– Lâche-moi, lâche-moi ! dit Floris… À bas, misérable ! Me lâcheras-tu ?… Je traverserai cette mer. Je la rejoindrai, je la reverrai… Lâche-moi ! Je ne suis pas fou… Non, non ! je ne suis pas fou, et plût au Ciel que je le fusse ! Alors, je pourrais oublier mes chagrins, mes tourments, ma détresse, et l’amour insensé qui me tue !
– L’amour !… dit le vieillard stupéfait.
D’un bond, Floris le saisit à la gorge. Il leva le poing pour frapper, puis ses yeux s’obscurcirent de larmes. Il lâcha Pierre ; et le jeune homme promenait des regards troubles autour de lui.
Tous deux, béants, se considéraient. Le caporal dit enfin :
– Allons, allons, sois donc raisonnable !
– Qu’appelles-tu être raisonnable ? s’écria Floris. Me résigner, m’accoutumer à la misère et à l’abjection, plier le dos, flatter ceux qui nous gardent ?… La raison ! la raison ! poursuivit-il frémissant. Si la raison peut me tirer de cet enfer que nous habitons, me rendre riche, puissant, heureux, et me donner celle que j’aime, alors, parle-moi de raison, et je te bénirai… Sinon, tais-toi, et laisse-moi m’arracher les cheveux et me rouler par terre !…
Il se jeta, haletant, sur le rivage, et il frappait ses tempes de ses poings. L’on ne voyait plus à l’occident qu’une b***e d’un pourpre sombre. Quelques étoiles se levaient, dans le ciel tragique et mélancolique… Ils entendirent au loin piquer neuf heures, à la cloche de la Charente.
– Ah ! exclama Floris, la mort ! la mort !… qu’ils me fusillent !… Pourquoi ne m’ont-ils pas fusillé ?
Il s’était relevé chancelant, les joues ruisselantes de larmes. Il reprit au bout d’un long silence :
– On dit que le chagrin diminue avec le temps : moi, mon chagrin s’augmente, au contraire… J’ai donc un cœur de fer pour qu’il ne se brise pas !… Tous les malheurs ! tous, tous, tous, tous !… Hélas ! il n’est pas, dans le monde, un être aussi misérable que moi !
Il aspira l’embrun salé, et la face levée vers les étoiles, tandis que tous ses membres tremblaient :
– Ah ! râla-t-il, cet air qui passe a peut-être passé sur ses lèvres… Vent, répands sur moi ton haleine, souffle des bords lointains où elle est, touche-moi de la brise qui l’a touchée !
Les yeux fixes, Floris restait debout, en face de la mer écumeuse. Il dit, semblant se parler à lui-même et remuer ses souvenirs :
– Comment l’ai-je aimée ? Je ne sais, car il s’est écoulé bien des jours où je ne pensais guère à elle… Je l’ai vue une nuit… je fuyais… Il y a sept mois de cela… C’était dans l’île de Rugen… dans la Baltique… Une île aussi, comme aujourd’hui… Ah ! je babille, je bavarde, mais, vois-tu, c’en était trop : mon âme ne pouvait plus garder ses douleurs, et il faut que je les vomisse, comme un homme ivre ! Puis, j’ai quitté Rugen, j’ai pris la mer… Non ! je ne croyais pas l’aimer, et, la nuit, dans le méchant hamac du vaisseau qui m’emportait, je dormais sans songer à elle… Ensuite, vint la lutte, la Commune, et j’espérais toujours mourir… Maintenant, sa pensée m’obsède : elle fait un poids de fer sur mon cœur. Prisonnier dans cet infect cachot, sans espoir, honni, exécré, plus vil qu’un chien, toute mon âme crie vers elle, et je me dévore d’amour… Qui est-elle ? Ah ! je l’ignore… Princesse peut-être, ou fille de roi. Ma vue se perd dans l’espace immense, par lequel je me sens séparé d’elle… Et c’est moi qui l’aime… moi ! moi !… Ô insensé, misérable fou ! Ah ! oui, fou !… tu avais raison… Mon souvenir, à de certains moments, ne discerne même plus son visage… Tiens ! je ne pourrais dire seulement si ses cheveux sont blonds ou bruns…
Il soupirait, comme accablé. Et, tout à coup, en tendant les bras :
– Ah ! je l’adore ! il me la faut !… Elle est ma vie, mon cœur, ma joie, mon tourment, la substance même de mon être… Oh ! partir, arriver près d’elle, revoir la chapelle où je l’ai vue, et sentir de nouveau ses yeux clairs m’entrer dans l’âme, comme une étoile !… Et moi, lâche, imbécile rêveur, je reste ici à bavarder, à pleurnicher, sans rien tenter pour la rejoindre !… Oh ! cria Floris, se tordant les mains, une planche, un morceau de bois, que je traverse ces flots !… Ma vie, ma vie pour une barque !… Lâche-moi, Pierre… Allons, lâche-moi !
