se détrompent. On peut conspirer et manœuvrer contre l’État et ne pas s’en douter, j’étais fixé sur ce point. Conspirer volontairement n’étant pas dans nos usages chrétiens, comment me compromettre ? Je pensai que la voie la plus sûre était d’écrire dans les journaux. Il y a de certains jours où il me semble que j’écrirais volontiers à raison d’un mois de prison par ligne.
Mais la première condition pour se compromettre dans un journal, c’est de trouver un journal qui consente à se compromettre avec vous. Or, le journal à qui vous proposez cette partie, vous dit : – « Monsieur, d’abord, il n’est pas sûr que vous vous compromettiez : il se peut fort bien que l’on vous dédaigne ; il est même vraisemblable que l’on vous dédaignera pour ne s’en prendre qu’à moi. Vous aurez le soulagement de dire votre pensée, je suis seul menacé d’en porter la peine. Cette peine, ce n’est pas la prison, même dure ; ce n’est pas l’amende, même forte ; on pourrait affronter cela. Je suis menacé de suppression, je suis menacé de la mort. Que je meure pour vous avoir procuré la satisfaction d’écrire un article, votre cause en sera-t-elle bien avancée ? Laissez-moi vivre et parler à ma guise, avec la prudence nécessaire en ce temps-ci. Je suis un privilège, je vaux un million. Faites des témérités qui ne compromettent que vous. »
Soit ! Voici un nouveau ministre de l’Intérieur qui se croit tout à fait disposé à étudier l’opinion, c’est-à-dire à laisser parler les gens ; je vais lui demander l’autorisation de fonder un journal. Que je puisse ensuite trouver cent cinquante ou deux cent mille francs, et je serai libre… de me compromettre.
– Monsieur le Ministre, daigne Votre Excellence me donner l’autorisation nécessaire pour établir un journal politique, afin que je tente de réunir deux cent mille livres. Ce n’est pas la moindre chose ? il me faut des prêteurs qui veuillent bien risquer de perdre le capital avec les intérêts. Moyennant cette bagatelle, j’entrerai en jouissance de mon droit de citoyen. J’aurai quelques raisons d’être sage, et je n’attaquerai rien de tout ce que la Constitution veut couvrir.
– Monsieur, vous n’êtes point repris de justice, ou du moins vous avez des lettres d’abolition, et vous passez pour expliquer clairement vos idées : je serais charmé de vous entendre. Mais (j’en ai regret) vous ne comprenez pas la politique du Gouvernement, comme il faut la comprendre pour la bien critiquer. Je vous connais ; votre journal ne serait point l’œuvre de conciliation qui convient au temps où nous sommes. Dans l’intérêt même de l’Église, il est du devoir du Gouvernement de s’opposer à tout ce qui peut amener des malentendus funestes entre l’Église et l’État. En même temps que mon refus, agréez l’assurance de ma considération distinguée.
Reste la brochure. Il paraît beaucoup de brochures de toutes sortes ; quoique les plus hardies ne soient pas les plus exposées, peut-être, il semble à première vue que l’on peut prendre ce moyen de se mettre mal avec l’État. Faisons une brochure.
Pendant que j’écris ma brochure son moment passe, les évènements se pressent, les faits prévus deviennent imminents et vont être des faits accomplis. Enfin, me voici chez l’imprimeur ! Il me reçoit sans allégresse :
– Hum ! On aura l’œil sur cet écrit. Je crains que vous ne vous compromettiez. – Ce n’est point ce qui m’inquiète. – Moi, cela m’inquiète beaucoup…
Il a parcouru de l’œil une page du manuscrit. – Tenez, voilà une phrase qui ne peut passer… Tenez, voilà un mot des plus périlleux… Tenez, voilà une comparaison impossible… Vous ne passerez pas.
Qu’importe ! essayons toujours. – Essayez, si vous vouliez. Quant à moi, il m’importe si bien, que je n’essaye pas.
– Désapprouvez-vous mes idées ? – Je n’approuve ni ne désapprouve rien, et si j’ai une opinion, elle n’entre point dans mes ateliers. La conscience de l’homme ne s’occupe plus des opérations du fabricant. Croyez-vous que je lise la centième partie des choses que j’imprime ? Mais je ne veux point prendre la responsabilité de cet écrit, et je doute que vous trouviez un imprimeur qui s’y expose.
