XIV
Les moussons
Le thé venait d’être servi. Devant une carte hollandaise à grands points, Maurice, le compas à la main, instruisait ses officiers de la situation exacte du navire.
Sa prudence, son savoir, allaient être aux prises avec l’ignorance et la criminelle cupidité des deux misérables.
Par la force des choses, sans se douter qu’il plaidait pour sa vie, le jeune capitaine employa les seuls arguments qui pussent le sauver.
En ce sens, malgré les leçons maritimes et les détails hydrographiques auxquels nous sommes condamné ici, la scène que nous devons raconter est une scène de drame d’un intérêt poignant.
La brise, devenue maniable, permettait au navire de s’éloigner sensiblement de la côte de Passir, où il était affalé par une mer très grosse.
Maître Requin commandait le quart, avec ordre de gouverner plein et de profiter des moindres risées pour s’élever vers le milieu du détroit de Macassar, qui sépare la grande île de Bornéo de celle de Célèbes.
Inquiet et mécontent des dispositions de l’équipage, le vieux bandit défendait en outre les abords de la dunette. Armé d’un harpon, il se tenait prêt à en frapper quiconque essaierait d’entrer chez le capitaine.
– Voici l’accalmie, ils vont faire leur coup, dit un matelot.
– Oui, mais regarde maître Requin avec son harpon.
– M’est avis que le capitaine est dans de mauvais draps.
– Qui lui parera la coque sera malin.
– Quel dommage !… un manœuvrier pareil.
– Bah ! tant pis pour lui !… La flibuste a son charme.
– Pourquoi aussi M. Grandfort veut-il faire les affaires de l’armateur et pas les siennes avec les nôtres ?
– Les siennes, il les ferait tout de même, vu qu’il est intéressé pour un tiers dans l’armement.
– Brassinet, Biflard et Requin ont un autre intérêt.
– Et nous aussi ; bah ! laissons courir !
L’équipage demeura neutre.
Pouvait-on espérer que d’anciens forbans, désireux de recommencer la course et fort compromis par leurs navigations passées, feraient de l’héroïsme pour sauver Maurice ? Assurément, plusieurs d’entre eux étaient disposés à le mettre sur ses gardes ; le menaçant harpon de Requin les en empêcha.
Devant la carte marine se débattait une question de vie et de mort.
Le vent soufflait de l’est, c’est-à-dire d’une direction exceptionnelle, et par conséquent peu durable. Soit après une nouvelle bourrasque, soit après un calme plat, ou encore par une saute soudaine, il devait avant peu passer au nord, tirant vers le nord-ouest, car on était à la fin de septembre.
Maurice, connaissant les lois constantes des courants atmosphériques dans les parages où il naviguait, savait parfaitement qu’en cette partie de la Malaisie, la mousson du nord au nord-nord-ouest commence au plus tard vers le milieu d’octobre. Après quoi elle règne sereine et paisible jusqu’aux approches de mai.
Brassinet et surtout Biflard n’entendaient rien aux moussons.
– Messieurs, leur dit le jeune et savant capitaine, affalés comme nous le sommes sur un rivage infesté de pirates, nous ne pouvons songer à relâcher. Le sultan malais de Cotti n’est lui-même qu’un chef de forbans. Il faut donc à tout prix nous élever au large bord sur bord. Du reste, je commence à être sans inquiétudes graves.
Eh ! eh ! fit Brassinet, nous ne sommes pas encore aux noces, quoique nous l’ayons échappé belle !
– On peut s’en vanter ! ajouta Biflard. Sur la bordée de tribord la brise adonne, c’est vrai, capitaine, mais celle de bâbord sera pire, comme de raison, et il va être temps de la courir.
– Nous la ferons courte, et sur l’autre bord nous serons ; parés, dit Maurice avec assurance. Maintenant, suivez-moi sur la carte.
Brassinet et Biflard écoutaient curieusement. Avec leurs desseins, il était bon de bien se pénétrer de la situation ; maritime.
– Mon intention définitive, poursuivait Maurice, est de gagner Vlaardingen, l’ancien, Macassar ou, Mangkassar des cartes françaises, que vous voyez là dans la partie sud-ouest de Célèbes.