Il jetait tout autour de lui des yeux enflammés, tandis qu’à pas précipités, le caporal l’entraînait vers la butte. La bise secouait les broussailles ; quelques chauves-souris voletaient, et l’on voyait sous les rafales des traînées de sable se lever. Alors, du haut de la colline, étendant le poing vers la côte obscure, qui apparaissait à l’horizon :
– Ah ! dit Floris, en grinçant des dents, si mon souffle pouvait consumer cette terre, ne laisser sous les pâles étoiles que deux créatures, elle et moi !… Maudites soient les conventions, les hiérarchies, les règles humaines ! Maudit soit l’homme, avec son cœur abject, ses folies, ses infamies, ses injustices !… Que tous les fléaux le dévorent ! Que le sol s’entrouvre sous ses pieds ! Que le feu en sorte et le brûle ! Que les mers déchaînées noient les continents, et qu’il n’y ait plus rien dans l’espace, qu’un globe désert et glacé !
D’un pas rapide, il descendit la colline. Sur la grève, à la lueur mourante de quelques tisons dispersés, on apercevait des ombres noires, qui étaient les autres prisonniers. Soudain, il releva le front :
– Que frappes-tu ainsi ? demanda-t-il.
– Rien, mon bon Floris, un moustique.
– Arrière ! va-t’en ! s’écria-t-il… Mes yeux sont las de ne voir que tyrannie… Laisse-moi ! va-t’en !… Crois-tu donc que la vie d’une mouche importe moins au monde que la tienne ?
Les sanglots l’étouffèrent, et il balbutiait :
– Se peut-il qu’un homme ait au cœur des blessures si profondes, sans en mourir ?… Les chiens des rues la voient, les moucherons, les oiseaux, et moi, je suis privé de sa vue !… Ah ! je suis bien sur les pontons !… Sur l’eau ! sur l’eau ! sur l’eau ! car sur la terre, je n’ai plus rien à espérer…
On était dans le début d’août, et après quelques jours de fraîcheur, le chaud reprit subitement, et devint aussitôt accablant. La violence en fut telle sur les pontons, que les prisonniers faisaient la queue, aux barreaux de fer des sabords, pour y venir quelques instants coller leur visage ruisselant et respirer un air moins lourd.
La touffeur croissant toujours, ils quittèrent leurs vêtements ; et complètement nus, baignés de sueur, ils languissaient, couchés çà et là. Sur le pont, le soleil ardent fondait le goudron, crevassait le bois : et le pétillement de la mer immobile comme du métal fondu, se mêlait avec le tremblotement de l’air embrasé, dans un immense éblouissement. De grosses mouches bourdonnaient. Trois prisonniers qui en furent piqués enflèrent beaucoup et moururent.
On jeta les cadavres à la mer, mais le flux les ayant portés sur la côte, il vint un ordre de Rochefort de les enterrer désormais. Chaque lundi, les canots de corvée se présentaient. On y amoncelait ces grands corps livides et décomposés ; et les prisonniers, par escouades, s’en allaient les ensevelir dans les vases molles de l’île Dieu.
Les décès se multiplièrent. En quelques jours, les deux pontons furent pleins de spectres qui tremblaient la fièvre. La maladie avait un cours rapide. D’abord, les gencives gonflaient, des macules tachetaient la peau des misérables, leurs dents branlaient, et ils soufflaient, en haletant, une haleine infecte ; puis, la gangrène se montrait. Quelques ronds enflammés apparaissaient à leurs joues, et l’ulcère, gagnant toute la face, leur obstruait la gorge et le palais de croûtes dont ils suffoquaient. On les voyait tordre la bouche, et tirer une langue saigneuse, ainsi que des chiens pantelants.
Le soleil, chaque jour, se levait superbe, au-dessus des flots étincelants. Les crêtes des vagues bondissaient ; et, à l’ouest, les prisonniers n’apercevaient que cette eau déserte, avec l’immense architecture lointaine de l’abbaye de Pierre-Moine. Ils se sentaient abandonnés, comme des naufragés perdus en plein Océan, sur un radeau.
