Chapitre II-3

2036 Words
– Ma fille, dit Simon, ta langue se donne trop de licence. Les querelles et les combats sont l’affaire des hommes, et non celle des femmes, et il ne convient à une jeune fille ni d’en parler ni même d’y songer. – Mais si l’on se les permet en notre présence, mon père, il est un peu dur de nous défendre d’en parler et d’y songer. Je conviendrai avec vous que ce vaillant bourgeois de Perth a un des meilleurs cœurs qu’on puisse trouver dans l’enceinte de cette ville, – qu’il s’écarterait de trois cents pas de son chemin plutôt que de marcher sur un insecte, – qu’il n’aimerait pas plus à tuer une araignée de gaîté de cœur que s’il était certain parent du roi Robert, d’heureuse mémoire ; que lors de la dernière querelle qu’il eut avant son départ, il se battit avec quatre bouchers pour les empêcher de tuer un pauvre bouledogue qui ne s’était pas bien comporté dans le combat du taureau, et que ce ne fut pas sans peine qu’il évita d’avoir le sort du chien qu’il protégeait. Je conviendrai aussi que le pauvre ne passe jamais devant la porte du riche armurier sans y trouver des aliments et des aumônes. Mais à quoi sert sa charité, quand son bras condamne aux pleurs et à l’indigence autant de veuves et d’orphelins que sa bourse en soulage. – Écoutez seulement un mot, Catherine, avant de continuer à adresser à mon ami cette litanie de reproches qui ont bien quelque apparence de bon sens, mais qui dans le fond ne sont pas d’accord avec tout ce que nous voyons et ce que nous entendons. Quel est le spectacle auquel s’empressent de courir notre roi et toute sa cour, nos nobles, nos dames, nos abbés, nos moines et nos prêtres ? n’est-ce pas un tournoi, une joute ? N’y sont-ils pas pour admirer les prouesses de la chevalerie, pour être témoins des hauts faits de braves chevaliers, pour voir des actions glorieuses et honorables exécutées par les armes et au prix du sang ? En quoi diffère ce que font ces nobles chevaliers de ce que fait notre bon Henry Gow dans sa sphère ? Qui a jamais entendu dire qu’il ait a***é de sa force et de son adresse pour faire le mal ou favoriser l’oppression ? et qui ne sait combien de fois il en a fait usage pour servir la bonne cause dans notre ville ? Ne devrais-tu pas, toi, parmi toutes les femmes de la ville, te faire une gloire et un honneur de ce qu’un homme ayant un cœur si bien placé et un bras si vigoureux se soit déclaré ton bachelier ? De quoi les dames les plus orgueilleuses sont-elles le plus fières, si ce n’est de la prouesse de leur galant ? Et le plus hardi chevalier d’Ecosse a-t-il fait des exploits plus remarquables que mon brave fils Henry, quoiqu’il ne soit que d’humble extraction ? N’est-il pas renommé dans la haute et basse Écosse comme le meilleur armurier qui ait jamais forgé une claymore et le meilleur soldat qui l’ait jamais tirée du fourreau ? – Vous êtes en contradiction avec vous-même, mon père, si vous permettez à votre fille de parler ainsi. Remercions Dieu et tous les saints d’être nés dans une humble et paisible condition qui nous place au-dessous de l’attention de ceux qu’une haute naissance et plus encore l’orgueil conduisent à la gloire par des œuvres de cruauté sanguinaire, que les grands et les puissants appellent des faits de chevalerie. Votre sagesse conviendra qu’il serait absurde à nous de vouloir nous parer de leurs plumes et porter leurs splendides vêtements : pourquoi donc imiterions-nous les vices dans lesquels ils se donnent pleine carrière ? pourquoi prendrions-nous l’orgueil de leur cœur endurci et leur cruauté barbare, qui se fait du meurtre non seulement un divertissement, mais un triomphe et un sujet de vaine gloire ? Que ceux dont le sang réclame des hommages sanglants s’en fassent un honneur et un plaisir ; mais nous, qui ne sommes pas du nombre des sacrificateurs, nous n’en pouvons que mieux plaindre les souffrances des victimes. Remercions le ciel de nous avoir placés dans notre humble situation, puisqu’elle nous met à l’abri de la tentation. – Mais pardonnez-moi, mon père, si j’ai passé les bornes de mon devoir en combattant les idées que vous avez sur ce sujet, et qui vous sont communes avec tant d’autres personnes. – Sur ma foi, Catherine, tu as la langue trop bien pendue pour moi, lui dit son père avec