Livre premier-1

3022 Words
Livre premierLe mercredi 24 mai 1871, comme onze heures de nuit sonnaient, un homme qui portait une lanterne à la main suivait, à pas lents, un sentier désert, sur les hauteurs du Père-Lachaise. De là, on voit Paris tout entier. Le ciel était extraordinaire. Une rougeur immense l’emplissait. Au-dessous, dans la confusion des toits, des flèches, des édifices, de grandes fournaises flambaient ; mais l’incendie, combattu tout le jour par les soldats de l’armée de Versailles, avait, à ce moment, on ne sait quoi d’immobile. La canonnade se taisait ; les deux partis harassés faisaient trêve ; la ville, au loin, semblait déserte. Le feu, livide et comme sulfureux, glissait sur les coupoles en silence. Nulle lumière ne sortait de ces pâles gouffres de flamme, mais une obscurité rougeâtre qui laissait distinguer, de toutes parts, des solitudes affreuses et des ruines. L’homme s’arrêta en tressaillant. Des clameurs, des vociférations s’entendaient vaguement, là-bas, dans la plaine semée de tombes, où les nuages enflammés réverbéraient une lueur sinistre. Inquiet, l’homme tendait l’oreille. Ensuite, il se remit en marche. Les incendies se réveillaient sous les rafales du vent d’ouest, et d’autres, que l’on allumait, roulaient de larges fumées noirâtres qui s’entassaient au fond du ciel. De temps en temps, le feu, d’un bond, dressait comme un long bras de flamme, et le cimetière, dans un éclair, s’illuminait et s’éteignait, avec ses jardins ténébreux et ses centaines de stèles blanches. Mais, en bas, sur le boulevard, entre les rangées d’arbres immobiles, s’agitaient des masses obscures. Quatre canons passèrent au grand trot, puis des bataillons défilèrent. Une joie confuse naissait à l’aspect du vaste incendie. Il s’éleva une clameur de guerre ; le profond Paris frissonna. On entendit des voix étranges, des appels, des clairons, des murmures, une universelle rumeur. En cet instant, la batterie du Père-Lachaise tira. La flamme déchirait les ténèbres : à chaque fois, la colline tremblait, et une batterie lointaine, dont l’éclair rouge s’apercevait du côté de l’Arc de triomphe, répondait, comme à temps égaux, coup pour coup, au-dessus de la ville. Soudainement, près d’un if colossal, l’homme s’arrêta de nouveau : – Ami ! cria-t-il… Qui est là ? Il n’y eut point de réponse. – Holà ! qui fife ? reprit-il, avec un nasillement de juif allemand. Une sentinelle, vaguement visible, sous le reflet embrasé des nuées, répliqua du milieu du sentier : – Non ! c’est à vous de répondre !… Halte ! Faites-vous reconnaître ! – Ami, ami, ami ! Fife la Commune ! – Le mot d’ordre ? – Roquette et otaches ! L’homme en vedette proféra un juron comme réponse, puis s’avança indolemment pour reconnaître le survenant. Il portait le mousqueton au dos, et de la tête aux pieds était habillé de rouge, selon la mode des garibaldiens. – Ah ! c’est toi, Chus, maudit voleur marchand ! dit-il, en haussant les épaules. Tu viens encore ici, sans doute, trafiquer avec nos soldats et t’engraisser de leur butin, conquis au prix de leur sang ! – Allons, allons, allons, allons, répliqua l’autre, qui paraissait accoutumé à la burlesque emphase de son compagnon, fous aimez à rire, citoyen… Mais les hapits ne sont que tu fieux trap, et te l’archent comptant est te l’archent comptant. Che m’expose crantement pour fous oplicher. Che fais te pien maufais marchés afec fous et ces messieurs, fos camarates… Aussi, quand ch’ai appris en pas que l’on allait monter ici l’archefêque et les autres otaches que l’on a fusillés ce soir, che me suis tit : Chus, ces pons cheunes chens font te tétommacher cette fois, car les pelles paroles ne font pas les choux cras, et che ne suis pas riche, citoyen. Le garibaldien éclata de rire : – Tu arrives trop tôt à la curée, puant corbeau de cimetière ! Les macchabées ne sont pas encore là… D’ailleurs, Ferré, à la prison, leur aura fait barboter les poches… Ne faut-il pas, reprit-il en s’animant, que les enfants perdus aient leur pâture ?