– Comment ! l’art libéral de l’imprimerie, le véhicule de la pensée, le flambeau du monde, le marteau de toutes les oppressions…
– Ta, ta, ta ! Je connais cette vieille chanson ; je l’ai chantée comme vous, mieux que vous, car j’y avais de la sincérité. Il y a longtemps que l’on disait tout cela ; il y a des siècles ! Permettez-moi de vous faire observer que nous ne sommes plus à l’époque ou la Corporation des Imprimeurs était agrégée à l’Université royale et jouissait de ses privilèges ; ni à l’époque plus récente où l’imprimerie, moins honorée, avait vu les privilèges abolis remplacés par la licence et faisait ce qu’elle voulait. Je ne suis pas un imprimeur ; je suis le gérant d’une entreprise industrielle. Je conduis mon entreprise et je produis mes dividendes en vertu d’une patente qui peut m’être retirée pour simple contravention, par simple mesure administrative. Or, il a fallu tant de règlements pour surveiller l’exercice de cette profession dangereuse, qu’il est impossible de ne pas en enfreindre quelqu’un. Devant l’Administration, le plus sage imprimeur pèche sept fois par jour, et aucune imprimerie ne reste ouverte que par grâce. Mais s’il plaît à l’Administration d’être indulgente, il peut lui convenir de ne l’être pas. Quand un écrit lui paraît répréhensible, rien ne la force de poursuivre l’imprimeur en même temps que l’auteur, rien aussi ne l’en empêche. Les peines sont la prison pour vous et pour moi, de grosses amendes pour vous et pour moi, le retrait du brevet pour moi seul. Le retrait du brevet, Monsieur, c’est la ruine, tout simplement.
– Et qui vous dit que nous, serons poursuivis ? qui vous dit surtout que nous serons condamnés ?
– Qui vous dit que nous ne le serons point ? Je refuse d’en courir la chance. Non poursuivi, non condamné, c’est insuffisant ; le juste veut encore ne point déplaire.
Ainsi parle l’imprimeur ; et l’écrivain n’a plus qu’à traîner son innocence.
Mon innocence, hélas ! commence à me peser !…
Mais c’est bien le moindre souci des dieux.
Voilà ce qui me fait penser, contrairement à l’heureux M. Taine, que notre, beau Paris sent aussi une odeur de renfermé, laquelle ne diminue en rien l’âcreté de ses autres odeurs.
Mais enfin, c’est le régime du couvent, et encore qu’il soit-difficile de s’y faire, on le subirait avec plus de patience, si l’on y gagnait du moins de n’être plus insulté. Il n’en va pas ainsi, tant s’en faut !
Après avoir fait l’expérience de la facilité de se compromettre sans le vouloir, et de la difficulté de se compromettre honnêtement et légalement lorsque on le veut, j’ai eu encore le crève-cœur d’apprendre combien ce régime est cher à la multitude des gens de journaux, et quel misérable instinct les anime en général contre toute loyale liberté. J’en savais long sur ce chapitre ; mais ce qui m’a été révélé par eux-mêmes, je ne l’aurais pas deviné, et je ne l’aurais pas cru. Il s’est d’ailleurs formé une génération de journalistes toute nouvelle dont rien de ce que j’ai vu de 1830 à 1860 ne pouvait me donner l’idée.
Pour avoir constaté, parce que je m’y voyais contraint, que je ne peux ni fonder un journal, ni au fond écrire dans les journaux, même en Belgique, j’ai reçu une tournée d’injures libérales. Les feuilles impériales veulent ignorer que je suis au secret, les feuilles républicaines trouvent que c’est bien fait, que je l’ai bien mérité. Il existe à Lyon un Progrès qui n’est pas sans importance. Il fait venir sa politique et sa littérature de Paris, pour les avoir plus fraîches et de cette qualité supérieure que la province ne fournit plus. Ce que les correspondants de ce Progrès lui écrivent sur le propos de mon bâillon me semble caractéristique :
« Qu’il n’essaie donc pas de nous apitoyer ; ce pleurard (c’est moi), qui ne sent la nécessité de la liberté que pour lui seul, et qui, demain encore, ne se servirait de sa plume que pour demander qu’on brise celle de ses adversaires. Ses larmes de Crocodile nous trouvent parfaitement insensibles, car si quelque chose pouvait nous consoler de toutes les restrictions qui nous étreignent, ce serait de voir réduit à l’impuissance l’apôtre de l’inquisition ; et si nous ne pouvons pas élever l’a voix, nous, avons au moins la consolation de ne plus avoir l’imagination troublée par les hurlements de l’apologiste de toutes les violences. »
Tels sont, peints par eux-mêmes, ces derniers défenseurs de la liberté. L’on dira qu’il y en a d’autres. Sans doute, mais pas beaucoup, et pas bien différents ! Je monte sans, transition du plus bas au plus haut. Assurément ; M. Prévost-Paradol ; de l’Académie française, ne saurait être soupçonné d’un pareil sentiment, pas plus qu’il n’est capable d’un pareil langage. Néanmoins, avec une parfaite politesse, il m’adresse des observations qui ont un peu le même sens. Le Progrès me traite en excommunié qui ne pourra jamais être absous ; M. Paradol me reçoit à miséricorde, non sans me rappeler que j’ai beaucoup péché, et parce qu’il espère que je suis pénitent. S’il me supposait moins corrigé par le malheur, peut-être qu’il ne resterait pas loin, sauf la forme, des conclusions du sévère Progrès. Le journal dans lequel il écrit me le fait entendre. Or, M. Prévost-Paradol m’oblige de lui confesser l’affreuse vérité. Je ne crois pas avoir péché autant qu’il le pense, mais je pense n’être pas converti autant qu’il le croit.
