L’homme, les yeux vaguement fixés à l’horizon, agrafait son lourd ceinturon. Il reprit, en secouant la tête :
– J’ai fait un rêve, madame Éloi, un rêve si horrible et si noir, que j’en frissonne encore, à présent.
– Un rêve ! s’écria la cantinière… Oh ! monsieur, racontez-le, je vous prie. J’aime tellement entendre les rêves !… Mon Dieu ! mon Dieu ! je pourrais rester des heures entières à en écouter… Oh ! racontez-le, je vous prie.
– Eh bien soit ! commença le jeune homme… Il me semblait que je marchais dans un grand cimetière, qui était semé d’os humains… Et, tout en marchant, je me disais : Pourquoi ma mère tarde-t-elle ?
– L’excellent cœur ! interrompit Mme Éloi… Mais je vais vous dire. La pauvre dame est peut-être malade… On a vu des choses pareilles… Oh ! il y a des choses extraordinaires !
– Non ! répliqua-t-il, je suis tout seul, sans famille ; je n’ai jamais connu ma mère… Mais soudain, la terre a tremblé, et il me semblait pénétrer dans une sorte de caveau, où se trouvaient des cercueils découverts. Ces cercueils contenaient des cadavres, hideux, gonflés, demi-pourris, sur lesquels je voyais ramper des mouches. Et une voix invisible chuchotait : Voici ta mère ! voici ta sœur ! voici ta femme ! voici ton père !… Alors, mes os se sont glacés et mes cheveux se hérissaient. Maintes fois, je m’efforçai de fuir, mais je sentais mes pieds cloués au sol : et mes regards plongeant, malgré moi, dans le caveau qui se reculait, y découvraient indéfiniment d’autres cadavres et d’autres cercueils. Puis, la terre se souleva lentement, de place en place, comme le dos d’une prairie sous l’effort souterrain des taupes. Ces éminences se multiplièrent, et jusqu’au bout de l’immense plaine, j’apercevais de tous côtés des fronts, des crânes, des faces blêmes qui perçaient la terre, plus frémissants, plus nombreux que les bulles sur les étangs, quand il pleut… Les squelettes surgissaient en foule ; je les voyais s’évader hors des fosses, en s’aidant de leurs bras décharnés. Ils ricanaient, levaient au ciel des orbites vides, chancelaient sur leurs pieds d’ossements. L’air rougeâtre fumait autour d’eux ; le sol bouillonnait comme de l’eau… Et tout à coup, il m’a semblé que les spectres m’apercevaient. Alors, ils ont poussé une clameur effroyable, et tout tremblant, je me suis réveillé.
– Seigneur Dieu, dit la cantinière, voilà un rêve… J’en ai la chair de poule, ma parole !… Tenez, sentez là, sur mon bras… C’est plus gros qu’une tête d’épingle.
Mais un obus passa en sifflant, au-dessus de la prairie déserte, et alla éclater cent mètres plus loin, dans les terrains de la fosse commune. La grosse femme leva la tête vers le ciel :
– Diantre de la prune ! exclama-t-elle… Ah bien ! est-ce qu’on nous joue des farces ?… Ça nous vient-il de la lune, à présent ?
– Montmartre est pris, Montmartre est pris ! s’écria le jeune homme. Ils nous bombardent de là-haut ! Wrobleski était bien informé… Madame Éloi, courez, dites à Just… Ils vont nous écraser de là, comme on écrase un loup, dans une fosse… Trahis ! trahis ! vendus à l’ennemi !… Nous sommes aussi morts que ceux qui sont là ! poursuivit-il, en frappant la terre du pied… Qui commandait là-haut ?… Allons, partons !
– Excusez ! reprit Mme Éloi… Qu’est-ce que je dois dire à Just ?
– Quoi ? Que voudriez-vous lui dire ?