La plupart – les dysentériques – ne pouvaient pas se rassasier. Ils étaient tourmentés d’une faim vorace, qui les persuadait longtemps que ce flux de ventre était sans danger. Mais enfin, vaincus par le mal, leur faiblesse devenait telle qu’ils défaillaient, en se mettant debout. Tristes, ils demeuraient étendus, les cuisses rapprochées du corps, et souillés de leurs excréments. Ils avaient les prunelles éteintes, le visage sec ou bouffi, la peau rugueuse comme une écorce ; et tous devinrent, en peu de jours, d’une maigreur extraordinaire. Un chapelet d’os leur saillait du dos, leur ventre plat semblait collé aux reins, tel qu’une toile grisâtre ; et il sortait de tous leurs mouvements une odeur fétide et écœurante.
L’air, plus infect dans le ponton que les vapeurs des sépulcres, piquait les yeux, empoisonnait la gorge : et le commandant du fort Pierre-Moine, vieil homme à demi fou et toujours furieux, qui visita les batteries vers ce temps-là, en compagnie des médecins, y suffoqua, manqua de s’abattre du haut de sa jambe de bois, et se retira au plus vite. Mais il n’en fut rien autre chose, et l’on ne posa même pas les quatre ou cinq manches à vent réclamées par l’enquête. Les corps gonflés restaient épars, pourrissant. Sous les haillons qui les couvraient, on voyait les chairs leur grouiller, et les vivants retrouvaient sur eux de cette vermine des morts. Le typhus se mit aux deux pontons, et le ravage en fut épouvantable. Dans leur délire, les moribonds se figuraient encore la bataille, et frénétiques en proféraient les clameurs et les commandements. Un déserteur, soldat du train, répétait pendant des heures : Huhau !… Hue dia ! en jurant. Un autre, halluciné par des visions de la campagne, tour à tour criait comme un coq, hennissait comme un cheval, ou mugissait ainsi qu’un taureau. Quelques-uns, couchés sur le ventre, se mouraient silencieusement. Ils dérobaient leur face avec humeur, lorsqu’on voulait les retourner, ou faisaient signe de la main qu’on les laissât expirer tranquilles.
Les rares prisonniers épargnés par le fléau servirent aux autres d’infirmiers. Le scorbut avait terrassé le caporal, si dispos naguère. Floris lui-même cherchait en vain son ancien confident du Hagois, dans ce corps desséché et tordu, ce profil de tête de mort. L’ulcère avait rongé le nez jusqu’aux sourcils : les os des joues mis à nu apparaissaient sous les chairs dévorées… Son temps de prison était fait, au pauvre caporal Pierre ; la mort lui levait son écrou : il allait là où il n’y a plus de cachots, de haines, de misère, plus de César et plus de mendiant. Il appela encore Floris près de lui, et ricanant dans son délire :
– Tout petit, dit-il, j’aimais mieux les coups, les châtiments que d’obéir !… C’est tout simple… Ha, ha ! j’étais né libre… J’ai fait vingt-trois ans de prison, mais pas un homme ne peut se vanter de m’avoir pris ma liberté !… Ha, ha, ha !… attrapés les tyrans !… Libre, libre, toute ma vie !… Vingt-trois ans de prison, Floris !
Le vieillard mourut le 30, au soir. Floris, la tête appuyée sur sa main, le regarda longtemps agoniser. Au loin, un quinquet fumeux se balançait ; les moribonds couchés faisaient des tas inégaux : et ce spectacle paraissait au jeune homme extraordinaire comme un songe. Une langueur funèbre l’accablait. Il pensa que le lendemain, pendant la promenade sur le pont, il se jetterait à la mer.
Vers dix heures, comme il dormait, il lui sembla entendre soudain qu’on appelait son nom, à haute voix. Il se réveilla en sursaut :
– Fusillé ! exclama-t-il, en poursuivant son rêve… C’est bien !… Ne tirez pas au visage !… Ah ! fit-il avec un soupir.
Un gendarme, la lanterne à la main, et enveloppé dans sa cape d’ordonnance, se tenait debout devant lui. Cet homme dit à Floris de le suivre.
Le prisonnier obéit en silence.
Ils débouchèrent sur le pont. De grands éclairs silencieux, à chaque instant, embrasaient l’horizon. Floris aperçut une barque montée de huit ou dix matelots, et postée à la hanche du vaisseau.
– Où me mène-t-on ? demanda-t-il.
Mais le gendarme, sans répondre, le fit descendre dans le canot ; les avirons frappèrent l’eau, et l’embarcation s’éloigna.
