Livre second-1

3492 Words
Livre secondBien que, après la chute de la Commune, et dans Paris s******t, fumant, tout couvert de ruines, on ne prît guère intérêt à un simple particulier, néanmoins, la plupart des gazettes annoncèrent, vers le commencement de juillet, l’arrivée en France d’un savant russe, le fameux physiologiste Vassili Manès. Il ne parut pas d’ailleurs que ce voyage eût aucun but de science ou de curiosité. Vassili Manès fut salué, à sa descente du wagon, par un homme barbu, aux paupières épaisses, qui était le brocanteur Chus. Tous deux eurent un long entretien, tête à tête, à l’Hôtel de Bohême. La singularité de ce départ défrayait, dans le même temps, les conversations à Prague. Quoique la mort d’Ivan y fût connue, l’on s’étonnait que Vassili eût choisi ce moment pour s’absenter. Attaché depuis des années au grand-duc Fédor de Russie, après avoir professé avec éclat à Moscou et à Saint-Pétersbourg, il avait été récemment cédé par le Grand-Duc à sa femme, la grande-duchesse Maria-Pia, arrivée au dernier période d’une maladie sans espérance, et de qui le savant ne soutenait la vie qu’à force d’art et de remèdes. Le même jour, Manès rendit visite, dans les bâtiments de l’Institut, à M. Olympe Gigot. C’était un homme d’importance, érudit en grec et en sanscrit, en antiquités, en critique, auteur, traducteur, annotateur, pédant et académicien, secrétaire perpétuel des Inscriptions et Belles-Lettres ; de plus, ami de cœur de M. Thiers, chef du Pouvoir exécutif. Le savant russe connaissait d’ancienne date le commentateur d’Albert le Grand, et il fut accueilli du vieillard, comme quelqu’un que l’on attend. – Sitôt que j’ai reçu votre lettre, dit M. Olympe Gigot, le premier objet sur lequel s’est portée mon attention (car il convient de s’assurer d’abord si celui que nous cherchons est prisonnier), le premier objet, dis-je, sur lequel s’est portée mon attention, a été la rédaction d’une note contenant le signalement et tout ce que l’on sait du jeune homme, note que M. Thiers, officieusement, a transmise à tous les greffes. – Eh bien ! avez-vous une réponse ? demanda vivement Manès. M. Gigot reprit, en agitant la main, avec une majestueuse condescendance : – Non, monsieur, non, sans aucun doute. Je ne fais point difficulté de reconnaître, j’avouerai librement devant vous que nous n’avons encore trouvé aucun vestige, aucune trace, aucun indice de votre intéressant protégé… Le contraire eût été pour me surprendre, d’ailleurs. Il y a trente mille dossiers : c’est un chaos à débrouiller, un véritable capharnaüm… Est-ce à dire que l’insuccès des premières investigations puisse inspirer des craintes sérieuses, par rapport au résultat final ?… En aucune façon, croyez-moi !… Il faut seulement un peu de patience… Au reste, cher monsieur et ami, savez-vous bien que ce que vous m’avez mandé forme une aventure incroyable, une vraie péripétie tragique… Le fils… le propre fils !… Comment ! peste ! Sous le nom de Léonce, Héraclius respire,Et cætera, et cætera, déclama M. Olympe Gigot… Ah ! ce vieux Corneille, quel homme !… Pour me résumer, cher monsieur, très certainement, je prends part aux inquiétudes maternelles de Madame la Grande-Duchesse ; mais patience, néanmoins, tout ira bien !… Le jeune homme se retrouvera ! En dépit des affirmations du secrétaire perpétuel, le mois de juillet se passa sans amener la découverte espérée. Manès se vit même contraint de quitter Paris subitement et de regagner Prague, au plus vite, pour un accident survenu dans l’état de la Grande-Duchesse. Mais, dès la nuit de son retour, vers les cinq heures, au petit jour, sans même toucher à l’hôtel, le savant russe se fit mener chez M. Olympe Gigot, et le trouva lisant sur son séant, dans un vaste lit en acajou, orné de palmettes de cuivre et de têtes casquées de Minerve. – Video et gaudeo ! exclama l’érudit… J’avais reçu votre dépêche… Bonnes nouvelles, mon cher ami, et j’oserai dire : excellentes !