– C’est bête, tout ça ! dit-il simplement.
– Vous allez un peu loin, murmura M. Kahn.
Delestang, très pâle, s’était mis debout, derrière les fauteuils. Il ouvrit doucement la porte pour voir si personne n’écoutait. Mais il n’aperçut, dans l’antichambre, que la haute silhouette de Merle, dont le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d’un air mécontent.
– Sans doute, l’empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence. Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le sien.
Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le mot très joli.
– Mais, je le répète, continua Rougon d’une voix particulière, je me retire de mon plein gré. Si l’on vous interroge, vous qui êtes de mes amis, affirmez qu’hier soir encore j’étais libre de reprendre ma démission… Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J’ai pu me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du Conseil d’État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma retraite. Mais j’avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. J’étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je devais à la bienveillance de l’empereur.
Il dit toute cette tirade en l’accompagnant d’un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu’il parlait à la Chambre. Ces explications étaient évidemment destinées au public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu’il appelait « le f****r des médiocrités ». La Chambre, selon lui, jouissait encore d’une liberté absurde. On y parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine bien montée, l’empereur au sommet, les grands corps et les fonctionnaires au-dessous ; réduits à l’état de rouages. Il riait, sa poitrine sautait, pendant qu’il outrait son système, avec une rage de mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.
– Mais, interrompit M. Kahn, l’empereur en haut, tous les autres en bas, ce n’est gai que pour l’empereur, cela !
– Quand on s’ennuie, on s’en va, dit tranquillement Rougon.
Il cligna un instant les paupières, puis il ajouta :
– On attend que cela soit amusant, et l’on revient.
Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, sachant ce qu’il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d’une disgrâce, pour faire peau neuve ; l’affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber en honnête homme.
– Et que dit-on ? demanda Rougon pour rompre le silence.
– Moi, j’arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l’heure, dans un café, j’ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre retraite.
– Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn ; Béjuin vous aime beaucoup. C’est un garçon un peu éteint, mais d’une grande solidité… Le petit La Rouquette lui-même m’a paru très convenable. Il parle de vous en excellents termes.
Et la conversation continua sur les uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui donna complaisamment les notes les plus précises sur l’attitude du Corps législatif à son égard.
– Cette après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n’avoir aucun renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, au saut du lit, j’en aurai long à vous conter.
– À propos, s’écria M. Kahn en riant, j’oubliais de vous parler de Combelot !… Non, jamais je n’ai vu un homme plus gêné…
Mais il s’arrêta devant un clignement d’yeux de Rougon, qui lui montrait le dos de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser le dessus d’une bibliothèque où des journaux s’entassaient. M. de Combelot avait épousé une sœur de Delestang. Ce dernier, depuis la disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan ; aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un sourire :
– Pourquoi ne continuez-vous pas ?… Combelot est un s*t. Hein ? voilà le mot lâché !
Cette exécution aisée d’un beau-frère égaya beaucoup ces messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu’à se moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre parmi les dames. Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un paquet de journaux sur le tapis :
– Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.
Cette vérité ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez baissé, comme perdu au fond d’un portefeuille dont il examinait chaque poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un emportement d’hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées jusqu’au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy autrefois, avant l’empire, affirmait qu’il était alors entretenu par sa maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place de Paris, sans qu’on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils s’échauffaient l’un l’autre, ils se renvoyaient des faits de plus en plus forts : dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un pot-de-vin de quinze cent mille francs ; il venait d’offrir, le mois dernier, un hôtel à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de six cent mille francs, sa part d’un trafic sur les actions des chemins de fer du Maroc ; il n’y avait pas huit jours enfin, la grande affaire des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s’était écroulée avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de pioche n’avait été donné, depuis deux ans qu’ils opéraient des versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s’efforçant de rapetisser sa haute mine d’aventurier élégant, parlant de maladies anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu’à attaquer la galerie de tableaux qu’il réunissait alors.
– C’est un bandit tombé dans la peau d’un vaudevilliste, finit par dire Du Poizat.
Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros yeux.
– Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu ! comme vous voulez faire les vôtres… Nous ne nous entendons guère. Si je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai volontiers. Mais tout ce que vous racontez là n’empêche pas que Marsy soit d’une jolie force. Si la fantaisie l’en prenait, il ne ferait qu’une bouchée de vous deux, je vous en préviens.
