Chapitre 1

1879 Words
Chapitre 1 Une bruine persistante et fine enveloppait Paris. Le dos appuyé à la voiture, garée rue Saint-Honoré, les pieds sur le trottoir luisant, les jambes croisées, Venceslas inhala une dernière bouffée de fumée de sa cigarette et balança le mégot dans le caniveau. Il jeta un dernier regard à sa gauche, au loin vers la place Colette, ouvrit la portière et se laissa tomber sur le siège passager avant. — Saloperie de temps, murmura-t-il. Il s’essuya le visage avec un Kleenex, en ressortit un autre de son étui cellophane et s’épongea les cheveux qu’il avait noirs. Le visage osseux, les pommettes saillantes, le nez en bec d’oiseau de proie, ses lèvres minces dessinaient, d’un trait horizontal, une bouche à peine perceptible. Venceslas paraissait plus vieux que son âge. À quarante-deux ans, il en faisait cinquante. Peut-être que les années de mitard comptent double ? Benoît le chauffeur, dit « Ben », les mains gantées sur le volant, le regard à l’horizon, droit devant lui, absorbé dans ses pensées, ne répondit pas. Brun, la trentaine, beau gosse, Ben parlait peu. — Saloperie de temps, répéta Venceslas, en dévisageant malicieusement l’homme derrière le volant. — Je vois, dit Ben. — Ça te fatigue de parler ou tu ne connais pas le français ? — C’est ça. — C’est ça, quoi ? Ça te fatigue ? — Ouais. Venceslas donna un coup de poing dans le tableau de bord et se fit mal à la main, il réprima un juron. Ben ne broncha pas. — Je n’aime pas trop ce qu’on va faire, c’est pas mon truc ce genre de conneries. Venceslas essuya la buée qui opacifiait la vitre passager. — Moi non plus, répondit Ben. — Eh bien, on est au moins d’accord sur un point. Ça fait plaisir. À l’extérieur, la pluie avait succédé à la bruine, les gouttes s’éclataient en microbulles sur les marches de l’église Saint-Roch. Ben y jeta un regard distrait en actionnant machinalement ses essuie-glaces. — Je peux fumer ? demanda Venceslas. — Non. Pas dans la voiture, va dehors. — Merde ! Tu fais chier, il pleut à verse ! — Va dans l’église. Venceslas lâcha un soupir de mécontentement, il croisa les bras et son visage se renfrogna. Une lueur amusée apparut dans les yeux de Ben. Afin de ne pas trop tirer sur la ficelle, il balança en direction de Venceslas : — C’est vrai que c’est un gros coup ? — C’est ce que m’a dit Fletch, y’a aucune raison de ne pas le croire. — Je le trouve quand même un peu excité, ce mec-là ; les nerveux, ça m’inquiète. — C’est un Polack, il a le sang chaud… — Comme toi, signifia Ben. — Écoute-moi bien, beau brun, tu es avec nous pour conduire la bagnole. Alors tu conduis, tu fermes ton clapet et tu laisses tes appréciations dans le fond de ton gosier de merde. Ben crispa ses doigts sur le volant, serra les dents et parvint à demander : — On va encore attendre longtemps ? — Le temps qu’il faudra, mon pote. Venceslas ouvrit la boîte à gants, trifouilla dans le fond, en sortit une peau de chamois avec laquelle il nettoya l’écran de son portable. Ben, sans bouger la tête, les yeux en rotation, observait le décrassage. La porte arrière gauche du 4 x 4 Peugeot s’ouvrit précipitamment, les faisant sursauter. Un pachyderme en costard de cirque, barrissant des insanités, s’écrasa sur la banquette. — Merde ! Tu pourrais frapper avant d’entrer, s’énerva Venceslas, tu nous fous les miquettes. — J’espère que tu t’es essuyé les pieds et essoré le tailleur, reprit Ben, je ne veux pas d’eau dans la bagnole, ni sur les tapis ni sur les sièges. — Du calme, les mecs, j’en ai marre de faire le pied de grue sous la flotte. Passe-moi un Kleenex, Vence, s’égosilla le nouveau venu, la voix fluette, indécente dans cette masse de chair. Venceslas tendit un mouchoir à Baudouin-Baudouin qui, outre ses cent soixante-huit centimètres et ses cent dix kilos, avait la particularité d’avoir des parents originaux. Monsieur et madame Baudouin avaient prénommé leur fils Baudouin-Baudouin (comme Jean-Marc ou Pierre-Henri), ce qui expliquait la présence dans le 4 x 4 de Baudouin-Baudouin Baudouin. — … et puis tu pourrais mettre la sécurité enfant, poursuivit Baudouin-Baudouin dans le dos de Ben. Pendant que Baudouin-Baudouin s’épongeait le front, le silence s’établit dans l’habitacle