… Allons donc ! que les obus pleuvent et que le pétrole ruisselle ! Le prolétaire s’en moque bien ! Et tout de suite il entonna sur l’air de la Marseillaise : Allons, enfant des barricades,Il est temps, secoue l’oppresseur,Avec gloire, laisse ta mansarde,Du rouge arbore la couleur !Mais derrière les tombeaux et les chapelles funéraires, un feu de peloton retentit ; de la fumée monta dans l’air. Ensuite, on entendit deux coups secs, l’un après l’autre. L’homme rouge et son compagnon avaient tressailli. – Gott im Himmel ! marmotta Chus. On churerait quelqu’un qu’on fusille ! Le garibaldien, à demi ivre, se raffermissait sur ses pieds. – Que les couards crèvent comme des chiens ! fit-il avec exaltation. Qu’on nous donne des rois pour les mettre en cage !… N’ai-je pas mon bon revolver de la bataille de Dijon ?… Bah ! j’en ai vu bien d’autres ! Il se précipita, saisi d’une sorte de frénésie, et disparut parmi les tombes, tandis que le fripier se remettait en marche, à pas lourds, dans le sentier plein d’une boue épaisse. De grosses gouttes, autour de lui, s’écrasaient sur les ifs et les marbres, et tombant de ce ciel embrasé, l’on s’étonnait de leur fraîcheur. Mais une averse, tout à coup, vint battre le vieux cimetière : les gazons noirs, les arbres frémissaient ; la pluie, blêmie par l’incendie, dans les hautes régions du ciel, faisait, en frappant les tombeaux, un long et affreux murmure ; l’ondée roulait en ruisseaux limoneux, aux pentes roides des chemins. Elle cessa subitement ; le terrain remonta, s’élargit ; et stupéfait, le fripier s’arrêta. Devant lui, au milieu d’une prairie déserte, plantée çà et là de quelques croix, un petit feu livide vacillait. La lueur pâle en éclairait un fédéré couché qui dormait, et une vieille femme accroupie, à dix pas d’un cippe isolé. Devant elle, on apercevait une mauvaise table à tréteaux, chargée de brocs et de verres. Rien ne bougeait ; le feu dardant de longs jets de gaz bleuissait l’herbe chargée de pluie. Un chien maigre, couché à l’écart, et qui tenait un crâne entre ses pattes, releva le museau quand Chus s’avança, et il poussait de sourds grondements. À ce moment, la vieille se dressa, et le survenant la reconnut : – Ah ! c’est fous, matame Éloi ! dit-il… Ponsoir, ponsoir, ma foisine, ou plutôt ponchour, n’est-ce pas ? La cantinière mit un doigt sur ses lèvres. Elle était rouge, entassée, énorme, le bras charnu comme une cuisse ordinaire. – Doucement, doucement ! dit-elle… Pauvre mignon !… Il dort là comme un enfant Jésus… Ah ! bonsoir, mon bon monsieur Chus !… J’avais peur que ce ne fût encore un de ces maudits garnements… Les vauriens !… les insolents ! Mais je leur ai bien rivé leur clou !… Honte à vous ! je leur ai dit. Je ne suis pas une de vos guenipes… Je servais à Sébastopol, cantinière au Ier zouaves, et j’avais vu mourir plus de quinze cents gradés, du canon ou du choléra, avant que vous salissiez seulement vos langes !… Voilà ce que je leur ai dit… Car moi, vous savez bien, monsieur Chus, comme garde de femmes en couche, appelée la nuit et le jour dans les maisons les plus respectables, avec les clefs de tout qu’on me donne, la confiance, les égards, j’aimerais autant voir un crapaud, ma parole ! qu’un vaurien et un insolent ! – Allons, répondit Chus, prenez patience ! Que fous est-il tonc arrifé ?… Il faut prentre patience ; matame Éloi… Si tous les fous ne manchaient pas te pain, le plé serait à pon marché. – Bien dit, bien dit ! Vous avez dit le mot !… Si tous les fous ne mangeaient pas de pain… Vrai ! c’est ça que j’aurais dû leur dire… Voulaient-ils pas fusiller un pauvre homme, ici, en face de ma cantine ?… Et ça devait être un brave homme, un homme respectable et instruit… Non, non, non ! je leur dis, ne m’en parlez pas ! Allez où vous voudrez, mais pas ici !