Et il quitta son fauteuil, las d’être assis, étirant ses membres. Puis, il ajouta, dans un gros bâillement :
– D’autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me mettre en travers.
– Oh ! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu’il achèterait cher… Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a joué un si singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse, que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.
Rougon était allé jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.
– On s’assomme, on ne s’égratigne pas, dit-il en haussant dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui traînent chez les autres.
Et il prit la lettre, l’enflamma à la bougie, s’en servit comme d’une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de plomb ; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient avec de petites langues bleues ; tandis que, dans le brasier ardent, au milieu d’un pullulement d’étincelles, des fragments consumés restaient intacts, lisibles encore.
À ce moment, la porte s’ouvrit toute grande. Une voix disait en riant :
– Bien, bien, je vous excuserai, Merle… Je suis de la maison. Si vous m’empêchiez d’entrer par ici, je ferais le tour par la salle des séances, parbleu !
C’était M. d’Escorailles, que Rougon, depuis six mois, avait fait nommer auditeur au conseil d’État. Il amenait à son bras la jolie madame Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de printemps.
– Allons, bon ! des femmes, maintenant ! murmura Rougon.
Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d’incendie. Et il levait sa large face, l’air maussade. M. d’Escorailles ne se déconcerta pas. Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour prendre une figure de circonstance.
– Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait absolument à vous apporter ses regrets… Nous avons lu le Moniteur ce matin…
– Vous avez lu le Moniteur, vous autres, gronda Rougon qui se décida enfin à se mettre debout.
Mais il aperçut une personne qu’il n’avait pas encore vue : Il murmura, après avoir cligné les yeux.
– Ah ! monsieur Bouchard.
C’était le mari, en effet. Il venait d’entrer, derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait soixante ans, la tête toute blanche, l’œil éteint, la face comme usée par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas une parole. Il prit d’un air pénétré la main de Rougon, qu’il secoua trois fois, de haut en bas, énergiquement.
– Eh bien ! dit ce dernier, vous êtes très gentils d’être tous venus me voir ; seulement, vous allez diablement me gêner… Enfin, mettez-vous de ce côté-là… Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.
Il se tournait, lorsqu’il se trouva en face du colonel Jobelin.
– Vous aussi, colonel ! cria-t-il.
La porte était restée ouverte, Merle n’avait pu s’opposer à l’entrée du colonel, qui montait l’escalier derrière les talons des Bouchard. Il tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève de troisième au lycée Louis-le-Grand.
– J’ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C’est dans le malheur que se révèlent les vrais amis… Auguste, donne une poignée de main.
Mais Rougon s’élançait vers l’antichambre, en criant :
– Fermez donc la porte, Merle ! À quoi pensez-vous ! Tout Paris va entrer.
L’huissier montra sa face calme, en disant :
– C’est qu’ils vous ont vu, monsieur le président.
Et il dut s’effacer pour laisser passer les Charbonnel. Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant, désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.
– Nous venons de voir le Moniteur… Ah ! quelle nouvelle ! comme votre pauvre mère va être désolée ! Et nous, dans quelle triste position cela nous met !
Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire. Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant qu’on pouvait l’enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha d’achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l’embrasure d’une fenêtre, durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en chemin quelque affaire importante. Tous les sièges étaient encombrés de paquets ficelés ; madame Bouchard seule avait pu s’asseoir sur un fauteuil resté libre ; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M. Kahn, pendant que M. d’Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres. Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel de s’accroupir un instant, pour reprendre haleine ; tandis que le jeune Auguste, ravi de tomber dans ce remue-ménage, furetait, disparaissait derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en jetant de haut les journaux de la bibliothèque. Madame Bouchard eut une légère toux.
– Vous avez tort de rester dans cette saleté, dit Rougon, occupé à vider les cartons qu’il avait prié Delestang de ne point toucher.
Mais la jeune femme, toute rose d’avoir toussé, lui assura qu’elle était très bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la b***e se lança dans les condoléances. L’empereur, vraiment, ne se souciait guère des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D’ailleurs, c’était toujours ainsi : une grande intelligence devait liguer contre elle toutes les médiocrités.
– Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.
– Tant pis pour eux ! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs serviteurs.
Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers Rougon.