– Je ne sais pas… Vous m’avez dit : Courez, dites à Just…
– Non, c’est inutile ! répondit-il. Tout d’abord, je dois prévenir Wrobleski. L’un de ses hommes attend mon signal, posté dans la lanterne du Panthéon… Ah ! nous sommes trahis, madame Éloi… Quelle duperie que l’espérance !… Allons, versez-moi un coup d’eau-de-vie !… Si Delescluze était un homme… Bah ! nous sommes perdus, c’est certain… Versez, emplissez jusqu’au bord… Bonne femme, si tu pouvais réconforter de même notre cause et lui remettre du cœur au ventre !… Ils ont fusillé l’archevêque… Allons, partons !
– Oui ! partons, partons fite ! dit Chus. Foilà une ponne parole !
À ce moment, il leur parut qu’il s’élevait tout auprès d’eux une vague plainte, un gémissement. Mme Éloi resta béante, tandis que le fripier s’arrêtait.
– Jésus !… Qu’est-ce que c’est ?
– On dirait un râle…
Tout faisait silence maintenant, et ils se regardaient l’un l’autre. La lanterne que haussait Chus projetait au loin, sur la prairie, de monstrueuses têtes noires et des ombres immobiles.
Le bruit s’éleva de nouveau, faible, bas, poignant comme un sanglot. Soudain, Mme Éloi s’écria :
– C’est lui, c’est l’homme ! je parie… le pauvre homme, le fusillé !… Ah ! miséricorde ! Il n’est pas mort ! Ils l’ont manqué, ils l’ont manqué, je parie ma tête qu’ils l’ont manqué !… Vite le falot, monsieur Chus… C’est ça… Ils l’ont manqué, le pauvre… Les bons à rien ! les maladroits !… Tenez, mettons-le là.
Chus s’approcha, sa lanterne à la main. Mme Éloi, agenouillée, soulevait la tête du moribond. Tous trois faisaient cercle autour de lui.
– C’est pourtant malheureux, dit paisiblement le fripier, t’assister à tes choses pareilles… Le saint cantique a pien raison : Oh ! que c’est une chose ponne et une chose agréaple que les frères temeurent unis ensemple ! C’est comme cette huile exquise, répantue sur la tête, qui tescend sur la parpe t’Aaron et qui técoule sur le pord te ses fêtements !… Foyez-fous, matame Éloi. Un homme qui aime à tuer peut se régaler, quand il est soltat… Moi, ce n’est pas mon caractère !
– L’obus ! l’obus ! cria la cantinière. Gare ! gare ! gare ! À plat ventre !
Une forme de flamme et de fer s’abattit, éclata et se dispersa au milieu d’un jet de tonnerre. Tous se relevèrent en silence.
– Dépêchons, reprit alors le jeune homme… Madame Éloi, vite, ôtez au blessé ces entraves. Humectez ses lèvres d’un peu d’eau… Et toi, aide-nous, citoyen, au lieu de rester à claquer des dents… Eh quoi ! tu as donc peur de mourir ? Remue-toi, misérable lâche !… Vite ! arrache avec moi ces longs pieux… Il nous faut transporter ce blessé dans un endroit moins exposé… Arrache-moi ces pieux, te dis-je !
Il fit, en les entrecroisant, une sorte de civière, sur laquelle il jeta son manteau. On plaça dessus le moribond, et les deux hommes, le portant, se mirent en marche.
Tant qu’ils furent dans cette plaine, les obus s’abattirent autour d’eux. Le fripier jetait de tous les côtés des yeux hagards, et à chaque moment paraissait près de s’évanouir. Ils arrivèrent ainsi à l’avenue des Anglais, et hors du tir, Chus respira. Une masse haute et ténébreuse se dressait au bout de l’allée. C’était le mausolée du maréchal Victor, duc de Bellune, vers lequel ils se dirigeaient. On distinguait les créneaux d’une tour, et un drapeau qui se gonflait au vent, sur son sommet.