beaucoup d’humeur. Je ne suis qu’un pauvre artisan, et ce que je sais le mieux c’est distinguer le gant de la main droite de celui de la main gauche. Mais si tu veux que je te pardonne, dis quelques mots de consolation à mon pauvre Henry. Le voilà confondu et déconcerté de t’avoir entendue prêcher comme tu viens de le faire ; et lui pour qui le son d’une trompette était comme une invitation à un festin, le voilà qui baisse l’oreille au son du sifflet d’un enfant. Dans le fait Henry Smith, en entendant la voix qui lui était si chère peindre son caractère sous des couleurs si défavorables, avait baissé la tête sur la table en l’appuyant sur ses bras croisés, dans l’attitude de l’accablement le plus profond et presque du désespoir. – Plût au ciel, mon père, répondit Catherine, qu’il fût en mon pouvoir de donner des consolations à Henry sans trahir la cause sacrée de la vérité dont je viens d’être l’interprète ! Et je puis, je dois même avoir une telle mission, continua-t-elle d’un ton qui, d’après la beauté parfaite de ses traits et l’enthousiasme avec lequel elle parlait, aurait pu passer pour de l’inspiration. Prenant alors un ton plus solennel : – Le ciel, dit-elle, ne confia jamais la vérité à une bouche, quelque faible qu’elle fût, sans lui donner le droit d’annoncer la merci tout en prononçant le jugement. Lève la tête, Henry ; lève la tête, homme bon, généreux et magnanime, quoique cruellement égaré ! Tes fautes sont celles de ce siècle cruel et sans remords, tes vertus n’appartiennent qu’à toi. Tandis qu’elle parlait ainsi elle plaça une main sur le bras de Smith, et le tirant de dessous sa tête avec une douce violence, mais à laquelle il ne put résister, elle le força à lever vers elle ses traits mâles et ses yeux, dans lesquels les reproches de Catherine joints à d’autres sentiments avaient appelé des larmes. – Ne pleure pas, lui dit-elle, ou plutôt pleure, mais comme ceux qui conservent l’espérance. Abjure les démons de l’orgueil et de la colère qui t’assiègent si constamment, et jette loin de toi ces maudites armes, dont l’usage fatal et meurtrier t’offre une tentation à laquelle tu te laisses aller si aisément. – Ce sont des conseils perdus, Catherine, répondit Smith. Je puis me faire moine, et me retirer du monde ; mais tant que j’y vivrai il faut que je m’occupe de mon métier, et tant que je fabriquerai des armes pour les autres je ne puis résister à la tentation de m’en servir moi-même. Vous ne m’adresseriez pas les reproches que vous me faites si vous saviez combien les moyens par lesquels je gagne mon pain sont inséparables de cet esprit guerrier dont vous me faites un crime, quoiqu’il soit le résultat d’une nécessité inévitable. Tandis que je donne au bouclier ou à la cuirasse la solidité nécessaire pour résister aux coups, ne dois-je pas toujours avoir l’esprit fixé sur la manière dont on les frappe, sur la force avec laquelle on les reporte ; et quand je forge ou que je trempe une épée, m’est-il possible d’oublier l’usage auquel elle est destinée ? – Eh bien ! mon cher Henry, s’écria la jeune enthousiaste, tandis que ses deux petites mains saisissaient la main forte et nerveuse du vigoureux armurier qu’elles soulevèrent avec quelque difficulté, Smith n’opposant aucune résistance à ce mouvement, mais ne faisant que s’y prêter sans l’aider ; eh bien ! mon cher Henry, renoncez à la profession qui vous environne de tels pièges. Abjurez la fabrication de ces armes qui ne peuvent être utiles que pour abréger la vie humaine, déjà trop courte pour le repentir, ou pour encourager par un sentiment de sécurité ceux que la crainte pourrait empêcher sans cela de s’exposer au péril. L’art de forger des armes offensives et défensives est criminel pour un homme dont le caractère toujours v*****t trouve dans ce travail un piège et une occasion de pécher. Renoncez donc entièrement à fabriquer des armes de quelque espèce que ce soit, et méritez le pardon du ciel en abjurant tout ce qui peut vous faire retomber dans votre péché habituel. – Et que ferai-je pour gagner ma vie ? demanda Smith, quand j’aurai abandonné la profession pour laquelle Henry de Perth s’est fait connaître depuis le Tay jusqu’à la Tamise ? – Votre art vous offre des ressources louables et innocentes, répondit Catherine. Si vous