Chapitre 4
La douceur tourangelle pointait aux abonnés absents. Une grisaille froide recouvrait la ville. Malgré cela, la Loire avait des bouffées de chaleur. Des nuages vaporeux s’échappaient de son eau couleur de boue. Le 4X4 Peugeot remonta l’avenue de Grammont. Il passa deux ponts qui enjambaient le Cher et tourna à droite, rue de l’Auberdière. Une succession de petits carrés de terre, utilisés comme jardins de ville, s’étalaient près du lac de la Bergeronnerie, munis de leur traditionnelle cabane à outils. Le véhicule et les quatre hommes rejoignirent une zone pavillonnaire située non loin de là.
— J’me demande ce qu’on vient foutre en province ? s’alarma Baudouin-Baudouin.
— Faut qu’on boive le calice jusqu’à la lie, renchérit Ben.
Venceslas, après une seconde de réflexion, se lança dans la mêlée.
— Ils ont raison. Tu nous dis rien ; qu’est-ce qu’on branle ici ?
Fletcher Nowski, les mains jointes, les index en flèches de cathédrale, se tapotait le bout du nez. Comment maîtriser le trio inquisiteur ? Sachant pertinemment qu’il n’attendait rien d’eux. Peut-être un léger coup de main, pour le moins un peu de compagnie, et plus sûrement le financement de son opération.
— Nous sommes arrivés, dit Nowski, ignorant les jérémiades de ses trois complices.
Il enchaîna :
— Vous avez l’oseille ?
Ben éteignit la radio. Il regarda tour à tour Venceslas et Baudouin-Baudouin. Le silence de l’habitacle fut couvert par le vacarme d’un camion poubelle. Un éboueur passa près du véhicule, insouciant du drame pécuniaire qui se déroulait dans la voiture.
— C’est pas facile d’amasser mille euros en une nuit, commença Venceslas, aussitôt interrompu par Fletch.
— Arrêtez de pleurnicher. Vous contribuez à une bonne action ! Bau-Bau, avance la monnaie !
Le gros à carreaux hésita : « Écoute, Fletch, le pouvoir d’achat est en baisse, c’est la récession dans les ménages. Faut te tenir au courant de l’actualité, le gouvernement ne tient pas ses promesses. Le budget de l’armée est en déroute. Tu sais qu’on soigne les malades dans les cours d’écoles ; y’a plus de place dans les hôpitaux qui tombent en ruines… »
Nowski lui mit la main sur la cuisse et vrilla la chair graisseuse à l’aide du pouce et de l’index.
— Aïe ! Arrête, Fletch, tu m’fais mal… Tiens ! Voilà tes mille euros. Tu peux compter, si t’as pas confiance.
Le gros dirigea sa main potelée vers la poche intérieure de la veste de son costume Armani d’Arménie et en sortit une liasse de billets. Il maugréa : « Du coup, j’ai plus de vaccins pour l’année prochaine. »
— Quels vaccins ? s’étonna Fletch.
— Mes vaccins antigrippe ! J’ai tout vendu hier soir à un p’tit con de dealer.
— Tu deales avec des vaccins antigrippe ?
L’interrogation de Nowski n’était pas feinte ; il dévisagea le gros, estomaqué.
— J’ai un beau-frère qui livre des médicaments dans les maisons de retraite, alors on fait des petits prélèvements ; une sorte d’impôt sur la molécule.
— Et tu vends ça à des toxicos ?
— Non, c’est juste que, hier soir, j’étais pressé : because ta demande expresse. Je lui ai dit que c’était un nouveau produit. Maintenant, il se démerde avec sa came.
— Tu vends ça comment, d’habitude ?
— Tous ceux qu’ont pas de sécu. Les SDF, les sans-papiers, tout ce qui immigre ; sans compter les pharmaciens véreux. Ça fait du monde.
— Tu vends ça d’une année sur l’autre ?
— Ouaip !
— C’est pas le même virus grippal.
— Nan ! Mais j’m’en tape ! C’est le même vaccin !
Fletcher Nowski en avait assez entendu, il tendit les jambes et moula son dos dans le cuir du siège. Ben serra le volant de ses doigts gantés et Venceslas banda les muscles de son cou.
— Les deux devant ! L’oseille ! Et je ne veux pas connaître la provenance du fric : même si vous braquez les boîtes aux lettres et récupérez les timbres-poste à l’aide d’une décolleuse à vapeur.
Bras en arrière, yeux embués, ils abandonnèrent leurs liasses dans les mains tendues de Nowski.
— C’est bizarre, dit Ben.
— Quoi ?
— Y’a une Mercedes noire de garée à peu près à soixante mètres derrière nous.
Les quatre hommes se retournèrent vers la lunette arrière.
— Ouais, ben y’a rien de bizarre là-dedans, chacun se gare où il veut. T’es parano, lança Fletch.
— Le problème, c’est que j’ai cru la voir ce matin près de l’hôtel à Paris ; sur l’autoroute ce midi, et tout à l’heure avenue Grammont.
— C’est peut-être pas la même, chevrota Baudouin-Baudouin.
— Non, c’est sûrement une coïncidence, ironisa Venceslas à l’intention du gros. Je suis sûr qu’on est suivis. Qu’est-ce qui se passe, Fletch ?
