Livre premier-3

1150 Words
Mais des cris s’élevèrent au bas de la tour : Arrêtez-le ! arrêtez-le !… Un râle saccadé monta de degré en degré, et l’homme blessé, échappé des mains du fripier et de la cantinière, apparut sur la plate-forme, hagard, terrible, couvert de sang. Doux Jésus ! exclamait Mme Éloi. Sainte Vierge ! Son accès le reprend ! Elle arrivait suante, haletante, et derrière elle, Chus montra son visage barbu. Cependant le blessé, fou de terreur, se débattait entre les bras du jeune homme… Tout à coup, il se prit à crier : – Floris ! Floris ! Floris !… Au secours ! Le fédéré tressaillit, et se reculant violemment : – Qui m’appelle ?… Ah ! qui êtes-vous ?… D’où vient que vous savez mon nom ? Il avait lâché l’inconnu, et sur le sommet de cette tour, les flammes lui donnaient au visage. Le blessé s’arrêta saisi d’effroi, et il dit en balbutiant : – Oui, je me rappelle vos traits… Il me semble que je vous connais… Vous avez les yeux d’une dame… Et cependant, je ne vous ai jamais parlé jusqu’à présent, n’est-ce pas ?… Tout irait bien, si je pouvais seulement avoir moins mal à la cervelle… Il faut prendre patience, monsieur… Je suis le pauvre chirurgien de Madame la Grande-Duchesse… Il chancela. Floris étendit les bras, la cantinière accourut, et tous deux couchèrent le blessé dans un angle de la plate-forme. Mais il paraissait suffoquer. Le jeune homme le releva sur son séant, l’appuyant contre le parapet. L’inconnu poussait de grands soupirs ; il regardait Floris fixement. – Je ne sais pas, je ne me souviens pas ! murmura-t-il. Si vous voulez quelque chose de moi, il faudrait me céder votre cervelle saine… J’ai reçu trop de plomb dans la mienne… Êtes-vous un enfant perdu ? En ce cas, je connais votre mère… Elle pleurera, elle pleurera… Pourquoi donc voulez-vous me cacher que nous sommes au cimetière ?… Je sais bien que vous êtes mort… Je sais aussi votre nom : Floris ! – Oui ! oui ! allons ! ne vous agitez pas ! dit la bonne Mme Éloi, qui haussa les épaules avec compassion. L’inconnu jetait autour de lui des yeux de stupeur et de crainte, ainsi qu’un homme qui se réveille d’un long évanouissement. – Où suis-je ? reprit-il, à voix basse. Mon esprit est bouleversé comme la mer après une tempête, et je sens tous mes membres brisés… Qui êtes-vous ?… Je ne vous connais pas… Il me semblait que j’étais mort… Est-ce à vous que je parlais tout à l’heure ?… Ah ! fit-il avec un grand cri, oui, je sais, je sais, je me rappelle… Je vous ai retrouvé, Monseigneur. – Pourquoi suis-je ému ? pensa Floris. Se peut-il que les folles visions d’un homme en délire m’étonnent ? Le blessé poursuivait, frémissant : – Avez-vous salué votre mère ? Qu’a-t-elle dit, dans un tel moment ?… Et votre frère, votre sœur ?… Oh ! que je suis heureux, Monseigneur !… Mais d’où vient que mon lit est placé sur cette terrasse de pierre ? J’entends continuellement les orages qui roulent au-dessus de ma tête, et cela me fait mal à la cervelle. J’ai été malade en effet, et j’ai failli mourir, le savez-vous ?… Ah ! je voudrais bien être certain que je suis guéri maintenant. Une épouvantable rumeur monta de la cité embrasée. L’homme inquiet prêta l’oreille ; puis, se soulevant sur un genou : – Est-ce que nous sommes à Prague, Monseigneur ? – À Prague… dit Floris. Non… à Paris. – À Paris… encore à Paris ! répéta l’inconnu qui retomba… Y sommes-nous donc revenus ?… De grâce, fit-il, ne me trompez pas… Est-il bien vrai que vous êtes Floris ? – Oui ! c’est mon nom, dit le jeune homme. Mais je ne vous ai jamais vu. Se peut-il que vous me connaissiez ? Le blessé avait l’air incertain. Sa figure prit subitement une étrange expression de ruse. Il dit, d’une voix qui s’affaiblissait : – Écoutez-moi, je vous en conjure. J’ai un secret à vous révéler… Courbez la tête jusqu’à moi. Approchez votre oreille de ma bouche… Ne me refusez pas cette grâce ! – Soit ! reprit Floris, je vous écoute. Et à genoux près du blessé, il pencha son visage vers lui. Alors, comme saisi d’un nouvel accès de délire, l’inconnu lui plongea les doigts dans la chevelure ; puis, jetant un cri de triomphe : – La marque ! la marque ! s’écria-t-il… La marque de Sacha Gourguin !