renoncez à forger des épées et des boucliers, vous pouvez vous consacrer à fabriquer la bêche utile et le fer de l’honorable charrue, tous ces outils qui contribuent à soutenir la vie ou à en augmenter l’agrément. Vous pouvez forger des barres et des serrures pour défendre la propriété du faible contre l’oppression du plus fort et les agressions des brigands. La foule se rendra encore chez vous, et votre honorable industrie se trouvera… Ici Catherine fut interrompue. Ses déclamations contre les tournois et les joutes contenaient une doctrine toute nouvelle pour son père, et cependant il les avait entendues en se disant tout bas qu’elle pourrait bien n’avoir pas tout à fait tort. Il désirait même secrètement que celui dont il avait le projet de faire son gendre ne s’exposât pas volontairement aux périls que le caractère entreprenant et la force prodigieuse de Smith lui avaient fait braver jusqu’alors trop aisément. Jusqu’à ce point il aurait désiré que les arguments de Catherine produisissent quelque effet sur l’esprit de son amant, qu’il savait être aussi docile quand l’affection exerçait son influence sur lui, qu’il était opiniâtre et intraitable quand il était attaqué par des remontrances hostiles ou des menaces. Mais les raisonnements de sa fille contrarièrent ses vues quand il l’entendit insister pour prouver que celui qu’il voulait choisir pour gendre devait renoncer à la profession la plus lucrative qui existât alors en Écosse, et qui rapportait plus de profit à Henry de Perth qu’à aucun autre armurier du royaume. Il avait quelque idée confuse qu’il ne serait pas mal de faire perdre à Smith l’habitude qu’il avait de recourir trop souvent aux armes, quoiqu’il ne pût sans en être fier se voir lié avec un homme qui les maniait avec tant de supériorité, ce qui n’était pas un petit mérite dans ce siècle belliqueux. Mais quand il entendit sa fille recommander à son amant, comme la route la plus courte pour arriver à cet état pacifique d’esprit, de renoncer à cette profession lucrative dans laquelle il n’avait pas de rival, et qui d’après les querelles particulières qui avaient lieu tous les jours et les guerres fréquentes à cette époque était sûre de lui rapporter un profit considérable, il ne put retenir plus longtemps, sa colère. Catherine avait à peine donné à son amant le conseil de fabriquer des instruments d’agriculture, que son père, convaincu qu’il avait raison, ce dont il avait douté dans la première partie des remontrances de sa fille, s’écria avec vivacité : – Des barres et des serrures ! des fers de charrue et des dents de herse !… et pourquoi pas des pelles et des pincettes ? Il ne lui faudrait plus qu’un âne pour porter ses marchandises de village en village, et tu en conduirais un second par le licou… As-tu tout à fait perdu le bon sens, Catherine ? ou t’imagines-tu que dans ce siècle de fer on trouve beaucoup de gens disposés à donner de l’argent pour autre chose que ce qui peut les mettre en état d’ôter la vie à leurs ennemis ou de défendre la leur ? Ce qu’il nous faut à présent, sotte fille, c’est une épée pour nous protéger, et non des charrues pour ouvrir la terre afin de lui confier des grains que nous ne verrons peut-être jamais produire une moisson. Quant au pain dont on a besoin chaque jour, le plus fort s’en empare, et il vit ; le faible s’en passe, et meurt de faim. Heureux celui qui comme mon digne fils a le moyen de gagner sa vie autrement qu’à la pointe de l’épée qu’il fabrique ! Prêche-lui la paix autant que tu le voudras, ce n’est pas moi qui te dirai jamais non à cet égard ; mais t’entendre conseiller au premier armurier d’Écosse de renoncer à fabriquer des épées, des haches d’armes et des armures, il y a de quoi pousser à bout la patience même. Retire-toi ! et demain matin, si tu as le bonheur de voir Henry Smith, ce que tu ne mérites guère d’après la manière dont tu l’as traité, souviens-toi que tu verras un homme qui n’a pas son égal en Écosse dans le maniement des armes, et qui peut gagner cinq cents marcs par an sans manquer au repos d’un seul jour de fête. Catherine, en entendant son père parler d’un ton si péremptoire, le salua avec respect, et sans plus de cérémonie se retira dans sa chambre à coucher.
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