Mais des fédérés en se hâtant, d’autres ensuite qui couraient, se jetèrent dans le chemin. On entendit des heurts de roues, et à la lueur d’un grand fanal rouge qu’un enfant balançait au bout d’une perche, quelques hommes armés débouchèrent d’un sentier montant et tortueux. Ils entouraient tumultueusement, en les poussant et les tirant, deux charrettes à bras, pleines de cadavres. Sous la lueur sombre du falot, on apercevait les corps pêle-mêle, des torses tout roides de sang, des tonsures, des bouches béantes. Derrière eux, hurlaient et ricanaient des soldats à mufle de tigre ; d’autres, sur un cou long et grêle, balançaient une tête aplatie comme celle de la vipère. On voyait des fronts de taureaux, des profils de porcs, de boucs, de béliers, des faces barbues de singes qu’empourprait le reflet de quelque torche, vacillante au vent de la nuit… Puis, quand ils eurent défilé, apparut un homme, tout hors d’haleine. Il portait une écharpe rouge, insigne des membres de la Commune, et criait, forcené de fureur :
– Qu’attendent-ils ?… Lâches ! traînards !… Leur batterie ne tire pas… Aux gares, aux prisons, aux églises !
Ensuite, avisant tout à coup le jeune homme pâle aux cheveux noirs, arrêté sur le bord de la route :
– Ah ! te voilà, toi ! embrasse-moi ! et il se jetait à son cou… Que les flammes s’élèvent plus haut ! dit-il en regardant Paris. Que les canons crachent leur mitraille, jusqu’à ce que tout soit en poudre !… Rigault mourra ; il l’a juré. Il va sauter avec la préfecture !… J’ai dit adieu à ma femme, à mes enfants… Ce n’est pas moi que tu vois, c’est mon ombre… Embrasse-moi ! Je leur disais bien que l’on pouvait compter sur toi… Nous allons enterrer les otages… Les as-tu vus passer dans les charrettes ?… Deguerry, Bonjean, l’archevêque ?… Hein, camarade, grande nouvelle !… Apprêtez armes ! En joue ! Feu ! Et voilà… Ç’a été fait ce soir, sur les huit heures. Théophile Ferré est l’homme. Hurrah pour lui !… Ho ! ho ! Entends-tu leurs églises ? Comme elles s’époumonent à sonner notre glas ! Paris en feu nous servira de catafalque… Ha, ha, ha ! Nous aurons pour cierges quatre-vingts tours embrasées… Bravo, bien tiré, canonnier ! Brûle, brûle, brûle, ville maudite ! Fais une flamme gigantesque de tes masures, de tes palais, de tes théâtres, des sièges des juges, des confessionnaux !… Qu’il n’y ait plus rien ! Non, ni Dieu, ni maître !… Hein ! il y a longtemps que le monde n’avait vu une pareille nuit !
Une pluie de cendre brûlante s’éparpilla sur les arbres autour d’eux, et sur le vaste cimetière. Alors, le fédéré cria, avec un effroyable ricanement :
– Ramassez-en ! ramassez-en ! Demain, c’est tout ce qu’il restera à prendre de Paris !
Et il s’éloigna en vociférant, et tirant des coups de son revolver.
– Voilà un vrai gars ! fit Mme Éloi, tandis que Chus revenait se placer à l’arrière du brancard… Un vrai gars, quoi !… C’est comme un zouave !
Le jeune homme eut un pâle sourire :
– Oui ! ces Gascons ! reprit-il amèrement… Ils bavarderaient encore, je crois, avec le couteau dans la gorge… J’ai rencontré hier celui-ci… Que me disait-il donc ?… C’était au moment de la nuit où les Tuileries s’allumaient ; ses propos ne m’intéressaient guère. Voyons… Il me parlait d’un étranger qui me recherche dans Paris… L’a-t-il dit, ou bien l’ai-je rêvé ?… Mon esprit est comme une eau trouble… Je ne sais plus… Bah !… Marchons !
Arrivés au bout de l’avenue, ils tournèrent l’angle du tombeau Victor. Leurs pieds buttaient contre les dalles tumulaires. Au-dessus de leurs têtes, le mausolée élevait son massif crénelé, que surmonte une tour carrée ; des arbres de lilas l’environnaient. Ils passèrent devant la grille d’un escalier extérieur qui mène à la plate-forme de la tour, puis s’arrêtèrent, en déposant l’homme blessé au bas du mur.
Il avait les paupières fermées, les bras pendants : la mort était sur ce visage. On voyait les sourcils froncés, les tempes ridées sous les cheveux gris, les pommettes osseuses et décolorées. Du sang souillait sa longue barbe grise.