– Vlaardingen ! fit Biflard.
– C’est-il un bon endroit ? demanda Brassinet.
– Ce port que je connais nous offrira toutes les ressources nécessaires. Nous n’y ferons point d’affaires, selon toute apparence, mais nous serons au vent des Moluques.
– Au vent !… nous serons au vent ! interrompit grossièrement Biflard. La brise qui nous bat en côte, est tout ce qu’il y a de plus contraire, et si je n’ai pas la berlue.
– Vous y voyez à merveille, fit Maurice : aussi, je ne raisonne pas sur le temps que nous avons, mais sur celui que nous aurons dans quelques jours, demain, cette nuit, peut-être…
– Ah ! par exemple ! voilà qui est fort ! dit Biflard dont l’étonnement trahit la profonde ignorance.
– Moi, fit Brassinet rivalisant d’incapacité, j’ai connu un capitaine qui, à force de calculer sur le vent du lendemain, ne profitait jamais de la bonne brise…
Maurice reprit avec une amicale sérénité.
– Dans d’autres parages, Brassinet, cela peut être une faute ridicule, mais dans ceux-ci l’étude des vents est la clé de toutes les opérations maritimes et conséquemment commerciales. À des distances relativement très rapprochées au nord ou au sud des îles de la Sonde, par exemple, à l’est ou à l’ouest de Bornéo, les moussons suivent des courants très divers. Il en résulte de grands avantagés quand on sait régler son itinéraire en conséquence. À une époque déterminée en tel ou tel lieu, on trouve toujours le vent dont on a envie.
– Mâtin, fit Biflard.
– Fichtre ! ajouta Brassinet.
– Si l’on combine bien sa marche, si l’on ne perd pas de temps au mouillage, on passe à point nommé d’un courant atmosphérique dans un autre avec une précision qui rend les voyages d’aller et de retour d’une certitude absolue.
Biflard haussa les épaules ; Brassinet se mordait les lèvres avec dédain.
– Pendant la campagne du Colibri, j’ai été tellement frappé ; de ces avantages que je vais essayer d’en profiter.
– Malgré ça, dit Brassinet d’un ton presque insolent, nous sommes partis pour Sambas et nous arrivons à Vlaardingen, merci ! en voilà, de la certitude… absolue !… C’est comme si, partant pour Paris, on avait la chance d’arriver à Rome.
Biflard éclata de rire.
Maurice, qui était fait aux façons incultes de ses deux compagnons de voyage, dit avec calme :
– Sans contredit, Brassinet, mais fort malheureusement cette année la mousson s’est renversée près d’un mois avant le temps habituel. En cent ans pareille anomalie n’a pas lieu deux fois. Sans une circonstance si peu vraisemblable qu’elle doit être comptée pour rien, nous aurions reçu ce coup de vent-ci au mouillage de Sambas, en parfait abri dans la rivière, et notre voyage à Célèbes n’aurait lieu que le mois prochain.
– Ah ! capitaine ! s’écria Biflard avec une sincère admiration, vous connaissez crânement votre affaire.
Brassinet fronça les sourcils ; l’exclamation de son complice lui déplaisait singulièrement.
– J’ai dû m’occuper à fond des vents périodiques de ces contrées, poursuivait Grandfort. Toutes nos opérations commerciales sont basées sur les zones des moussons. Aussi, dès qu’il fera beau, m’efforcerai-je de vous rendre ce sujet familier, car, si vous veniez à me perdre…
– Oh ! capitaine ! s’écrièrent à la fois Brassinet et Biflard avec un touchant accord.
– En attendant, mes amis, veillez bien cette nuit ; mes ordres sont sur le journal de route ; suivez-les exactement et à la moindre apparence de danger qu’on m’éveille ! Une dernière tasse de thé, messieurs.
– Volontiers !
– Pardon ! capitaine, dit Biflard, je crois que la mâture fatigue beaucoup ; venez voir, s’il vous plaît.
Maurice sortit sans défiance ; Brassinet s’empara de la théière.
Le jeune capitaine examina le ciel ; la mer et la voilure.