… Il y avait là le tambour Rouget, la Pologne, Éloi et deux ou trois autres. Et toi, je dis à Éloi, grand lâche, tu permets au premier venu d’insulter ton épouse légitime… Un bon à rien, je dis, un gobelotteur, un feignant, et pas même républicain ! Au reste, on sait ce que c’est, le particulier qui épouse la cantinière du régiment… Parfaitement, et avec honneur, qu’il me répond, mais ça n’est pas de la politique ! À ce moment, voilà les coups qui partent… Vrai ! les jambes m’en tremblent encore, et je dois être blanche comme un drap. Et tous, ils ne savaient que répéter : C’est un espion, mère Éloi, c’est un espion !… Lui, un espion !… Allons donc ! Un brave homme, avec l’air si poli, si honnête, qu’on aurait eu envie de le caresser comme un toutou, ma parole d’honneur ! comme un petit bichon de dame ! – Che fous crois, matame Éloi, dit Chus. Ces messieurs sont quelquefois pien sauvaches… Ah ! ils ont fusillé un homme !… L’autre chour, en leur procantant, comme ch’offrais teux francs t’une fieille montre t’archent, ch’ai cru qu’ils allaient me téforer… Allons, che tis en plaisantant, collez-moi au mur tout te suite ! Ma fortune sera faite !… Pien, pien ! ils sont cheunes, ils s’amusent… Safez-fous quel était cet homme qu’ils ont fusillé ? reprit-il. – Vous n’étiez donc pas avec Just ? dit la cantinière. – Non, che ne fais que t’arrifer au Père-Lageaise. La vieille haussa les épaules : – Au Père-Lageaise ! Ah ! malheur ! Est-il Dieu permis, grommela-t-elle, d’arranger le français comme ça !… Mais afin de vous dire chaque chose, c’est un pauvre homme qu’ils ont arrêté, soi-disant espion versaillais, devant la porte du cimetière. Paraît qu’il avait adressé des interrogatoires suspects à des citoyennes qui dépavaient : dans quel quartier Wrobleski commandait, si elles connaissaient le citoyen un tel, comme si l’on était espion, pour avoir dans Paris des amis qu’on s’informe !… Alors donc, les femmes ont couru sur lui ; c’était le moment où nous arrivions, la Pologne, le tambour Rouget, le citoyen Pompon et quelques autres. Grâce ! grâce ! qu’il répétait en s’enfuyant… Ah ! tu me demandes des grasses ! je m’en vas t’en donner une maigre ! lui répond une citoyenne, et pan, pan, pan ! sur lui, avec son revolver… Ah ! tu me demandes des grasses ! je m’en vas t’en donner une maigre !… Là-dessus, nous avons pris l’homme et on l’a amené ici, où le vieux Just a fait son jugement, censément en justice du peuple, comme espion, au rond-point des Anglais… Le pauvre homme ! Lui, un espion !… Pour sûr, de sa vie, de ses jours, il n’avait espionné une puce. Je n’ai jamais été pucelle, si cet homme-là était un espion !… Le vieux Just a fait un discours… Plus de sceptres, plus de couronnes ! qu’il criait… Bon ! que nous dit le citoyen Pompon, il restera toujours bien quelques couronnes de Vénus… Vous devriez avoir honte ! je lui dis… Fi ! fi ! sur votre mauvais cœur… Et le pauvre homme qui répétait : Je ne suis pas Français ; je me réclame de l’ambassadeur de mon pays… Sans compter que, rien qu’à son accent, ça s’entendait de quinze mètres, bien sûr !… Enfin, bref, ils l’ont condamné, et comme c’étaient la Pologne et Rouget qui l’avaient amené, on les a chargés, par honneur, de lui faire son exécution… Tas de manants, de malpolis ! Tenez, seulement d’en parler, le sang me monte à la figure, monsieur Chus ! Le fripier secoua la tête d’un air pénétré. Ensuite, reprenant, après un silence : – Mais, tites-moi, matame Éloi, ne sait-on pas qui était ce malheureux ? A fait-il tes pichoux, une montre ? – Ah ! les brigands !… Une montre, vous dites… Bah ! que voulez-vous qu’il lui soit resté avec des grossiers, des garnements sans conscience comme ça ? Tous pires que la b***e à Vidocq ! – Il fautrait cepentant s’enquérir, repartit Chus… C’est en temantant qu’on parcourt le monte… Le paufre homme aura peut-être tes papiers pour étaplir son itentité. – Ma foi, à votre idée ! répondit la vieille. Ça se peut que vous ayez raison, monsieur Chus. Allons le visiter, si ça vous fait plaisir… Oh ! c’est facile, il n’est pas loin ! Et vivement, tandis que l’autre la suivait avec une torche, la cantinière alla lever, à quelques pas de là, un lambeau d’étoffe sanglante dont elle avait recouvert le cadavre. Le mort gisait, les bras en croix, sous le cippe de marbre isolé au pied duquel il était tombé ; ses cheveux gris traînaient, épars, dans la boue et l’herbe mouillée. M. Chus bredouilla de vagues paroles, la grosse femme se signa, puis ils demeurèrent silencieux. À ce versant de la colline, l’incendie ne se voyait plus. Seules, les nuées embrasées laissaient tomber une clarté confuse sur le champ des tombeaux. Subitement, M. Chus tressaillit : – Seigneur tu ciel ! murmura-t-il… Que feulent tire ces taplettes, tans sa main ? Il venait de poser sa torche contre l’urne qui couronnait le cippe. La flamme frappait son long nez busqué, sa barbe noire et drue, ses lourdes paupières. – Quelles tablettes ?