La mer massive remuait sous le ciel orageux. Les lames noires clapotaient, se gonflaient comme une poix bouillante, puis retombaient affaissées. Par moments, le flot frémissait, secouant plus rudement les bordages ; des tourbillons de houle se creusaient, on entendait un rauque bruissement, des paquets d’eau furieuse sautaient, des écumes volaient dans le vent. Les deux fanaux de la Charente projetaient, sur les vagues, des traînées rougeâtres, et Floris y attachait les yeux.
– Où le conduisait-on ainsi ? Au fort Pierre-Moine sans doute. Encore des cachots, des tortures, puis des juges questionneurs, auxquels il faudrait disputer sa vie. Floris songeait à son amour, à sa misère, au néant de tout. Les cris désespérés de la mer redoublaient ; l’embrun lui mouillait le visage, comme des larmes ; il était ivre de tristesse. – Allons, pourquoi n’en finirait-il pas ?
Mais, dans l’instant, le canot aborda, et Floris et les matelots prirent terre devant une espèce de corps de garde, bâti en planches, au bord de la mer. Il y eut des allées et venues, des rires, des propos échangés ; puis, tous commencèrent à gravir une rampe dallée, où s’espaçaient de larges degrés bas. Le vent de mer faisait pétiller la torche qu’un des matelots portait en avant ; et, à sa lueur rouge, on apercevait des tours, des barreaux, d’énormes murailles.
Ils passèrent un porche surbaissé, gardé par deux canons gigantesques, sur de lourds affûts de granit. Alors, un homme en vedette sortit d’une poivrière maçonnée, et reconnut les survenants. Il ouvrit une étroite poterne, et le cortège s’engagea dans de longs corridors, coupés d’escaliers. Des lampes de fer y brûlaient, de distance en distance. Ils traversèrent une salle à piliers, où la lueur blafarde de la lune entrait par des verrières brisées, allant du plafond au plancher. Soudain, un air plus chaud enveloppa le prisonnier ; et saisi d’une défaillance étrange, il sentit une clarté, à travers ses paupières entre-closes. Haletant, il tomba sur un banc. Les matelots avaient disparu.
Mais des pas furtifs s’approchèrent, du fond de la salle voisine. On entendit un sourd murmure de voix, et derrière le guichet grillé qui s’ouvrait dans la massive porte, Floris aperçut confusément un visage sombre et barbu, avec deux yeux brillants qui l’examinaient.
– C’est lui, c’est pien lui ! che le reconnais ! exclama tout bas le survenant… Que sa chefelure est souillée et hérissée, ô malheureux !… Che témoigne que c’est pien lui !… Ah ! maigri, chanché, le nople cheune homme !… Ô Tieu ! ô Tieu ! on croirait foir un mort !… Comme il ferme les yeux opstinément, sous ses paupières enflammées !… Ah çà ! il n’est pas mort, ch’espère !… Ah ! malheur ! malheur !… S’il allait mourir afant que ch’aie reçu ma récompense !… Oui, oui, oui ! che le reconnais, comme étant le fils du Crand-Tuc… Mettez que che le reconnais !… Monsieur Manès m’a fait fenir, afin que che le reconnaisse !
Pendant quelques instants encore, le colloque se poursuivit à voix basse, derrière la porte ; puis, les pas s’éloignèrent, décrurent… Alors, Floris ouvrit les yeux.
Il se trouvait dans une salle nue à voûte ogive, petite et blanchie à la chaux. Une boule de verre, pleine d’huile jaune et posée sur un pied de faïence grossière, éclairait faiblement le réduit. L’île et le fort dormaient ; tout était silence. De temps à autre, un choc profond et sourd retentissait jusque sous les pas du jeune homme. C’était la montée de la mer qui battait l’assise de la falaise.
– Mais je sais ! dit Floris, se dressant soudainement… C’est lui ! c’est lui ! Je me rappelle. C’est l’homme de Mme Éloi, l’homme qui se trouvait avec nous sur la tour Victor !
Il courut à la porte et voulut l’ouvrir. Les matelots, sans doute, en se retirant, l’avaient fermée à clef, car elle résista. Il frappa quelques coups… Personne… Il entrebâilla la fenêtre. Elle donnait de plain-pied sur une sorte de terrasse, où il ne vit rien que la lune, d’antiques boulets de pierre épars au milieu des orties, et, sous le parapet, la mer.