… S’il vous plaît, ouvrez la croisée… Eh bien, vous avez appris la triste fin de ce pauvre Bonnet-Cujoly ? La mort a des rigueurs toutes particulières pour notre section de philosophie… Mais venons-en à notre affaire… Ne m’avez-vous pas dit, poursuivit-il, qu’après avoir reçu un biscaïen, un éclat d’obus à la cuisse, ce jeune homme avait été porté dans l’ambulance du docteur Laus ? Eh bien, nous savons maintenant (ah ! ce n’a pas été sans peine !) sur quel point ont été dirigés les insurgés qui se trouvaient dans cette ambulance. – À Brest ? dit Vassili Manès. – Non, non, non ! Oh ! non !… Fort loin de Brest ! Mais, dites-moi, vous prendriez bien peut-être quelque chose ? Vous savez le mot du divin Homère : Ce n’est point par le jeûne qu’il faut pleurer les morts ! Et il rappelle que Niobé, après avoir enterré à la fois douze enfants, se souvint pourtant de manger… Sans façon… Allons, je n’insiste pas !… Non, non, non, pas à Brest ! À l’île Pierre-Moine… Un nom frappant, en vérité ! Petrus Monachus, Pierre le Moine, ou encore Petra Monachi. – Est-ce certain ? fit Manès impatiemment. – Bien, bien ! Je viens au fait, cher ami. Pour dire nettement la chose, l’on a interrogé télégraphiquement les commandants des deux pontons. La réponse est affirmative. Notre jeune homme est enfin retrouvé !… Mais il ne s’agit pas uniquement de cela. M. Thiers désire vous voir. M. Thiers, reprit Olympe Gigot, avec une orgueilleuse solennité, nous attend, dimanche, à deux heures… « Je prétends le voir, m’a-t-il dit, parlant de vous, monsieur Manès, et le charger moi-même d’offrir l’hommage de mon respect et de mon dévouement à Son Altesse Impériale le Grand-Duc, ainsi qu’à Madame la Grande-Duchesse. » Vassili Manès et M. Gigot se rendirent, le lendemain, à l’hôtel de la préfecture de Versailles. Ils y trouvèrent M. Thiers, enfermé avec Jules Simon et les sieurs Gaveau et Marty, commissaires près les conseils de guerre, qui lui lisaient chacun une grande paperasse de sa façon, relative aux chefs de la Commune, dont le procès allait commencer. Ils attendirent quelque temps ; puis, s’étant fait écrire par l’huissier et leurs noms portés à M. Thiers, les deux savants furent avertis d’entrer dans un salon voisin et plus intime, tendu de damas jaune broché, où pendaient aux murs de méchantes copies exécutées à l’aquarelle, d’après les fresques de Raphaël. Un instant après, la porte s’ouvrit, et l’on vit paraître sur le seuil une espèce de nain ridé, à figure de vieille fée, les cheveux dressés en huppe et un petit nez crochu entre des lunettes. C’était M. Adolphe Thiers. Olympe Gigot présenta son illustre confrère, M. Manès, à qui M. Thiers fit son compliment, à la fois emphatique et plat. Le savant y répondit poliment, quoique sans beaucoup d’ouverture ; et M. Gigot, pour animer le colloque un peu languissant, félicita son vieil ami des pourparlers qui s’engageaient, en vue de prolonger de trois ans ses pouvoirs de Chef de l’Exécutif. – Il me siérait peut-être mal, dit M. Thiers, de prétendre me rabaisser moi-même… J’ose croire, en effet, je l’avoue, que si la victoire a fini par se montrer aux légions de l’ordre, on le doit quelque peu à mes modestes talents, à mes travaux, à mes lumières. Mais à la tête de l’État, notez bien mes paroles, monsieur, que ce soit une aristocratie, un régime parlementaire, un gouvernement provisoire, une république, un stathoudérat, bref, n’importe quelle institution, suivant la formule adoptée par les citoyens… oui, par le pays, qui est souverain, après tout… eh bien ! donc… qu’est-ce que j’allais dire ?… j’allais dire quelque chose, Gigot… – Vous disiez : Mais à la tête de l’État… répondit le secrétaire perpétuel. – À la tête de l’État… reprit M. Thiers, oui, à la tête de l’État, – pesez bien mes paroles, monsieur, – je ne servirai aucune ambition… Soyez-en sûr, monsieur Manès, je n’entends être, pour mon pays, l’instrument d’aucun autre pouvoir que de celui de la Providence ! M. Gigot se récria, protestant de la reconnaissance et de l’affection de l’Assemblée. – Bah ! repartit M. Thiers, je ne m’a***e point, mon cher ami… On m’a reçu des mains de la nécessité. – Dites : de la victoire ! exclama le secrétaire perpétuel. – Ce bon Olympe !… Toujours flatteur !