avec, en toile de fond, le martèlement des gouttes de pluie sur la carrosserie. Venceslas regarda vers les marches de Saint-Roch et rompit l’aphasie ambiante : — Elle est chouette, cette église… — Ne me dis pas qu’on est là pour piller les troncs, moi, je dégage tout de suite, le coupa Ben. — Mais non, je disais juste qu’elle était chouette… merde ! Qu’est-ce que t’es susceptible. — Je peux préciser quelque chose ? susurra Baudouin-Baudouin. — Ouais. — On dit que c’est l’église des artistes… — Quels artistes ? le coupa Venceslas. — J’sais pas. Mais des putains d’artistes ! — Je trouve qu’on parle beaucoup pour ne rien dire, s’exclama Ben, toujours les deux mains sur le volant. Venceslas lui lança le regard le plus noir de sa collection personnelle. Baudouin s’avachit sur sa banquette arrière en examinant ses ongles. Sur le trottoir, les passants marchaient tête baissée, la pluie giclait sur les imperméables. À quatre heures de l’après-midi, il faisait presque nuit en cette fin novembre. — J’espère que le gosse va bientôt se pointer… Surpris, Ben interrompit Venceslas. — Quel gosse ? — Eh ben, le gosse qu’on doit enlever… — Non mais, ça va pas ! Je ne suis pas sur ce coup-là, s’énerva Ben… c’est sans moi, ce merdier. J’n’ai pas envie de me retrouver aux assises. On devait enlever un chien à sa mémé. Déjà que le truc ne me plaisait pas, alors là, je dégage ! — Tout de suite les gros mots ; cool, Ben, le calma Venceslas. Fletch a tout prévu… c’est du tapis roulant moquetté, de l’escalator bouclé, façon persan. Tout est minuté, calculé, enregistré et imprimé. C’est un mini-enlèvement d’une heure maximum, le temps qu’il fasse les papiers avec le père du môme et on relâche le petit merdeux aussitôt. Fletch, c’est le génie du crime, le roi de l’organisation minutieuse, l’empereur de l’entourloupe… — Il était où, le roi de l’organisation minutieuse, l’empereur de l’entourloupe, ces derniers mois ? se moqua Ben. — Eh ben… — Où ? — Au frais… mais juste un petit séjour, histoire de humer le bon air de Fleury. Une dénonciation calomnieuse faite par un traître hideux que, personnellement, je honnis… — … Walker, dit Baudouin-Baudouin. — Ta gueule, lui lança Ben. — Alors, reprit Venceslas en se tournant vers Ben, t’es avec nous ou pas ? Parce que là, tu commences à en savoir un peu trop. Venceslas glissa sa main dans sa poche revolver et, le sourire aux lèvres, en sortit une lime à ongles, au grand soulagement de Ben. Ce dernier murmura : — OK, j’en suis. La pluie diminua d’intensité. Venceslas, col relevé, en profita pour aller griller une énième cigarette en arpentant le trottoir jusqu’à l’angle de la rue des Pyramides. Les poumons un peu plus encrassés, il revint sur ses pas. Dans la voiture, Baudouin-Baudouin sortit une flasque d’alcool et s’envoya une lampée de Jack Daniel’s n° 7 ; il se torcha les lèvres du revers de la main et émit un lapement salivaire de satisfaction. — T’en veux ? proposa-t-il à Ben. — Non merci, je conduis. Ses mains n’avaient pas quitté le volant ; à croire que Ben était présent dans l’usine de fabrication chez Peugeot et qu’il avait été greffé, avec la bagnole, dans la chaîne de montage par un tayloriste de la soudure. — Drôle de mec, dit Ben en désignant du menton Venceslas, qui arrivait près de la voiture. — Dangereux, le Vence, faut pas le chatouiller, mais con comme un chameau qui croit qu’il n’a qu’une bosse. Il n’a aucun sens de l’humour. Il tuerait son père et sa mère pour un caramel mou. C’est dire son état de frustration. La voix fluette fit se retourner Ben. Il jeta un œil sur Baudouin-Baudouin ; ce dernier, un bras sur l’accoudoir, digne dans sa luminescence rougeoyante et son costume trois-pièces à carreaux, sorti à prix discount de chez Bouglione, esquissa un sourire qui se transforma en moue libidineuse. Ben frissonna. Il faisait équipe, sûrement, avec un vieux pervers et un croque-mort en complet noir à tête d’aigle royal. Sans compter Fletch, qui gardait secret le déroulement de l’opération dans le moindre détail. La preuve : il croyait qu’ils allaient enlever un chien et ça se terminait par le kidnapping d’un môme. Quelle purée ! Venceslas avait regagné ses pénates, à la droite de Ben sur le siège passager