— J’en sais rien de c’qui se passe. Pour l’instant, y’a pas de lézard, ne nous formalisons pas.
— J’aime pas ça, s’énerva Venceslas. On est seuls sur le coup, Fletch ?
— Ben oui.
— C’est pas l’assurance qui t’anime. Personne n’a jacté à personne ? demanda-t-il à la cantonade.
— Non !
— Nan !
— Tu réponds pas, Fletch ?
— Jacté, jacté… C’est un grand mot. Attends que je réfléchisse… Non, je ne vois pas.
— Tu partageais ta cellule avec qui ?
— Ça n’a rien à voir… Tu sais bien qu’en cabane, on fait toujours de grands projets pour la sortie. On est bourré d’ambition et de bonnes intentions.
— En zonzon, tu savais que tu allais faire le coup qu’on prépare ?
— Ouais.
— Tu lui en as causé ?
— J’sais pas… peut-être un peu. Il m’a vu lire des revues de peinture, d’expos… tout ça.
— Alors ne cherchons plus. Le grand Fletcher Nowski s’épanche comme une midinette…
Il stoppa sa phrase, le poing de Fletch venait de s’écraser dans l’appuie-tête du siège passager avant. Venceslas n’avait pas bandé ses trapèzes. Il se frotta la nuque et le sommet du crâne.
— La ferme ! gueula Fletch.
— C’était qui, ton copain de zonzon ? miaula Baudouin-Baudouin.
Fletch soupira. Il n’avait pas de copains, encore moins d’amis… Rien que des complices, rien que des truands.
— David Nardelli.
Les neurones de Venceslas clignotèrent. Alerte rouge ! Fletch s’était jeté dans la gueule du loup. David, neveu de Joseph Nardelli, dit Jo le Havrais. Un vieux dur à cuire, né en 1945 d’un GI américain et d’une mère normande. Du sang sur les mains, malin comme un vieux singe. Une carrière émaillée de non-lieux et d’acquittements, un virtuose de la corruption politique. Officiellement entrepreneur de bâtiment, de corpulence massive, Nardelli était un touche-à-tout sans vergogne, un assoiffé d’argent, prêt à tout pour le palper.
Venceslas douta qu’il fût présent dans la Mercedes. Ses hommes de main, oui. Il livra le fruit de ses pensées à Fletch. Celui-ci balaya toutes ses allégations d’un royal revers de la main. « Coïncidences ! », goguenarda-t-il. Preuve à l’appui, il ouvrit la portière et descendit du Peugeot. Nowski se tint droit, près du véhicule, et commença à marcher vers la Mercedes. Dix mètres plus loin, le no man’s land créé entre Fletch et la grosse berline ne diminua pas d’un pouce, car la voiture reculait au même rythme que son pas. Là, Fletch Nowski ressentit une certaine moiteur au niveau de la colonne vertébrale et pensa : « C’est vraiment pour ma gueule que cette p****n de bagnole est dans le secteur. »
Le rôle du cow-boy solitaire ne lui convint pas, il rebroussa chemin et vint s’asseoir près du gros à carreaux.
— La poussette teutonne vient de ravancer, dit Ben, un œil sur le rétro.
— Bon, et alors ? Ça ne veut rien dire ! s’exclama Fletch.
— Si ça ne veut rien dire… Pourquoi t’y retournes pas ? demanda imprudemment Venceslas.
Le coup de poing gicla. L’oiseau de proie avait pris les devants en se décollant de l’appuie-tête. Baudouin-Baudouin se limait les ongles, un œil sur ses acolytes, l’autre sur ses lunules et autres cuticules.
— Voilà ce qu’on va faire, reprit Fletch à l’attention de Ben, tu vas te garer à l’entrée du lotissement. Je vais descendre, et aller seul rencontrer la personne que je dois voir. Je vais emprunter des fausses pistes dans ce dédale de rues. Il ne faut pas qu’on me voie entrer dans la maison.
Ben gara le 4X4 près de la première habitation. Fletcher Nowski en débarqua précipitamment et s’engagea dans les voies désertes à cette heure de la journée. La Mercedes ne broncha pas.
— Vous n’avez pas l’impression qu’on est en train de se faire b****r ? lança Baudouin-Baudouin, faussement désabusé, de sa voix de crécelle.
Les deux hommes ne répondirent pas, le p’tit gros à carreaux continua :
— Il a enlevé un gosse pendant quelques minutes, on ne sait pas pourquoi. Là, on est à Tours, on ne sait toujours pas pourquoi. Et pour faire bonne mesure, il nous a dégraissés de trois mille euros, comme si l’on était des bourgeois. Je garde le meilleur pour la fin : on a les tueurs de Nardelli au cul. Ça fait pas mal en deux jours.
— Tu oublies tes toxicos, qui sont en train de se shooter au vaccin antigrippe des vieux. Ça va flageoler chez les fiévreux dans les cages d’escalier, termina Ben.
Après avoir tournicoté, Fletcher Nowski avait repéré la rue puis le numéro de la maison. Ordinaire, enduit de blanc, couvert de tuiles, le pavillon ressemblait à des dizaines d’autres du lotissement.
Il emprunta les cinq, six mètres de la petite allée recouverte de pierre du Jura qui menait à la porte d’entrée.
Il appuya sur le bouton de la sonnette. Ça fit « dring dring ». Ça ne l’étonna point.