… Voyons, montrez ! fit Mme Éloi, tandis que le fripier se baissait. C’était une vieille trousse de chirurgien, d’un maroquin usé et éraillé. Elle ne contenait ni lancettes ni scalpels, mais une liasse de papiers, cinq ou six lettres et des parchemins. Le fripier déplia l’une de ces feuilles. Les deux côtés en étaient couverts d’une écriture singulière, et l’on voyait, au bas, des sceaux officiels de cire jaune, avec l’aigle à deux têtes. – Oh ! oh ! tu russe ! marmotta Chus. Il examina plus attentivement les papiers tombés entre ses mains. Alors, il aperçut ces mots, tracés sur une page volante : À QUI TROUVERA CECI Renvoyez, je vous en conjure, les lettres et les autres documents à l’original du portrait, à Prague, en Bohême. Renvoyez aussi le portrait. Une mère le destinait à son fils. Ne vous souciez pas de la valeur du boîtier d’or. Mme la Grande-Duchesse donnera vingt fois pour récompense ce qu’un marchand en pourrait payer. J’écris ces lignes en cas qu’il m’arrive malheur. C’était tout : pas de signature. – Renfoyez les lettres… Pien ! dit Chus lentement… Renfoyez aussi le portrait… Quel portrait ?… Che ne fois pas te portrait ! Mais, en palpant le maroquin, le fripier y sentit sous ses gros doigts un objet dur et de forme ronde, dans un compartiment caché. Il fouilla cette poche et en tira une boîte d’or, du diamètre à peu près d’une montre et plate comme un écu. Elle s’ouvrait à ressort. Il l’ouvrit. La boîte montra aux regards le portrait d’une jeune femme. Elle était brune, le teint mat, les yeux profonds et lumineux. Un joyau de pierreries fermait son corsage de cour, brodé d’aigles à deux têtes, sans nombre, et elle portait dans les cheveux un diadème de brillants. On voyait, gravée sur le boîtier d’or qui faisait face à la peinture, une couronne impériale. Au-dessous, se lisaient ces mots : Maria-Pia Grande-Duchesse de Russie 1844 – Encore une, reprit la cantinière, à qui les rentes n’ont rien coûté… Une belle femme, c’est certain !… Bah ! bah ! va ton chemin, la vieille ! Toutes ces princesses peuvent bien se faire tirer leur portrait avec des aigles et des diamants dessus, mais il leur est plus difficile d’être la nuit, dans les cimetières, en compagnie des gens qu’on fusille… Elle s’interrompit, les yeux béants, puis clappa de la langue et poussa une exclamation. Le brocanteur, étonné, la regardait. – Passez-moi le médaillon, dit-elle… Ah çà ! est-ce que je deviens folle ?… Passez-moi donc le médaillon, monsieur Chus ! Elle considérait alternativement le portrait qu’elle tenait en main et le soldat couché devant le feu. Ensuite, venant à cet homme, Mme Éloi le dévisagea. Il était brun, avec le teint mat, et des cheveux bouclés et noirs. Sa tête reposait sur son bras ployé, que soutenait un bloc de marbre ; ses armes gisaient auprès de lui. Il dormait tout enveloppé d’un large manteau militaire, s’agitant, balbutiant dans son rêve, et si écrasé de fatigue que la lumière ni le bruit des voix ne le tirait de son sommeil. – Jésus m’entende ! s’écria la vieille… Il y a là quelque mystère… Bien que sa figure soit d’un homme, il a cependant le visage d’une femme, et, bien qu’il ressemble à une femme, je vois, parbleu, que c’est un homme !… Pour l’amour de Dieu, débrouillez-moi ça ! – Que tites-fous ? balbutia Chus. – Ce que je dis ? Ah bien ! j’espère, c’est assez clair… Si l’on ne comprend pas le langage d’un pays, qu’est-ce que j’y puis, ma parole ?