… Ah ! Floris !… C’est bien lui ! Ô bonheur !… Monseigneur, monseigneur Floris… Votre mère… Lorsque vous saurez… Ô Dieu ! Que dire ? Par où commencer ? – Au nom du ciel ! qui êtes-vous ? dit le jeune homme. – Oh ! dit le blessé, monseigneur Floris, après vous avoir si longtemps cherché !… Ah ! je suis malade, je me meurs… Ah ! ah ! ah ! Hélas ! malheureux que je suis !… Ah ! ah ! je souffre ! Hélas ! hélas ! Oh ! tuez-moi ! tuez-moi ! tuez-moi !… Ne vous éloignez pas, Monseigneur. La crise cessera dans un moment… Vous me regardez, interdit. Non, non, je n’ai plus le délire… Oh ! je souffre ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Hélas !… Surtout, Monseigneur, croyez-moi… Ne secouez pas la tête ainsi… Je connais tout de votre vie. Le vieil homme qui vous a élevé avait pour nom Jacob Van Oost : votre enfance s’est passée à Bruges, dans les Flandres. Depuis deux ans, vous êtes à Paris… Au nom de votre mère qui vous cherche, écoutez-moi, croyez-moi, Monseigneur ! – Parlez ! reprit Floris, parlez donc !… Pourquoi m’appelez-vous Monseigneur ? – Sachez d’abord qui vous êtes… Ce Van Oost, qu’on nommait votre oncle… Ô Dieu ! Ah ! ah ! quelle douleur !… Votre naissance est noble entre toutes… Ah ! ah !… Ayez pitié de moi… Ah ! ah ! ah ! ah ! tuez-moi ! Le sang m’étouffe ; je suffoque… Ah ! Où êtes-vous, Monseigneur ? Soutenez-moi, mettez-moi debout !… Je vous dirai le nom de votre père… Oh ! oh ! oh ! hélas !… Oh ! oh ! – Madame Éloi, voulez-vous m’aider ? dit le jeune homme. Doucement… Soulevons-le ! – Par ici… Oh ! prenez par ici… Oh ! oh ! ne me touchez pas !… Oh ! oh ! oh ! Monseigneur, pitié !… Vous me tuez !… Floris, oh ! Floris ! La voix défaillit au moribond. L’affreux spectacle de Paris le frappa d’une subite horreur. Il demeura court à regarder, les yeux fixes, la bouche béante. Le ciel n’était qu’un tourbillon de feu. Ainsi qu’une forêt immense, la ville brûlait et flambait. Le tocsin ne s’arrêtait pas ; l’artillerie roulait sans interruption. Le cri, la terreur, le bouleversement étaient comme la fin du monde. C’étaient, quelquefois, un tel fracas que l’on eût cru Paris déraciné, de profonds retentissements ainsi que de portes d’airain qu’on ébranle. Les obus sifflaient dans leur vol, les clochers des églises canonnaient, de grandes gerbes d’incendie apparaissaient, où qu’on tournât les yeux, les pavés dégorgeaient du feu, l’air était tout tissu de flamme. Par moments, une trombe de bruit passant dans les rues embrasées, les faisait presque chanceler. Le soleil se leva, mais blême, étouffé par les nuages et par les vapeurs de l’incendie. On ne voyait à l’horizon qu’un vaste cadavre livide, d’où il s’échappait une lumière, trouble comme de la fumée. Alors, le vent souffla avec violence. Tout le firmament retentit. Le mugissement de l’incendie emplissait l’air comme un ouragan. Puis, les hurlements redoublaient. Les spirales ardentes s’élançaient plus haut, les bouches des canons vomissaient des cataractes de tonnerres, les obus, se heurtant dans l’air, tombaient brisés en pesants éclats, les faîtes des palais croulaient ; et les incendies, triomphants et avivés encore par la rafale, se dressèrent de toutes parts, ainsi que des torses géants. Un cercle de démons de feu semblaient entourer la ville, joyeux, hurlant, léchant le ciel de leurs langues monstrueuses… Tout à coup, un obus éclata sur la plate-forme de la tour. Floris tomba. Chus s’abattit, défaillant de peur, mais sans blessure. On ne vit plus Ivan Manès : ses membres furent dispersés au loin, comme par une fronde. Mme Éloi gisait à la renverse ; sa tête, tranchée sous l’oreille, grimaçait suspendue à la peau, au milieu de bouillons de sang. Un demi-quart d’heure se passa, sans que rien remuât sur le sommet du mausolée. Des oiseaux voletaient tout autour, en poussant de petits cris d’effroi. Le drapeau rouge se gonflait au vent. Un soupir souleva la poitrine de Floris. Il ouvrit les yeux.
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