… Et haussé en pied, tant qu’il put, l’homme d’État pinça l’oreille de son ami, avec des façons napoléoniennes. Puis, s’asseyant vivement, au bas bout d’une grande table à tapis vert, tandis que Manès et M. Gigot prenaient place en face de lui, M. Thiers poursuivit, d’un ton sérieux : – Mais voyons, voyons, venons-en à la conjoncture qui vous amène. Car l’on m’a dit, monsieur Manès, que vous arriviez auprès de moi, si ce n’est comme un ambassadeur, tout au moins comme un chargé d’affaires. – Monsieur, répondit le savant, il y a sur l’un des pontons de l’île Pierre-Moine, près de Rochefort, un jeune homme, nommé Floris. Mme la Grande-Duchesse vous aurait toute obligation de faire mettre ce jeune homme en liberté, et M. Olympe Gigot doit vous en avoir dit le motif. M. Thiers secoua sa huppe : – Oh ! je sais tout, depuis longtemps ! reprit-il. Une main qui vous fut bien chère avait confié à ma discrétion, et retracé pour moi, sur le papier, cette aventure extraordinaire… M. Gigot m’a dit l’affreux malheur, continua-t-il, prenant, en même temps, un accent de condoléance… Quand je le vis pour la dernière fois, – vous savez de qui je veux parler, – je lui recommandai la plus extrême prudence… Restez à Versailles, lui dis-je. À l’abri dans cette cité, vous agirez plus librement qu’à Paris même. – Agir !… Mais comment ? Sans appui… – Vous en aurez, lui répondis-je. – Votre police… – Disposez-en ! Remettez entre mes mains tous les fils de cette ténébreuse aventure, et fiez-vous à moi pour le reste !… Il me remercia avec effusion, et je pus espérer un moment qu’il déférerait à mes avis… Néanmoins, la mission dont il était chargé tourmentait sans cesse sa pensée, et, en dépit de mes instances, l’infortuné revint à Paris. On me fit part, quelques semaines après, de la sanglante catastrophe qui vous a privé du meilleur des frères, et sur laquelle, j’y compte bien, l’instruction commencée jettera quelque lumière. – Oui, dit Manès, mon frère a eu le tort de se fier sur sa qualité d’étranger. Arrêté devant le Père-Lachaise, par des fédérés soupçonneux, on trouva sur lui, paraît-il, une de vos lettres d’audience, qu’il avait imprudemment conservée… Tous les papiers que contenait le portefeuille de mon frère nous ont été renvoyés, après le meurtre d’Ivan, par un pauvre diable de juif, qui l’avait assisté dans ces terribles moments. Cet homme ajoutait que Floris, blessé par un éclat d’obus, mais non dangereusement, se trouvait prisonnier de Versailles. C’est alors, poursuivit le savant, que je me suis rendu à Paris, comptant sur le haut appui de Votre Excellence, pour obtenir la mise en liberté du fils de Mme Maria-Pia. À ces paroles, M. Thiers se leva de dessus sa chaise avec beaucoup de vivacité, et il protesta galamment qu’il se sentirait d’autant plus charmé de pouvoir contenter le désir de Mme la Grande-Duchesse, que dès longtemps, il s’était porté pour l’un de ses admirateurs. – Je la vis pour la première fois, dit-il, oui ! j’eus l’insigne honneur de voir Mme la Grande-Duchesse, en 1860, à Vienne, au sein d’une fête brillante que donnait l’archiduc Ferdinand. Entourée d’une foule de princesses, qui offraient à l’œil étonné le ravissant assemblage des beautés de tous les climats de l’Autriche, Mme la Grande-Duchesse, quoiqu’elle eût près de trente-cinq ans à cette époque, se faisait toutefois distinguer : et l’on pensait, en la voyant, que ses attraits l’eussent appelée au rang suprême, si sa naissance l’en eût éloignée. Quant au grand-duc Fédor, qui ne connaît la bravoure et les nobles exploits de ce guerrier, de ce militaire, qui a cueilli un immortel laurier, dans ces guerres où la puissance russe en a moissonné de si beaux ?