XIII
Le typhon
Au nord des îles de Sonde, c’est-à-dire dans les parages où l’Esprit-des-Eaux devait entreprendre ses principales opérai fions, il fut accueilli par une des formidables tempêtes des mers de Chine.
Au sortir de Batavia, son dernier point de relâche, Maurice Grandfort comptait sur la fin de la mousson du sud pour se rendre à Sambas, petite ville hollandaise de la côte occidentale de Bornéo, ou, à proprement parler, de Kalémantan.
Ses projets étaient sages et calculés avec la connaissance parfaite des vents périodiques. Mais, contrairement à toute vraisemblance, par un phénomène exceptionnel et presque sans exemple, le renversement de la mousson eut lieu plus d’un mois avant l’époque ordinaire.
Le coup de vent qui éclate presque toujours, lors de la grande révolution atmosphérique, le jeta dans l’est avec une violence effroyable.
– Ah çà ! dit Brassinet à maître Requin, il est temps, nous y sommes.
– Doucement ! fit le vieux pirate, le coup de vent commence à peine ; laissons M. l’Esprit-des-Eaux se débrouiller.
– Au bout de six mois, attendre encore ! dit Biflard avec humeur. Je suis d’avis, moi, de faire notre affaire tout de suite.
– Merci ! pour que l’équipage s’en prenne à nous, si nous faisons des avaries, et pour que nous ne trouvions pas de bon endroit pour nous réparer.
– Requin, qui ne parlait que du sultan de Holo et de l’émir Bahar, brasse à culer maintenant, fit Riflard.
– Les réparations au compte de l’armateur, c’est plus sûr et moins cher, dit maître Requin. Ne me parlez pas d’entrer en brindezingue dans les ports libres. Par ici, les loups se mangent entre eux, comprenez-vous ?
– Requin a raison, s’écria Brassinet. Quelques jours de plus ou de moins ne sont pas une histoire.
À la majorité de deux voix sur trois, le guet-apens fut ajourné.
Affalé sur une côte sauvage hérissée d’écueils, drossé par des courants peu connus, entouré de brisants qui surgissent de toutes parts, l’Esprit-des-Eaux est bientôt dans une position désespérée.
Un marin médiocre eût perdu son bâtiment, mais Maurice Grandfort est à la hauteur de son rôle.
Énergie, vigilance, présence d’esprit, sang-froid, hardiesse, savoir, il déploie toutes les qualités d’un homme de mer accompli.
La sonde à la main, la carte sous les yeux, il lutte de corps et d’âme.
Il manœuvre, observe et calcule en même temps avec une prévision qu’aucun accident de mer ne peut mettre en défaut.
Dix fois il a failli se briser, d’abord sur les écueils Klein-Enkhuysen, puis sur les côtes méridionales de Bornéo, puis enfin sur les innombrables récifs qui hérissent l’issue méridionale du détroit de Macassar. – Mais, toujours prêt à mouiller, si par instant il jette l’ancre, c’est pour parer un danger dont il est souvent le seul qui ait pressenti l’approche.
Ses voiles sont appareillées à l’instant même ; il recommence à tenir tête aux vents, tantôt en chargeant de toile à faire frissonner les intrépides bandits qui lui obéissent et admirent son audace, tantôt en se tenant à la cape sans crainte, parce que ses observations astronomiques lui prouvent que les courants portent au large des brisants.
Entre eux, les matelots se disaient :
– Tonnerre ! le capitaine est un crâne, tout de même.
– Quel aplomb ! comme il manœuvre !
– Voilà ce qui s’appelle manier une barque !
– Dis donc, toi, crois-tu que Brassinet et les autres soient matelots de même ?
– Je n’en sais rien. Ah ! si le capitaine était pour la flibuste !…
– Quel dommage !
La flibuste, la piraterie, était donc l’aspiration secrète de tous les gens du bord. Leurs sinistres desseins commençaient pourtant à être ébranlés par les talents de marin dont Maurice ne cessait de leur donner des preuves.
On faisait route vers les possessions hollandaises de l’île Célèbes. Le vent, passant au sud-est, avait brusquement poussé le navire dans le Pater-Noster ou détroit de Macassar, dont le nom, tombé en désuétude, mais qui figure encore sur la carte réduite de 1797, dit assez combien les premiers navigateurs chrétiens le trouvèrent dangereux.
Maurice s’y trouva engagé malgré lui.
Cédant à la nécessité, sans trop de regret, il était bien résolu, s’il le fallait absolument, à se laisser porter jusqu’aux Philippines.
Les courants, les tourbillons et l’ouragan malaisien ne devaient point tarder à le forcer encore de modifier ses projets.
Les tornades se succèdent, Maurice en profite.
Ces saules de vent continues qui, de tous les points de l’horizon, fondent à bord coup sur coup, ne le déconcertent jamais. L’Esprit-des-Eaux se tient sous l’allure et la voilure les plus convenables. Le jeune capitaine semble initié à la marche capricieuse de ces brises formidables, dont il se fait des auxiliaires pour doubler les bancs de roche.
Plus la tempête se prolonge, plus les forbans abandonnent les préventions que Brassinet, Billard et surtout maître Requin se sont attachés à leur inspirer.
– C’est un homme !… – un vrai !… – un fini !…– un navigateur !… – un marin !… – un Sans-Peur !… – un Jean Bart !
– Manœuvrier pareil ne se trouve pas sur la mer jolie à tout bout de gaffe…
– Et m’est avis qu’il sera dur de lui faire avaler la sienne.
