Chapitre 2
Jérôme s’arrêta au milieu de la rue des Pyramides en se demandant pourquoi il courait comme un fuyard. Du haut de ses dix ans, il eut le vague sentiment que ça ne lui arrivait jamais. Alors pourquoi ? Sensation de légèreté, ou plutôt de manque de quelque chose… Bien sûr, il avait oublié son violon chez le professeur de musique. Il retourna sur ses pas.
En plein cafouillage cérébral, les quatre hommes observaient une minute de silence à la mémoire des incertitudes du lendemain. « Ça y est, j’ai compris ! s’écria soudain Fletch. Il n’avait pas son étui à violon dans les mains… je suis sûr qu’il a fait demi-tour pour le récupérer. Nous le tenons. »
Cette exaltation vis-à-vis du fait d’enlever un gosse instaurait dans l’esprit de ses complices, même celui de Venceslas, pourtant immunisé par de multiples délits et larcins, une aversion pour ce genre de crime.
Baudouin-Baudouin, le plus hardi des trois quand il s’agissait de se mesurer à Fletch, tenta de ramener celui-ci à la raison :
— Eh, Fletch, je le sens pas ce coup-là… on devrait laisser tomber.
— Je suis de son avis, surenchérit Ben. Toucher aux mômes, c’est trop dangereux.
Les yeux de Fletch firent le tour de l’habitacle, puis il balança un direct dans l’appuie-tête du siège avant. Venceslas, connaissant trop le personnage et sentant l’estocade venir, se raidit la nuque pour éviter le coup du lapin.
— Et merde ! J’ai rien moufté, moi, dit-il en se retournant.
— Non ! Mais t’allais le faire, c’est pareil. Écoutez-moi bien, b***e d’affreux. Ce coup-là, je peux l’exécuter tout seul ; sans aucune aide extérieure. Mais là, je fais dans le caritatif et le social, je suis pour le plein emploi. Je n’aime pas laisser des travailleurs au bord de la route, tendant la main pour une boîte de Friskies et une poignée de chips. Et c’est votre cas, la seule maison qui puisse vous accueillir c’est la Santé. Et encore, vous serez obligés de graisser la main du directeur pour qu’il vous laisse y passer la nuit.
— Si tu peux le faire en solo, pourquoi tu nous embauches ? ronchonna Baudouin-Baudouin. Si c’est pour se partager un petit magot entre nous quatre, je regagne mes appartements. Vingt-cinq pour cent de pas grand-chose, c’est pratiquement rien.
— Qui te parle de vingt-cinq pour cent, mon gros ? C’est cinquante pour moi et cinquante pour vous trois.
— Alors je descends de cette bagnole, on ne concourt pas dans la même catégorie.
Baudouin-Baudouin saisit la poignée de la portière, l’ouvrit et tenta de soulever son gros cul. Une main l’attrapa par le col de sa veste avant que ses pieds n’atteignent le trottoir. C’était celle de Fletch.
— Tu sais ce que ça fait, Bau-Bau, dix-sept pour cent de… disons un minimum de dix millions d’euros ? Peut-être même cent, si tu es bon sur ce coup-là.
— Hein ? Fallait le dire tout de suite. Le père du gosse est milliardaire ? Il est pété de thunes, c’est ça, Fletch ?
— Le père du môme n’a rien à voir là-dedans. Ça, c’est juste un vieux truc que j’ai à régler. Après, on attaque les choses sérieuses.
Ben se retourna ; son profil d’aigle, à moitié masqué par l’appuie-tête, fit frissonner Fletch. Ses lèvres minces se mirent en mouvement.
— Écoute, Fletch, d’habitude, quand on fait un coup, on connaît les tenants et les aboutissants. Là, c’est nada, il faut plonger dans les ténèbres… et tu nous parles de millions d’euros. Faut qu’on en sache plus…
— Il a raison, l’interrompit Ben. C’est quoi, quand, où ?
— Quoi, quand, où ? Tout de suite les grandes phrases, tout de suite la curiosité malsaine.