… Par surcroît, politique profond, administrateur consommé… Les rives du Phase et de l’Oxus, ainsi que les échos du Caucase, ont souvent répété son nom glorieux. M. Thiers demeura un moment silencieux ; puis il cita, par l’occasion, deux autres princes qui avaient servi la Commune : le prince Wiazelusky et le prince Bagration, fait prisonnier les armes à la main, et fusillé dans les fossés de Vincennes. Il se promenait à travers la chambre, les deux mains derrière le dos, et souvent s’arrêtait devant la vitre, à considérer le soleil couchant. – Il suffit, dit-il, monsieur Manès, et le jeune Grand-Duc vous sera rendu… Il faut convenir toutefois que ce prince a été plus heureux que sage, et qu’il a tenu à bien peu de chose que nous eussions à déplorer son irrémédiable trépas. Mais qui n’a payé, en sa vie, son tribut à la folie humaine ?… De fait, moi-même, dans ma jeunesse, pauvre et dévoré de passion, autant qu’idolâtre de renommée, je ressemblais par plus d’un trait à ce jeune homme ; et, ma foi, il faut bien l’avouer, si Charles X eût triomphé au lendemain des Ordonnances, j’aurais été réduit à une extrémité fort proche de celle où le voilà !… Reste une question grave : c’est la forme même de cette mesure. Procédera-t-on au moyen d’un acte purement spontané, d’une décision prise en conseil, dans le sein de mon cabinet, ou encore, et ceci vaudrait mieux, par une simple relaxation, une ordonnance de non-lieu ?… Car la question, remarquez-le, messieurs, comporte ces trois solutions. – Ah ! mon ami, mon cher ami, s’écria M. Olympe Gigot, comme vous portez bien jusque dans vos moindres paroles cette précision, cette netteté, cette parfaite liaison, qui sont l’esprit français par excellence ! – Bah ! c’est ainsi, répliqua M. Thiers, que nous autres hommes d’État, et de qui l’opinion se fait avec la rapidité de l’éclair, élucidons vingt fois par jour les questions les plus compliquées… Au reste, le vieux Metternich n’était pas, lui non plus, sans mérite… Un peu inconséquent toutefois ! Qu’en pensez-vous, monsieur Manès ? – Mais, je ne sais, dit le savant étonné. – Si nous avions plus de loisir, continua M. Thiers, je vous prouverais que Talleyrand, qu’une certaine école historique élève aujourd’hui sur le pavois, n’a pas joué le grand rôle qu’on lui prête, et que ses talents n’ont dû leur éclat qu’aux circonstances où ils ont brillé ! Et, sur ces mots, tous les trois s’étant levés, la suite de la conversation fut coupée et tumultueuse, en remerciements de Manès, politesses de l’homme d’État, et mots louangeurs de M. Gigot. Ensuite M. Thiers s’assit à la table, et y écrivit une lettre au commandant du ponton la Charente, non sans ajouter qu’il ferait d’ailleurs envoyer des ordres à Pierre-Moine. Puis, remettant cette lettre à Manès : – On a vu des monarques, reprit-il, tombés du trône dans les fers, mais c’est des fers que ce jeune homme est en passe de s’élever jusqu’aux marches du trône. Car enfin, le voilà d’un seul coup, ainsi que dans un conte de fées, cousin du Tsar, prince, grand-duc… Il se mourait de faim et de misère, cet homme heureux, ce cousin du Tsar, ce prince de contes de fées. Chaque nuit, il rêvait la scène qui s’était passée sur la tour Victor. – Le nom ! exclamait-il, le nom de mon père ! Dites le nom, le nom, le nom… Mais alors, tout s’évanouissait. Il se réveillait hors d’haleine ; et l’insomnie, non moins cruelle que les songes, lui présentait, jusqu’au matin, mille pensées, mille regrets dévorants. – Un mot, rien qu’un seul mot, disait-il, et j’étais heureux à jamais… Ah ! j’en deviendrai fou, je crois… Mieux eût valu ne rien savoir, demeurer toujours dans l’ignorance… Quel sentiment avais-je que le sort me volait ? Je n’y songeais pas, je n’en souffrais pas… Maintenant, je suis comme un damné qui, précipité dans l’enfer, eût entrevu le paradis, à la minute même de sa chute… Mort !… Il est mort !… Irréparable !… Perdu, perdu, perdu !… Est-ce possible !