– Va pour la flibuste, boni… mais tuer le capitaine, non ! je n’en suis plus ; il est trop brave !… Regarde-moi ce calme !
– Moi, d’abord, je ne m’en mêle pas ; j’aimerais mieux me faire capucin.
Ces propos, recueillis deçà delà par maître Requin, l’alarment sérieusement. Que Maurice soit prévenu, le complot avorte, car l’équipage presque entier se rangera de son côté.
Tout à coup le typhon soulève les profondeurs de la mer.
De tous les ouragans, le typhon ou syphon est le plus irrésistible ; sa pression n’est pas toujours oblique comme celle des tempêtes ordinaires ; elle peut s’exercer perpendiculairement de haut en bas, ou même, – phénomène plus étonnant encore, – de bas en haut.
Pompe aspirante et refoulante qui agit du sommet des nuées jusqu’au fond des cavités sous-marines, il attire, il aspire les eaux, il les refoule ensuite, écrase et fait plonger le navire ; enfin il se combine parfois avec un mouvement de rotation d’une puissance incalculable.
Il ne brise point les mâts, il les arrache, – et, pour nous servir d’une comparaison vulgaire, mais d’autant plus saisissante, il les enlève comme un tire-bouchon. Haubans, galhaubans, étais, cassent alors comme des fils ; la mâture entière disparaît emportée par le Dragon-Géant, le Typhée de la mythologie grecque. Il ne chavire point les vaisseaux, il les coule, et la mer les engloutit.
Le typhon, prévu à temps par Maurice Grandfort, trouve le navire entouré d’un double chapelet de barriques vides qui forment ceinture au-dessus du niveau de la mer. Voiles, vergues, mâts supérieurs, tout est dépassé, tout est amené ; les panneaux cloués sur les écoutilles sont recouverts d’épaisses toiles goudronnées dites prélarts. Les hommes sont à l’abri. Maurice seul veille à l’arrière, où il s’est fait attacher par le milieu du corps à des boucles de fer. Les ancres sont en mouillage ; les canons prêts à faire feu. Aucune de ces sages précautions ne sera inutile.
La colonne d’air pèse sur la coque, le trois-mâts gémit et s’enfonce les lames déferlent de bout en bout sur le pont.
Mais le double chapelet de tonnes vides empêche que le bâtiment puisse se retourner la quille en l’air ; il remonte à la surface.
Le jeune capitaine, comme un plongeur habile, a passé sous l’eau une minute entière sans perdre son sang-froid.
Presque aussitôt, il aperçoit à l’arrière une ligne de brisants.
Mais les ancres tombent à son premier commandement et mordent sur un fond solide.
Au même instant, deux trombes, conséquences inévitables des typhons, s’avancent vers le navire.
– Feu ! crie Maurice.
Et les deux tours, battues en brèche, s’écroulent avec un épouvantable fracas. Pour la seconde fois, les lames balayent le pont.
Le typhon passé, la tempête continue. Les brisants sont trop près pour qu’on soit en sûreté au mouillage. Mâts et vergues seront remis à postes avec une promptitude magnifique.
Maurice ose appareiller sous ses basses voiles par une mer démontée. D’un coup d’œil certain, il dirige la plus périlleuse des manœuvres qu’il ait encore faites ; le succès justifie son audace. Il navigue bientôt sous le vent du banc d’écueils.
Mais les dangers succèdent aux dangers.
On découvre un rivage escarpé, à moins de deux milles dans la fatale direction vers laquelle porte la brise.
L’infatigable capitaine n’est pas surpris. – Il s’attendait à rencontrer cette côté dont il compte bien s’éloigner par des bordées successives dès qu’il disposera de ses voiles supérieures qu’on achève de parer.
Sous une allure facile, l’Esprit-des-Eaux en effet, ne tarde pas à courir des bords qui l’élèveront sensiblement au large avant le retour de la nuit.
Tant d’habileté, tant de bonheur, tant de courage achèvent d’émerveiller les bandits qui, depuis six mois, exécutent les ordres de Maurice avec un zèle bien fait pour accroître son aveugle confiance.
Ceux qui n’ayant jamais navigué dans la Malaisie, ne connaissent ni les typhons, ni les trombes, se demandent si Brassinet, Biflard ou Requin seraient capables de les sauver en pareille rencontre.
– Au diable la flibuste ! disent-ils déjà, il nous faut le capitaine pour nous commander, vu qu’il n’y a point pareil à lui.
Maître Requin se hâta d’avertir Brassinet :
– Ah ça ! mille tonnerres ! dit-il, veillons au grain. L’équipage prend goût à l’autre ; notre coup rate si nous tardons.
– Le vent mollit et adonne un peu, profitons de l’accalmie. Ce sera pour cette nuit !… Et après, en route pour Holo, vive l’émir Bahar ! attrape à cueillir les piastres fortes !
Le lieutenant Biflard, prévenu aussitôt, opina du bonnet avec empressement.
Le capitaine qui achevait de pointer sa carte, fit inviter ses deux officiers à venir prendre le thé chez lui.
– As-tu la chose ? demanda Biflard à Brassinet.
– Es-tu donc bête ! répondit poliment ce dernier.
Ils entrèrent dans la dunette sur cet échange de paroles et de pensées également délicates.
Heureux d’avoir échappé au typhon et au naufrage sur les récifs, Maurice Grandfort souriait sans concevoir à cette heure la moindre des appréhensions ; et pourtant, il était menacé d’un danger mille fois plus horrible.