Nous nous sommes jadis assez vivement combattus. Je revendiquais pour la vérité des droits qu’il appelait des privilèges et qu’il repoussait de toute sa force ; je, contestais que l’erreur dût avoir des privilèges qu’il appelait et qu’il appelle encore des droits. Si nous nous retrouvions en présence, le même dissentiment, pour ne pas dire la même séparation, existerait entre nous ; il n’y aurait de changé que l’accent de la polémique, un peu chaud peut-être des deux parts. Seulement il commettrait une injustice dont je ne me rends pas coupable envers lui, s’il me prenait pour un ennemi de la liberté, et s’il me contestait l’usage de la liberté, il ferait à son principe un outrage que je ne fais pas au mien, ni quand j’invoque ni quand je conteste un certain exercice de la liberté. Je connais, moi, une vérité et une erreur, et je n’admets aucune espèce de parité ni d’égalité entre cette vérité et cette erreur. Ceux qui ne connaissent ni erreur ni vérité, ou qui établissent sur le même pied et dans le même droit la vérité et l’erreur, doivent en conscience, et quoi qu’il leur en coûte, livrer l’erreur à la libre discussion de la vérité. Dès qu’ils s’y refusent, que nous reprochent-ils ? Ils sont intolérants comme, ils nous accusent de l’être, mais intolérants avec hypocrisie, sans cesser de proclamer leur prétendue tolérance ; intolérants pour mettre à couvert leurs opinions, lorsque nous ne le sommes que par respect pour nos dogmes.
Cela dit, je crois que les libéraux séparés verraient plus juste, s’ils pouvaient comprendre quelle est, entre nous, la cause de la séparation.
Cette cause, au fond, n’est pas l’amour ou l’aversion de la liberté, mais une conception différente de la liberté.
Beaucoup de libéraux se rapprocheraient de la conception catholique, si l’aversion insensée qu’ils nourrissent contre l’Église ne les liait quasi indissolublement au noble système de ces messieurs qui se consolent « de toutes les restrictions qui les étreignent » par le plaisir « de voir réduit à l’impuissance l’apôtre de l’inquisition. » Et que prétend faire leur libéralisme avec ces messieurs et ces talents-là, rudiments informes de sous-inquisiteurs et de sous-chambellans ?
Je me sens parfaitement en état de démontrer à n’importe quel libéral, sans excepter M. Prévost-Paradol, que je n’ai pas moins que lui aimé la liberté, que je n’ai pas moins sincèrement, moins ardemment, moins obstinément essayé de la servir ; et que l’Univers n’a pas été supprimé pour avoir trop méconnu la cause de la liberté. Seulement, nous ne voulons donner à la liberté, ni les mêmes droits, ni les mêmes règles et les mêmes devoirs, ni peut-être le même but. Pour nous, catholiques, la liberté ne peut être qu’un moyen de rentrer ou de rester dans l’ordre et dans la paix. Et l’ordre et la paix sont avant tout le respect de la loi de Dieu.
Je ne demande pas la liberté d’écrire pour écrire et prouver autre chose. Je ne veux pas une liberté sans lois ; je ne me trouverais pas libre sous une loi qui me permettrait tout, sauf la liberté de réclamer de toutes mes forces contre la liberté qui prétend ne pas souffrir de lois, parce que cette liberté, incapable de s’imposer à elle-même aucune loi, est destinée à une fin prompte et mauvaise.
Je veux être libre contre cette liberté ou plutôt contre cette tyrannie qui prétend nous interdire la confession de la vérité, nous fermer l’histoire, nous ôter le passé, proscrire l’apologie des lois et des actes de l’Église. Je souffre plus et je suis plus lésé de ne pouvoir soutenir et défendre une encyclique pontificale que d’être privé de donner, mon avis sur l’entreprise du Mexique ou sur la publicité des conseils municipaux.
Mais ce n’est pas ainsi que le Progrès de Lyon entend la liberté, et même quand d’autres libéraux inclinent à pardonner, il faut être excommunié et injurié, du moment qu’on n’entend pas là liberté comme le Progrès de Lyon. Penser autrement que ces tolérants, c’est ce que le parti de la tolérance ne peut tolérer ; estimer qu’il faut respecter la loi de Dieu, c’est la doctrine absolument intolérable.
Hélas ! et l’on finira pourtant par tolérer bien autre chose, une chose qui ne sera pas du tout la loi de Dieu et qu’il faudra tolérer et adorer ; et le grand peuple de la libre-pensée fournira une rude et abondante Sainte-Hermandad pour y tenir la main !…