– Le pauvre homme ! dit la cantinière. Il ne tardera pas, je crains bien, à faire un pâté pour les vers… Cependant, vous savez, tant qu’ils n’ont pas ratissé leurs draps avec la main, et que leur nez ne s’est pas pincé, il reste encore de l’espoir… Et tenez ! Il marmotte, l’entendez-vous ?… Ils sont quelquefois étonnants… Allons, tout juste !… Il se réveille.
Le mourant ouvrit les yeux, en s’agitant avec effort. Des mots entrecoupés s’échappèrent de ses lèvres. Il avait le délire ; et dans sa fièvre, les scènes d’un drame mystérieux se succédaient devant ses yeux, par hallucinations rapides :
– Si vous savez où il se cache, dites-le-moi, je vous en conjure… Moi, un espion ! non ! non ! jamais !… L’Europe entière désigne les Français comme un peuple vaillant et généreux… On dit : poli comme un Français, brave comme un Français… À Bruges ? Non ! il est à Paris !… Hélas ! comment le découvrir ? Toutes les étoiles se sont éteintes !
Le moribond roulait des yeux vitreux, et il balbutiait, en répandant de l’écume sur sa barbe. Tout à coup, il jeta un cri :
– C’est lui ! je le vois… là, en charrette !… Ah ! qu’il est pâle ! Ses deux yeux sont comme deux fontaines de sang… La foule se presse… Écoutez ! les trompettes sonnent… Ho ! des éclairs jaillissent, une trombe de feu… Je suis trop près de l’échafaud. La flamme m’a brûlé au visage… Le sol vacille… l’air bouge comme une toile ardente… Voyez ! voyez ! Il s’agenouille… Par pitié, par pitié ! sauvez-le !… Ho ! la hache !… Ah ! horreur ! horreur !… Le sang jaillit ! Tout est ténèbres à présent. Heu ! je n’entends plus rien qu’un bruissement, un chuchotement de fantômes.
Il se soulevait à demi, en tendant l’oreille avec terreur. Il reprit, les lèvres grelottantes :
– Ho ! ho ! ho ! ho ! partout des cadavres… Les rues sont pavées d’yeux de morts… C’est l’enfer, les fournaises flamboient… Comme ils rugissent, les damnés !… Regardez ! voici des tisserands !… Ah ! ah ! ah ! ils me passent des cordes dans tous les membres, pour me descendre au purgatoire… Le ciel brûle… ho ! ho !… Il en tombe des cataractes de sang bouillant… Ne dansez pas autour de moi !… Vous êtes des démons, je le sais… Ils ont des corps et des habits de femme ; mais je n’aperçois pas les âmes, les âmes !
Le mourant poussait des râles affreux qui déchiraient ses côtes et sa poitrine. Bientôt sa tête s’inclina ; un sang vermeil lui coula de la bouche ; la sueur inonda tout son corps, et il paraissait accablé de torpeur.
– Il dort ! dit le jeune homme, à voix basse. Je m’en vais faire le signal à Wrobleski… Donnez-moi la torche, madame Éloi ! Et toi, approche, citoyen… Voyons ! Est-ce que tu rêves ? Trouve-moi deux hommes qui porteront ce blessé à quelque ambulance… Mais il me faut d’abord prendre la fusée, que j’ai cachée près d’ici, en arrivant.
Le fédéré se dirigea vers une tombe marquée d’un signe, au moyen de branches nouées. Il se baissa, tâtonna sous les pierres, et revint à la tour Victor. Ensuite, poussant la grille roulante, il gravit l’escalier qui monte au flanc du mausolée : et tout droit sur cette plate-forme, avec la ville et l’horizon devant les yeux, il regarda.