– Tout va bien ! rien ne fatigue trop, j’en réponds, dit-il. À dix heures, vous virerez de bord, maître Requin, et à onze, si la brise est la même, vous reprendrez cette bordée-ci. En cas de changement de temps, qu’on m’avertisse. Vous savez que la route est le sud-sud-est ?
– Oui, capitaine.
– Bon quart, maître !
– Bonne nuit, capitaine ! répondit sourdement le vieux bandit qui, pendant ce colloque, avait eu soin de cacher son harpon.
Maurice, rentré dans la dunette, avala d’un trait sa lasse de thé ; puis, en se couchant tout habillé sur le divan :
– C’est bizarre ! dit-il, je trouve à cette dernière tasse un arrière-goût : d’amertume.
– Moi aussi, dit Biflard, Brassinet aura ménagé le sucre !… l’avare !
– Non ! j’aurai mis trop de tafia, et ce tafia hollandais est un peu cousin du genièvre, en sorte que…
Maurice Grandfort, qui depuis huit jours se refusait un seul instant de repos, était déjà profondément endormi.
Biflard et Brassinet rejoignirent maître Requin.
– Il dort ! lui dirent-ils.
– Bon ! fit le maître, parons la mécanique !
– En douceur ! s’écria Riflard, n’allons pas faire fausse route.
– Hein ! qu’est-ce qui le prend ? demanda Requin. Il était le plus pressé l’autre soir.
Brassinet était soucieux.
– Vous connaissez-vous aux moussons, vous autres ? dit Biflard. Ce que le capitaine nous en a conté donne à penser ; et terriblement. Avant d’en finir, nous ne ferions pas mal d’apprendre à manœuvrer par ici.
– Gare dessous ! murmura Requin d’un ton farouche.
Il fit un moulinet avec son harpon effilé.
– D’après le capitaine, poursuivait Biflard, le vent va passer au nord…
– On sait ça ! dit Requin.
– Comment aller à Holo, chez votre émir Bahar ?… Que ferons-nous ?…
– Je ne suis pas embarrassé, dit le maître.
– Il faut s’entendre, car, au bout du compte, on n’a qu’une peau, et Brassinet n’est pas capable de nous commander.
Brassinet serra les poings.
Requin prit le lieutenant au collet :
– Vas-tu virer maintenant du bord à monsieur l’Esprit des Eaux ? dit-il avec rage. Tu n’as qu’à hésiter, tu y passes le premier comme un traître…
– Pardon ! mes amis, balbutia le misérable Billard.
– Largue-le ! qu’il s’explique ! dit Brassinet à Requin.
– C’est moi qui demande ce que vous avez l’intention de faire, reprit Billard d’un ton doucereux ; je ne doute pas de vous ; seulement, après le coup, nous ne serions plus trop en sûreté chez les Hollandais.
– Paysan, va ! riposta maître Requin. Oui, la mousson chavire, c’est connu !… Et pour atterrir à Holo, nous risquons d’avoir vent debout ; mais Passir est à tribord, Cotti à bâbord ; nous sommes francs d’avaries, nous avons nos canons, nous voici dans un amour d’endroit pour faire la flibuste ! et ça presse, je vous dis, rapport à l’équipage. Ils virent, les brigands aux cœurs de tourterelles.
Après le typhon, j’en ai entendu plus d’un et de deux qui commençaient à marronner : « Le capitaine est un marin, un sans peur ! C’est dommage de lui faire péter son lof ! faut dénoncer les autres ! »
Les autres, c’est nous trois !… Et on n’a qu’une peau, lieutenant Biflard.
– Suffit ! dépêchons !
– D’ailleurs, ajouta Brassinet, Requin connaît ces parages-ci sur le bout du doigt.
– Tant mieux ! je n’en souhaite pas davantage ! s’écria Biflard. Je ne parlais tout à l’heure que dans l’intérêt commun.
– Après ça, les amis, dit Requin d’un ton de supériorité, il ne manque pas de pilotes pour les enfants de l’émir Bahar datou de la mer !
Le harpon de maître Requin fut, au résumé, l’argument décisif, car Brassinet n’avait guère moins été ébranlé que Biflard par la leçon d’hydrographie de Maurice Grandfort.