– Il faut frapper à une autre porte, répéta Du Poizat avec un sourire.
Mais l’autre, pris d’une colère subite, lâcha la vérité.
– Est-ce que c’est possible !… Ce diable d’homme vous fâche avec tout le monde. Quand on est de sa b***e, on a une affiche dans le dos.
Il se calma, soupirant, regardant du côté de l’Arc-de-Triomphe, dont le bloc de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il reprit doucement :
– Que voulez-vous ? moi, je suis d’une fidélité bête.
Le colonel, depuis un instant, se tenait debout derrière ces messieurs.
– La fidélité est le chemin de l’honneur, dit-il de sa voix militaire.
Du Poizat et M. Kahn s’écartèrent pour faire place au colonel, qui continua :
– Rougon contracte aujourd’hui une dette envers nous. Rougon ne s’appartient plus.
Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne s’appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu’il comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient un coup d’œil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami n’accaparait pas trop longtemps le grand homme.
Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de causer avec madame Bouchard. Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés jusque-là, les Charbonnel se disputaient. À deux reprises, ils avaient tenté de s’emparer de Rougon, qui s’était laissé enlever par le colonel et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser madame Charbonnel vers lui.
– Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère…
Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans l’embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop d’impatience.
– Nous avons reçu une lettre de votre mère, répéta madame Charbonnel.
Et elle allait lire la lettre, lorsqu’il la lui prit pour la parcourir d’un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d’huile de Plassans, étaient les protégés de madame Félicité, comme on nommait dans sa petite ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l’occasion d’une requête qu’ils présentaient au Conseil d’État. Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le chef-lieu d’un département voisin, était mort en laissant une fortune de cinq cent mille francs aux sœurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel, qui n’avaient jamais compté sur l’héritage, devenus brusquement héritiers par la mort d’un frère du défunt, crièrent alors à la captation ; et comme la communauté demandait au Conseil d’État d’être autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord, pour suivre leur affaire de près. Et l’affaire traînait depuis six mois.
– Nous sommes bien tristes, soupirait madame Charbonnel, pendant que Rougon lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès. Mais monsieur Charbonnel répétait qu’avec vous c’était tout argent gagné, que vous n’aviez qu’un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille francs dans la poche… N’est-ce pas, monsieur Charbonnel ?
L’ancien marchand d’huile branla désespérément la tête.
– C’était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de bouleverser son existence… Ah ! oui, elle est bouleversée, notre existence ! Savez-vous, monsieur Rougon, qu’hier encore la bonne de l’hôtel a refusé de changer nos serviettes sales ! Moi qui, à Plassans, ai cinq armoires de linge !
Et elle continua à se plaindre amèrement de Paris qu’elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours. Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s’étaient rien fait envoyer. Maintenant que cela n’en finissait plus, ils s’entêtaient dans leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir, sans linge, presque sans vêtements. Ils n’avaient pas même une brosse, et madame Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils s’asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de rage.
– Et cet hôtel est si mal fréquenté ! murmura M. Charbonnel avec de gros yeux pudibonds. Il y a un jeune homme, à côté de nous. On entend des choses…
Rougon repliait la lettre.
– Ma mère, dit-il, vous donne l’excellent conseil de patienter. Je ne puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage… Votre affaire me paraît bonne ; mais me voilà parti, et je n’ose plus rien vous promettre.
– Nous quittons Paris demain ! cria madame Charbonnel, dans un élan de désespoir.
Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle. M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils faiblissaient, ils avaient une souleur, comme si, brusquement, les cinq cent mille francs se fussent écroulés devant eux.
Rougon continuait affectueusement :
– Vous avez affaire à forte partie. Monseigneur Rochart, l’évêque de Faverolles, est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des sœurs de la Sainte-Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissant aujourd’hui… Mais je laisse ici des amis, j’espère pouvoir agir sans me mettre en avant. Vous avez attendu si longtemps que, si vous parlez demain…
– Nous resterons, nous resterons, se hâta de balbutier madame Charbonnel. Ah ! monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher !
Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui pût l’emmener encore dans une embrasure de fenêtre ; toute la b***e était repue. En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu’on lui imposait. Pendant un quart d’heure, il fut terrible pour ses amis, dont il venait d’écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si loin, il se montra si dur pour la jolie madame Bouchard, que les yeux de la jeune femme s’emplirent de larmes, sans qu’elle cessât de sourire. Les amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires n’allaient mieux qu’aux heures où Rougon s’exerçait les poings sur leur nuque.
À ce moment, on frappa un coup discret à la porte.
– Non, non, n’ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce qu’on se moque de moi ! J’ai déjà la tête cassée.
Et, comme on ébranlait la porte plus violemment :
– Ah ! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce Merle dehors !
On ne frappa plus. Mais, tout d’un coup, dans un angle du cabinet, une petite porte s’ouvrit, donnant passage à une énorme jupe de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très claire, très ornée de nœuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce, sans qu’on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait vivement au-dehors.
– Monsieur Rougon ! appela la dame, en montrant enfin son visage.
C’était madame Correur, avec un chapeau garni d’une botte de roses. Rougon, qui s’avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.
– Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit madame Correur, en couvant d’un regard tendre le grand diable d’huissier, debout et souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de lui ?
– Mais oui, certainement, répondit Rougon d’une façon aimable.
Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de madame Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de ses tempes.
– Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu’un, j’aime que tout le monde soit satisfait… Et si vous aviez besoin de quelque conseil, venez me voir, le matin, vous savez, de huit à neuf. Allons, soyez sage.
Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon :
– Il n’y a rien qui vaille les anciens militaires.
Puis, elle ne le lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas devant la fenêtre, à l’autre bout. Elle le grondait de n’avoir point ouvert. Si Merle n’avait pas consenti à l’introduire par la petite porte, elle serait donc restée dehors ? Dieu savait pourtant si elle avait besoin de le voir ! car, enfin, il ne pouvait pas s’en aller ainsi, sans lui dire où en étaient ses pétitions. Elle sortit de sa poche un petit carnet, très riche, recouvert de moire rose.
– Je n’ai vu le Moniteur qu’après mon déjeuner, dit-elle. J’ai pris tout de suite un fiacre… Voyons, où en est l’affaire de madame Leturc, la veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un résultat pour la semaine prochaine… Et l’affaire de cette demoiselle, vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à l’impératrice… Et toutes ces dames, madame Chardon, madame Testanière, madame Jalaguier, qui attendent depuis des mois ?
Rougon, paisiblement, donnait des réponses, expliquait les retards, descendait dans les détails les plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à madame Correur qu’elle devait à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle était si heureuse de rendre service ! Qu’allait-elle devenir, avec toutes ces dames ? Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon connaissait bien. Elle répétait qu’elle était une Martineau, des Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l’on pouvait citer jusqu’à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s’expliquait nettement sur son nom de Correur. À l’âge de vingt-quatre ans, elle s’était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de rendez-vous, sous un hangar. Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une monstruosité dont le pays s’entretenait toujours. Depuis ce temps, elle vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit à son frère, maintenant à la tête de l’étude, sans pouvoir obtenir de lui une réponse ; et elle accusait de ce silence sa belle-sœur, « une femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau », disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du Poizat, pour s’y montrer en femme cossue et respectée.
– J’ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle ; je parie qu’elle jette mes lettres au feu… Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait bien qu’elle m’ouvrît la maison toute grande. Ils n’ont pas d’enfant, j’aurais des affaires d’intérêt à régler… Martineau a quinze ans de plus que moi, et il est goutteux, m’a-t-on dit.
Puis, elle changea brusquement de voix, elle reprit :
– Enfin, ne pensons pas à tout cela… C’est pour vous qu’il s’agit de travailler à cette heure, n’est-ce pas, Eugène ? On travaillera, vous verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque chose… Vous vous souvenez, en 51 ?
Rougon sourit. Et, comme elle lui serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et murmura :
– Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d’être raisonnable. Est-ce qu’il ne s’est pas avisé, l’autre semaine, après s’être fait mettre au poste, de donner mon nom, pour que j’aille le réclamer !
Madame Correur promit de parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon logeait à l’hôtel Vanneau, garçon précieux à l’occasion, mais d’un débraillé très compromettant.
– J’ai un fiacre en bas, je me sauve, dit-elle avec un sourire, tout haut, en gagnant le milieu du cabinet.
Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la b***e s’en aller en même temps qu’elle. Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre quelqu’un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors, commença une grande distribution de poignées de mains. Rougon s’était mis près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans l’oreille, pour qu’il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà sur la première marche de l’escalier, et madame Correur causait avec Merle, au fond de l’antichambre, pendant que madame Bouchard, attendue à quelques pas par son mari et par M. d’Escorailles, s’attardait encore devant Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu’elle était trop bête quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l’entendant demander cela, revint brusquement ; les autres le suivirent, il y eut une rentrée générale.
– Nous irons tous vous voir, criait le colonel.
– Il ne faut pas que vous vous enterriez, disaient plusieurs voix.
M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase :
– Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la France.
Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un gros soupir de soulagement. Delestang, qu’il avait oublié, sortit alors de derrière le tas de cartons, à l’abri duquel il venait d’achever le classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient. Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs du grand homme. Il n’y avait que lui pour rendre service ; il possédait un esprit d’ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin ; et Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu’on pût savoir s’il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d’œil dans tous les coins :
– Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous… Il n’y a plus qu’à donner l’ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.
Il appela l’huissier, lui indiqua ses papiers personnels. À toutes les recommandations, l’huissier répondait :
– Oui, monsieur le président.
– Eh ! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m’appelez donc plus président, puisque je ne le suis plus.
Merle s’inclina, fit un pas vers la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant :
– Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur… Elle a dit en riant qu’elle monterait bien avec le cheval, si l’escalier était assez large… C’est seulement pour serrer la main à monsieur.
Rougon fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant, l’air très ému :
– Mademoiselle Clorinde !
Alors, Rougon fit répondre qu’il descendait. Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, les sourcils froncés, d’un air soupçonneux, frappé de son émotion.
– Méfiez-vous des femmes, répéta-t-il.
Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet. Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à poignées, ne laissaient qu’une petite pelletée de cendre noire. Comme il fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s’éteignit en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce vide.