avant. — Ah, ça fait du bien de retrouver un peu de chaleur humaine. Hein, Ben ? Il accompagna sa phrase d’une bonne tape sur la cuisse du conducteur. Ce que Ben apprécia modérément. — Pas de familiarités, dit-il. — Oh là, faut te décoincer un peu, mec, on est sur un coup ensemble, entre nous c’est à la vie à la mort. — Je préfère la vie. — Ça dépend de toi… — Eh ! les connards, intervint Baudouin-Baudouin, vous avez pas fini de vous becqueter comme des crève-la-faim pour un demi-quignon de pain aux quatre céréales… Un peu de dignité, que diable ! Si Fletch apprend ça… — Apprend quoi ? demanda Venceslas en se retournant vers le siège arrière. — Tu connais le mot d’ordre de Fletch, Vence ? « Sérénité dans l’action. » Je préviens, c’est tout. Nous sommes sur un coup énorme, paraît-il, on va pas le gâcher par des ego démesurés… et complètement inappropriés en ce qui vous concerne. Je dis ça, parce que, en guise d’ego… un pois chiche dans le cul d’un lapin aurait meilleure allure. Une voiture de police, au ralenti, passa à leur niveau. Les trois hommes se ratatinèrent, rentrèrent la tête dans les épaules et perdirent à l’unisson vingt centimètres de stature. La posture du pélican couché. Comme quoi, une simple bagnole blanche, avec une loupiote bleue sur le toit, pousse à la métamorphose physique synchronisée. Le véhicule passé, chacun revint à une attitude normale. — Qu’est-ce qu’y viennent nous casser les burnes ? couina à l’arrière Baudouin-Baudouin. Est-ce qu’ils nous ont vus ? — Avec les vitres fumées, ça risque pas ! affirma Venceslas. — Alors, pourquoi tu t’es enfoncé le cou dans ton col ? — Mauvais réflexe ! La parade de l’homme indécis, qui pressent néanmoins un péril imminent. Il baissa sa vitre et passa la tête à l’extérieur. — Plus de keufs, les mecs ! L’horizon se dégage. Ben, soucieux, pianotait le volant, comme un musicien virtuose les touches de son Pleyel. Baudouin dégrafa les deux derniers boutons de son gilet à carreaux, émit un soupir d’aisance et se gratta l’entrejambe. Venceslas jeta un coup d’œil sur sa montre et murmura : « Ça ne devrait pas tarder, préparons-nous. » Fletch, sous son parapluie, guettait la sortie du gamin d’un des immeubles de la place des Pyramides. Tant bien que mal, il tuait le temps derrière la statue de Jeanne d’Arc située en bordure de la rue de Rivoli. Il vit le jeune garçon d’une dizaine d’années, vêtu d’une veste de jogging et d’un jean, sortir précipitamment des arcades majestueuses de type haussmannien et se mettre à courir en direction de la rue des Pyramides. « Merde ! Il ne court jamais, d’habitude. » Il connaissait par cœur le trajet du gamin. À gauche, il prendrait la rue Saint-Honoré, puis après l’église, où était garée la voiture de ses complices, il bifurquerait à droite vers la rue de la Sourdière… Il ferma son parapluie et se mit à courir, lui aussi, mais en sens contraire, rue de Rivoli. Il voulait arriver à la voiture avant l’enfant, en coupant par la rue Saint-Roch. Ses semelles de cuir dérapaient sur le trottoir mouillé, à plusieurs reprises il faillit se ramasser de tout son long. Essoufflé comme un marathonien asthmatique, il arriva près du 4 x 4. Fletch s’appuya de ses deux mains sur le capot et cracha ses poumons. Un regard rapide à droite et à gauche, il ne vit pas le garçon. Déconcerté, il ouvrit promptement la portière arrière et vint s’aplatir sur la banquette près de Baudouin-Baudouin. « Vous n’avez pas vu le môme ? », ahana-t-il. — Quel môme ? s’avança prudemment Ben. — Merde ! Le môme qu’on doit prendre en otage… Vous l’avez vu passer ou quoi ? — On ne connaît même pas sa bobine, claironna Baudouin-Baudouin. — Avec ta façon de tout faire en cachette, s’exclama à son tour Venceslas, ça devait arriver. — Un môme avec une veste de survêt’ rouge et blanche… Dites-moi que vous l’avez vu, merde ! — Si déjà on avait une idée de l’âge du… — Toi, Bau-Bau, ta gueule ou je joue aux dames sur ton costard avec des aiguilles de toréador. Baudouin-Baudouin, à l’aide d’un mouvement circulaire de son fessier, s’écarta de Fletch et se colla à la portière gauche, la joue écrasée sur la vitre froide. L’enfant s’était volatilisé.
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