… Il grinçait des dents, il pleurait, il étouffait ses violents sanglots, d’autant plus morne et plus farouche, le jour, qu’il s’épuisait toutes les nuits dans ces fureurs. Immobile, il passait des heures à regarder par les sabords les mouettes se jouant sur les vagues, au milieu des grands souffles du vent ; ou bien, couché à plat ventre, il considérait fixement une vieille carte marine, où se voyaient la ville de Stralsund et l’île de Rugen, en face. Sa courte prison d’Allemagne semblait avoir laissé au jeune homme d’ineffaçables souvenirs. Il demanda même, une fois, comme pour se décharger le cœur, si aucun de ses compagnons ne s’était trouvé à Stralsund, au temps où il s’y trouvait lui-même ; puis, sur la réponse que non, retomba dans son triste silence. Soit hauteur, soit accablement, il ne parlait qu’à un vieux fédéré qu’on appelait le caporal Pierre. Sectaire du fameux Blanqui, sous lequel il avait débuté dans sa longue et ingrate carrière, le caporal était un petit homme, chauve, fort barbu, le nez rouge, au demeurant, bonasse et sans fiel, et l’hôte le plus jovial qu’eût jamais possédé un ponton. Le premier soir que Floris, d’aventure, s’était trouvé près de lui, le caporal, qui se couchait, lui avait dit, en clignant de l’œil : – Qu’est-ce qui peut m’empêcher, citoyen, de passer une bonne nuit ? Je suis libre, complètement libre ! Je suis plus libre dans les prisons que les gens qui, en ce moment, se promènent à Paris ou à Londres, et qui sont esclaves, sans s’en douter, sous le joug des plus vils despotes !… Après quoi, éclatant de rire, le petit homme avait souhaité le bonsoir à son compagnon. Vétéran des bagnes, des pontons, des enceintes fortifiées, le caporal assistait Floris de sa bizarre expérience. Il le servait, lui taillait des écuelles, lavait ou reprisait ses habits, le soir emmantelait de toile à voile le sabord sous lequel s’endormait le fils de Maria-Pia, et quelquefois se hasardait même à lui dire avec des clins d’yeux, comme s’ils eussent eu un secret de moitié, et qu’il prît plaisir à l’encourager : – Tout va bien !… Nous crevons de misère… Mais nargue des tyrans, citoyens ! Libres jusqu’au dernier soupir ! Un soir, vers six heures et demie, les gendarmes firent l’appel de douze hommes de corvée, pour aller chercher des barriques d’eau à l’îlot du Petit-Hagois. Cet écueil, habité autrefois, et qui ne sert plus de retraite qu’aux mouettes et aux aigles de mer, renferme, parmi les décombres de deux ou trois masures écroulées, une citerne d’eau de pluie, naguère utile aux vaisseaux du roi embossés dans la rade de Pierre-Moine, et portant, sous une fleur de lis, la date : 1780. De temps à autre, en cas pressant, quand l’arrivage de Rochefort manquait, les commandants des deux pontons envoyaient chercher sur le Hagois quelques barriques d’une eau saumâtre. Les hommes de corvée débarquèrent, remplirent promptement les tonneaux ; mais quand ils revinrent à la plage, leur chaloupe avait disparu, les amarres s’en étant rompues. Force était de rester dans l’île, jusqu’à ce que l’on envoyât de la Charente un autre canot pour les prendre ; et, la première surprise passée, chacun put occuper, à son gré, les deux à trois heures de l’attente. La plupart se couchèrent, par groupes ; d’autres allumèrent un feu de broussailles, et Floris et le caporal Pierre, car tous deux étaient de la corvée, gravirent la colline de sable qui forme le milieu de l’îlot, sans que les gendarmes étonnés fissent mine de s’y opposer. La mer livide mugissait, et le crépuscule, à l’horizon, semblait un immense bûcher de cendres et de tisons rougeoyants. Quand les deux prisonniers eurent descendu la butte, ils se virent seuls, tout à coup. Une ivresse saisit Floris, et il courait le long de la plage en criant : – Une barque ! une barque ! une barque ! Il trempait ses pieds dans l’écume, en claquant des dents, comme éperdu. La grève était nue et solitaire ; l’immense mer, avec fracas, roulait ses houles. Floris, allant droit à la vague, y entra jusqu’à la ceinture. – Allons, allons, Floris… es-tu fou ? Il se débattait furieux, entre les bras de son compagnon… – Lâche-moi ! par le ciel ! lâche-moi ! répétait-il ; ne mets pas tes mains sur moi… Éloigne-toi ! Va-t’en, te dis-je ! Mais le caporal l’entraînait, balbutiant dans son émotion : – Es-tu fou ?… voyons… es-tu fou ? – Non, non, non ! je ne suis pas fou ! cria Floris désespérément. Ce cœur que je frappe, c’est le mien !… Mon nom est Floris, et je suis prisonnier sur les pontons de Pierre-Moine ! – Allons, allons, allons ! marmottait le bonhomme, en continuant de l’entraîner.
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