Le ciel avait un aspect terrible. Des fumées, emportées par le vent, s’y suivaient, en troupeaux de monstres embrasés, tandis que les pointes des flammes s’élançaient impétueusement dans l’air frémissant. L’incendie, au cœur de Paris, se roulait, en enserrant la ville, ainsi qu’une torche liée à une roue tourne avec elle. Le Palais-Royal flamboyait ; les Tuileries, éventrées, vomissaient une éruption éblouissante ; la rue Royale illuminait tout l’occident. Mais sur la rive gauche du fleuve, le quai d’Orsay, la rue de Lille, le palais de la Légion d’honneur ondoyaient en nappes vermeilles, cependant qu’à l’est, l’Hôtel de ville brûlait d’un bloc, massivement. Tout l’horizon bouillonnait de fournaises, d’explosions, de rauques grondements. Paris semblait flotter sur une mer de lave. Çà et là, le réseau des rues creusait, parmi la nappe écarlate, de profonds ravins de ténèbres. On apercevait comme proches des points lointains, l’angle d’un mur, une fenêtre, des cimes d’arbres, un tuyau bizarre, sur un toit. Certains endroits paraissaient tout blancs ; on eût dit que d’autres ondulaient, sous la rougeur incandescente. D’énormes volutes enflammées bondissaient comme un globe qui crève ; des cornes de feu tout imprégnées d’essence ou d’huiles de peinture fondaient en de grandes stries vertes, orange, violettes ou d’un bleu de soufre. Alors, dans le brasier colossal, volaient des millions de flammèches ; une poussière dévorante de taches rouges et de braises ensemençait le firmament ; de la cendre ardente pleuvait ; les torsions du feu irrité devenaient frénétiques ; l’air faisait une clameur de tempête. Et, tout mêlés à cette horreur, haletants, livides, éperdus, M. Chus et la cantinière crièrent, au bas du mausolée :
– Hourra ! hourra ! Vive la Commune !
Le regard du jeune homme s’attacha sur le dôme du Panthéon. Il se dressait en face de la tour, puissant, tranquille, démesuré. Alors, fixant la fusée de signal entre deux pierres d’un créneau, le fédéré l’alluma de sa torche. Un trait flamboyant s’élança, et creva au zénith, en larges étoiles vertes. L’homme, ensuite, attendit la réponse.
Il apercevait, au fond des rues, comme à des distances incalculables, les Versaillais et ceux de la Commune, derrière des pavés entassés. D’autres survinrent tout à coup, et la bataille se rétablit. Les canons tonnaient comme la foudre ; les balles pétillaient comme une grêle de fer. À travers la clameur du tocsin et le roulement des artilleries, le son aigu des fusillades perçait l’air. Un fracas épouvantable s’éleva, et les deux peuples se heurtaient, comme la mer se heurte à la mer, dans la rafale. Beaucoup de cadavres gisaient ; l’aurore poignait à l’orient. Çà et là, des femmes éperdues s’enfuyaient avec les bras levés : elles apparaissaient lointaines, aux profondeurs de l’abîme ardent, sur des places rouges et désertes. Des chevaux furieux galopaient ; des chiens se sauvaient, en hurlant. Les injures, les râles, les cris de guerre, les tambours, les vociférations, enveloppaient les combattants dans un ouragan de bruit. Les tours, les dômes chancelaient, croulaient, se fendaient en éclats ; les arbres des parcs suaient sous le feu ; la cité révoltée sifflait et rugissait comme une bête aux abois. Tout flambait. L’amas des maisons ressemblait à un nuage rouge, d’où sortait, en tonnant, le bruit du canon, impétueux, déchirant les cervelles, et faisant saigner les oreilles.
– Ma poitrine se gonfle, murmura le jeune homme ; mes cheveux se dressent sur mon front… Que de fois les siècles futurs se représenteront le grand spectacle auquel j’assiste en ce moment ! Que de fois il sera célébré, pour le rêve des hommes d’alors, dans des idiomes encore à naître !… Allons, tonne, rugis, volcan !… Jaillissez, flammes aveuglantes ! Dômes bourrés de poudre, sautez ! Que Paris brûlant se soulève et s’écroule, comme une montagne de feu !
Il reprit, avec un rire amer :
– Et pourtant, même dans le mal, l’homme n’étend pas loin son bras débile. Maintenant, à quelques lieues d’ici, les oiseaux dorment ; la forêt verte est froide de rosée, le fleuve berce ses eaux grisâtres, un cri joyeux de coq monte dans l’air, et les femmes, à cet appel, pressent vaguement leur enfant contre la tiédeur du sein maternel. Cette aurore, pour le monde entier, sera semblable aux autres aurores… Ô jour, ô lumière, salut !… Je t’adresse ici un dernier adieu, car il n’est plus rien de commun entre nous, si ce n’est le peu de temps qui me reste, avant de trouver la mort désirée.