– Quand un homme comme vous tombe, c’est un deuil public.
La b***e approuva :
– Oui, oui, un deuil public !
Sous la brutalité de ces éloges, Rougon leva la tête. Ses joues grises s’allumaient d’une lueur, sa face entière avait un sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une femme l’est de sa grâce ; et il aimait à recevoir les flatteries à bout portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n’être écrasée par aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les uns les autres ; ils se guettaient du regard, cherchant à s’évincer, ne voulant pas parler haut. À présent que le grand homme paraissait dompté, l’heure pressait d’en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui le suivit docilement, un carton entre les bras.
– Avez-vous songé à moi ? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire aimable.
– Parfaitement. Votre nomination de commandeur m’a encore été promise il y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu’aujourd’hui, il m’est impossible de rien affirmer… Je crains, je vous l’avoue, que mes amis ne reçoivent le contrecoup de ma disgrâce.
Les lèvres du colonel tremblèrent d’émotion. Il balbutia qu’il fallait lutter, qu’il lutterait lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela :
– Auguste !
Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups d’œil luisants sur les petites bottines de madame Bouchard. Il accourut.
– Voilà mon gaillard ! reprit le colonel à demi-voix. Vous savez qu’il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je compte sur vous. J’hésite encore entre la magistrature et l’administration… Donne une poignée de mains, Auguste, pour que ton bon ami se souvienne de toi.
Pendant ce temps, madame Bouchard, qui mordillait son gant d’impatience, s’était levée et avait gagné la fenêtre de gauche, en ordonnant d’un regard à M. d’Escorailles de la suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d’appui, à regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud ; tandis que la Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues, toutes pailletées de lumière.
Madame Bouchard se tourna tout d’un coup, en criant :
– Oh ! monsieur Rougon, venez donc voir !
Et, comme Rougon se hâtait de quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du milieu.
– Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer, racontait madame Bouchard.
Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu’à ce que M. d’Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dit :
– Monsieur Bouchard veut donner sa démission. Nous vous l’avons amené pour que vous le raisonniez.
Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le révoltaient.
– Oui, monsieur Rougon, j’ai commencé par être expéditionnaire à l’Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien devoir à la faveur ni à l’intrigue… Je suis chef de bureau depuis 47. Et bien ! le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant, quatre fois sous la république, et une fois sous l’empire, sans que le ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques… Maintenant vous n’allez plus être là pour tenir la promesse que vous m’aviez faite, et j’aime mieux me retirer.
Rougon dut le calmer. La place n’était toujours pas donnée à un autre ; si elle lui échappait cette fois encore, ce ne serait qu’une occasion perdue, une occasion qui se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de madame Bouchard, en la complimentant d’un air paternel. La maison du chef de bureau était la première qui l’eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C’était là qu’il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et se trouva tout d’un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de témoin à madame Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très bien élevée, d’une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait voulu une jeune fille de province, parce qu’il tenait à l’honnêteté. Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.
– Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu’on fait tout ce que vous voulez… Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.
Et il prit à part M. d’Escorailles, pour lui annoncer qu’il avait écrit le matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait conserver tranquillement sa situation. La famille d’Escorailles était une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des souliers éculés devant l’hôtel du vieux marquis, père de Jules, mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l’enfant se ralliât à l’empire. C’était un résultat de l’abomination des temps.
À la fenêtre du milieu, qu’ils avaient ouverte pour mieux s’isoler, M. Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon était trop vif. Il n’aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura, comme se parlant à lui-même :
– On sait que l’on tombe, on ne sait jamais si l’on se relèvera.
Du Poizat feignit de n’avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit :
– Oh ! c’est un garçon très fort.
Alors, le député se tourna brusquement, lui parla très vite, dans la figure.
– Là, entre nous, j’ai peur pour lui. Il joue avec le feu… Certes, nous sommes ses amis, et il n’est pas question de l’abandonner. Je tiens à constater seulement qu’il n’a guère songé à nous, dans tout ceci… Ainsi moi, par exemple, j’ai entre les mains des intérêts énormes qu’il vient de compromettre par son coup de tête. Il n’aurait pas le droit de m’en vouloir, n’est-ce pas ? si j’allais maintenant frapper à une autre porte ; car, enfin, ce n’est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi les populations.