Il se mit à marcher par la chambre. Sa face était droite, immobile, et quelque chose d’égaré paraissait dans tous ses mouvements. Il eut l’idée qu’on l’épiait, et vint coller l’oreille à la porte ; puis il reprit sa promenade, répétant tout bas entre ses dents : Le fils du grand-duc ! le fils du grand-duc !… Oh ! ricana-t-il, un crayon, pour me rappeler ces mots, puisque je viens de les entendre ! Le fils d’un grand-duc sur les pontons !… Prodigieux, prodigieux !… Et le jeune homme rit amèrement. – Il est bien certain, exclama-t-il, que Van Oost n’était pas mon oncle… Il n’avait ni frère ni sœur… Il l’a avoué devant moi, à maintes reprises, sans y songer… Voyons ! Il recevait quelquefois, je me rappelle, des lettres timbrées de Russie. Il avait habité Pétersbourg… Un trouble extrême saisit Floris ; la possibilité de retrouver son père lui apparut dans un éclair : il vit, comme en avant de lui, une inconcevable félicité. Mais ses pensées tourbillonnaient ; il ne pouvait les ressaisir. – Suis-je éveillé ? dit-il tout à coup. Il se mordit le poing, puis, éclatant de rire : Voyons, voyons, du calme ! reprit-il… Son œil tomba sur une croix sculptée dans la pierre du mur. – Oui ! c’est bien l’abbaye ! songea-t-il… Parbleu ! ils en ont fait un fort !… Il allait, venait, s’arrêtait, repartait avec emportement, proférait des paroles à mi-voix. La violence de son espoir l’étourdissait, comme une liqueur fumeuse.
Il vint à la porte-fenêtre ; il l’ouvrit et fit quelques pas sur l’esplanade. La mer, assoupie maintenant, gonflait son large dos sans un murmure. Le firmament, d’un azur profond, palpitait de milliers d’étoiles.
– Oh ! les étoiles, les étoiles ! dit Floris avec ravissement.
Elles étaient à ses yeux, las d’horreur, comme s’il les eût vues pour la première fois, et, tout haletant, il respirait l’air vif, l’immense paix nocturne. – Que le ciel, se prit-il à songer, me déclare ma destinée par un éclair… Aucun éclair ne brilla, car l’orage s’était, depuis longtemps, éloigné, mais une longue et pâle étoile glissa à l’horizon, dans la mer. Ce hasard enivra le jeune homme. Tout lui parut joie et triomphe. Il sentit cette facilité que l’on croit éprouver dans les songes. Son cri, lui semblait-il, eût traversé l’Océan jusqu’aux îles les plus lointaines ; il eût baisé à la bouche une reine ; il se serait jeté sur un canon chargé ; il eût pris dans sa main le soleil : et son cœur, qu’il entendait battre à coups impétueux contre ses côtes, animait et vivifiait la machine entière de l’univers.
Comme il se tenait debout, près du parapet, Floris aperçut une chaloupe qui abordait le long des rochers. Deux ou trois matelots débarquèrent. On voyait leurs torches errer çà et là ; on entendait leurs voix dans l’air tranquille. Puis un vieil homme prit terre à son tour, et Floris eût juré que cet homme venait pour lui à Pierre-Moine.
Il rentra dans la salle et ferma la fenêtre.
Quelque chose de dévorant le consumait ; ses mains tremblaient, la sueur lui couvrait le visage.
La porte s’ouvrit soudainement, et l’homme aux cheveux gris parut. Il était grand, sec, l’air cruel, une longue face décharnée ; une goutte de sang extravasé lui chargeait la paupière gauche. Floris ne l’avait jamais vu.
– C’est lui !… murmura l’inconnu… Oui, oui, oui ! pas le plus léger doute !… Le teint, le geste, le port de tête… La transmission héréditaire est surprenante.
Tous deux, ils restaient à se considérer, et leurs yeux fixes se disaient mille pensées, confuses et profondes. Le vieillard demanda :
– Votre nom est Floris ?
– Oui ! c’est ainsi, dit le jeune homme, que me nommait Jacob Van Oost.
– Votre oncle et tuteur, n’est-ce pas ?
– Plus que mon tuteur, repartit Floris, mais Van Oost n’était pas mon oncle…
L’inconnu secoua la tête. Il poursuivit après une pause :
– Nous savons tout de votre vie. Il y a eu plus d’yeux que vous ne pensez, ouverts sur vous, dans ces derniers temps. Vous avez vécu, à Paris, du petit héritage que Van Oost vous avait laissé ; puis, dès les premiers jours du siège, fait prisonnier dans un engagement, vous avez été envoyé au fond de la Prusse à Stralsund, d’où vous vous êtes évadé ; enfin l’on vous retrouve en mai, dans les rangs des fédérés parisiens.