Fletch rectifia sa cravate et jeta un œil vers le trottoir. Devant les trois paires d’yeux inquisitrices, il se résigna à lâcher du lest.
— Bon, je vous largue quelques morceaux du puzzle. Casse. Chauffeur. Crocheteur. Receleur. Organisateur.
Il regarda les deux mains gantées de Ben sur le volant.
— Le chauffeur c’est toi, Ben. T’es bien un ancien pilote de rallye ?
— Amateur !
— Amateur, mais pilote !… C’est pas ça que tu m’as dit, Ben ?
— Si.
— Alors tu connais ton rôle dans cette affaire. Ça te suffit, Ben ?
— Mouais.
— Quant à toi, Vence, tu as une belle réputation de crocheteur…
— Ça dépend des serrures, coupa l’oiseau de proie.
— Tu as peur de te mesurer à Fichet et Bauche, ou un de leurs alter ego ? Tu t’avoues vaincu ?
— Non, mais ça dépend…
— Tu t’avoues vaincu ?
— Non.
— Comme c’est agréable d’avoir des compagnons de travail aussi professionnels et enthousiastes. Ça me fait chaud au cœur. À nous, Bau-Bau. Comme je te l’ai dit, moi, j’organise et toi tu… ?
Baudouin-Baudouin bouda, bajoues en berne ; il agita un doigt boudiné devant le nez de Fletch et sa voix d’orgue de barbarie s’éleva dans l’habitacle :
— Et moi je prends tous les risques comme d’habitude.
— Mais non.
— Si ! Qu’est-ce que c’est ? C’est connu ? Tu n’annonces pas cent millions d’euros comme ça par hasard. Si c’est trop célèbre, je n’ai aucune chance de fourguer la camelote, je cours aux opprobres et aux quolibets de mes confrères. J’en vacille d’avance. Mais p****n, Fletch ! Qu’est-ce que c’est ? Le Louvre est à côté, c’est quand même pas la Joconde ? On n’a aucune chance.
Fletch, le regard perdu vers Saint-Roch, l’écoutait d’une oreille distraite. Il avait tellement bien préparé son coup. Il allait faire « le » casse du XXIe siècle. Il allait éclipser Spaggiari et le vol des coffres de la Société générale à Nice, surclasser l’attaque du train postal Glasgow-Londres. Dans un siècle, on parlerait encore de lui. Le plus grand voleur d’art de tous les temps. Il finit par répondre :
— Tu as le carnet d’adresses le plus fourni de la capitale. Avec des acheteurs du monde entier : Russes, Japonais, Américains, Chinois, les émirs et les maharajas, sans compter les riches industriels hindous. Dans ton cahier à spirale figurent les plus grands collectionneurs véreux de toute la planète, alimentés par les plus pourris des receleurs. Alors tu vas pas faire ta capricieuse. C’est OK, mon gros ?
— Je ne sais pas, c’est quoi la came ?
— Des tableaux !
— Quelle époque ?
— Dix-septième siècle !
Baudouin-Baudouin tenta de réfréner une moue gourmande. Fletch le tenait par les sentiments. « Mon époque », murmura-t-il avant d’ajouter, plein d’envie : « Je peux en savoir plus ? »
— Non !
La négation claqua comme un coup de fouet, Baudouin-Baudouin abdiqua. Néanmoins, il poussa un vague grognement de satisfaction, comme un chienchien qui retrouve son os de plastique dans le fond de son panier. Sauf qu’il ne remua pas la queue.
— C’est OK, mais ne va pas croire…
— Je ne crois rien !
Sans ajouter un mot, Fletch s’éjecta hors de la voiture, ajusta son imperméable, et fit les cent pas rue Saint-Honoré, entre le carrefour des Pyramides et celui de la rue Saint-Roch.
Ben se gratta l’arête du nez sans enlever son gant, il donna un coup d’essuie-glaces afin de surveiller la déambulation de son patron. Il demanda à Venceslas :
— Dis-moi, Vence, c’est comment son nom ?
— Nowski… Fletch Nowski !
— Un Polack aussi ?
— Si l’on veut. En fait, son vrai nom, c’est Fletcher Workanowski !