La lanterne du Panthéon s’illumina en ce moment, d’une flamme rougeâtre. C’était le signal de réponse au signal de la tour Victor. Le jeune homme leva les yeux ; puis, poursuivant :
– Ai-je peur ?… Non ! mon âme est calme. La tâche est finie, le but est atteint !… La terre m’a fourni, cette nuit, mon dernier lit ; je ne lui demande plus rien qu’une tombe… À quoi bon la vie, en effet, s’il n’y a aucun remède à mes maux ? Qu’est-ce qu’un jour ajouté à un jour peut m’apporter de félicité, puisque mon cœur est à un amour sans espoir, puisque jamais je ne posséderai ce que je désire, puisque je ne crois plus en des temps meilleurs ?… J’avais peur de la mort, quand j’étais enfant. Son effroi, je me le rappelle, m’a bien souvent réveillé la nuit, et tenu glacé et palpitant. Elle me semble maintenant un oreiller pour ma tête lasse, une auberge pour mes os fatigués… Ah ! il n’y a rien en nous et autour de nous, que des ombres !… La réalité est un songe, que nous faisons les yeux grands ouverts.
Les prunelles fixes, il restait songeur, regardant sans les voir, au-dessous de lui, les deux charrettes des otages, arrêtées dans le campement des artilleurs du Père-Lachaise, parmi les tas d’obus, les gamelles, les tonneaux de cartouches défoncés. La multitude se pressait. De temps à autre, un coup de feu partait, suivi d’une clameur forcenée. Puis soudain, un fédéré de taille lourde et colossale bondit sur un grand sarcophage, et levant avec ses deux bras, aussi haut qu’il put le lever, un des cadavres en soutane violette, l’homme présenta orgueilleusement à Paris révolté, bergerie de tigres et de loups, le cadavre de son pasteur.
Un fédéré se prit à danser. Il jonglait avec son fusil, et une femme, en canezou blanc, l’écharpe ponceau par-dessus, et un yatagan de vermeil brimbalant sur sa jupe trouée, s’avança vis-à-vis de lui, en faisant des postures obscènes. Au même moment, les six canons en batterie au bord du talus tirèrent à toute volée, et dans la poudre qui montait, sous l’horrible lueur déployée comme un immense voile rouge, une ivresse les entraîna. Hommes, femmes, vieillards, tous, pêle-mêle, formèrent une large ronde, où l’on voyait tourbillonner des multitudes de crinières, de barbes, de prunelles étincelantes. On enleva la bonde des tonneaux : deux chaudrons reçurent le vin noir. Les danseurs s’y plongeaient la face, puis repartaient, plus furieusement. Un n***e, en manteau de spahi, tout roidi de pétrole, se roulait la tête d’une épaule à l’autre ; cinq ou six prostituées, habillées de satin jaune et vert, et leurs seins énormes couverts de fard blanc, bondissaient, retroussées jusqu’aux cuisses. Bientôt, les femmes entrèrent en démence. Écumantes, le sabre au poing, elles hurlaient, frappaient l’air, se tordaient comme des Ménades. Plusieurs se prirent de querelle, et l’une d’elles tomba aussitôt, l’épaule presque détachée d’un revers de sabre. Mais son ennemie se rua, et le pied posé contre son flanc, elle arracha le bras et le jeta au loin. Alors toutes, se précipitant, mirent la victime en morceaux, la hachant, la déchirant de leurs sabres, l’une emportant un pied, l’autre une main. Puis, riant frénétiquement, elles se jetaient, comme des balles, les membres palpitants, et de hideux lambeaux sanglants pendaient aux grilles des tombeaux et aux branches. Une femme saisit le cœur, le fixa au bout de sa latte, et elle courait çà et là, à travers la ronde, en vociférant : À deux sous, le cœur de Jésus ! tandis que sous le ciel de flamme, la danse furibonde continuait.