… Un nez n’est pas plus pareil à un nez que ce jeune homme à la princesse qui est peinte sur le médaillon… Oh ! j’ai encore de bons yeux… Son s**e d’homme mis de côté, on jurerait voir la princesse. C’est une chose bien étonnante… Deux gouttes d’eau, ma foi, deux moitiés de pomme !… C’est une chose surprenante… Tenez, voyez plutôt, monsieur Chus ! Et, lui présentant avec triomphe le portrait de la boîte d’or : – Le nez, le front, les joues, tout pareil ! poursuivit la cantinière, à voix basse. La bouche, la couleur des cheveux… On devrait payer pour voir ça. Si c’était joué sur le théâtre, on n’y voudrait pas croire, bien sûr… L’excellent cœur ! À peine réveillé… Toutefois, minute ! reprit-elle. Ça ne serait-il point lui faire offense ? Car ce n’est guère le temps, dans ce moment ici, de ressembler à des princesses… Ça pourrait le fâcher, comprenez-vous ? Il vaudra mieux ne rien lui dire. – Sans toute, sans toute, répondit Chus. Quel est ce cheune homme ? Le connaissez-fous ? La cantinière se mit à rire : – Lui ! si je le connais ?… Ah bien ! que le bon Dieu bénisse son bon cœur !… C’est le plus honnête jeune homme qui ait jamais fait la croix sur le pain… J’ai connu des ducs, des marquis, ajouta Mme Éloi, même des cent-gardes de Napoléon, et pas un n’avait si bonne tournure… Pauvre mignon !… Aussi doux qu’un agneau !… Une femme irait à travers les bombes et la mitraille, pour un si bon cœur. – Pien ! pien ! pien ! repartit le brocanteur. Mais te quel pataillon est-il ? Par quel hasard se troufe-t-il ici ? La cantinière se récria : – Comme vous me demandez ça ! on dirait que votre chemise brûle… Est-ce que vous êtes si pressé ? Je ne suis pas une Cosaque ou une Prussienne, entendez-vous ! et je n’ai pas besoin de schlague pour répondre… Allons, c’est bon, c’est bon, monsieur Chus ; je ne vous en veux pas, pour sûr !… Eh bien donc ! on m’a dit son nom ; mais, pour les noms, j’ai si mauvaise tête !… Enfin c’est lui, il y a quelque temps, qui a repris le fort d’Issy. Les Versaillais l’ont repris depuis ; et, à partir de ce moment, voyez-vous, je n’ai plus eu bonne idée pour la Commune ; mais, comme je vous le disais, c’est lui qui l’a repris. Et j’ai souvent été là-bas, du temps qu’il y commandait. Voilà qu’un jour, en plaisantant : Ah ! madame Éloi, qu’il me dit, ils ne vous règlent pas leurs comptes, qu’il me dit, – et je sais pourquoi il me disait ça, – mais Thiers leur réglera le leur ; et il fallait les voir tous rire. Présent ! fait un obus qui arrive, et voilà quatre de mes lascars par terre… C’est le lendemain, par trahison, que nous avons reperdu Issy, et il s’en est allé servir avec son ami Wrobleski, à la Butte-aux-Cailles. Et même je ne l’avais pas revu depuis le matin de l’obus ; car, tenez, je le disais encore hier à Éloi. Mais, ce soir, il est arrivé pour savoir si Montmartre était pris, à cause que le bruit en circule, et pour prévenir le vieux Just de tirer contre le pont d’Austerlitz, où les Versaillais ont des canonnières… Comme il m’a dit qu’il avait faim et que voilà deux nuits qu’il ne dormait pas : Tiens, mange, mon beau coq mignon, je lui ai dit, et une fois qu’il a eu mangé, il s’est endormi près du feu… Mais, attention, il se réveille ! En effet, le dormeur prononçait des paroles confuses ; puis, il ouvrit les paupières et se dressa. Des gouttes de sueur lui tombaient du front, ses mains pâles tremblaient de fièvre. La cantinière s’avança vers lui. – Allons, à merveille, fit-elle. J’allais tout justement vous réveiller, comme vous me l’aviez commandé. – L’air est âpre, répondit le jeune homme. La rosée de la nuit m’a glacé… Ah ! quelle heure est-il ? – Eh bien, il ne doit pas être fort loin de deux heures… Mais, ma foi, écoutez, monsieur. Tout beau garçon que vous êtes, je ne voudrais pas vous avoir pour camarade de lit, bien sûr !… Non, non ! Ce n’est pas ça que je veux dire. Ce n’est pas ce que vous pouvez penser… Mais vous parlez, vous vous tournez, vous vous agitez, comme un cheval sous son collier, ma foi !… oui, comme un cheval qui regimbe.
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