Chapitre VI

976 Words
Chapitre VIHuit jours s’étaient écoulés. La résignation aux maux sans remède est le propre des gens de la campagne. Nature patiente et calme, douée d’une âpre énergie, le paysan, habitué à lutter contre les caprices de la température, l’ingratitude du sol, les inondations et les incendies ; le paysan, disons-nous, se soumet assez vite aux volontés d’en haut, si dures soient-elles. Le rêve de bonheur de mame Suzon et celui de sa nièce Noémi se trouvaient maintenant indéfiniment ajournés et reculés. Quand reviendrait Laurent ? Et Laurent reviendrait-il ? Telles étaient les deux questions solennelles et terribles que les pauvres femmes se posaient chaque matin et chaque soir. Elles s’en allaient tous les jours, à six heures, entendre la messe à Férolles, priaient pour le pauvre soldat, et s’en revenaient ensuite au moulin. Plus de chansons et plus de rires, mais pas de larmes non plus. Les deux femmes avaient une de ces douleurs calmes et silencieuses qui sont les plus poignantes. Un nouvel hôte s’était installé au moulin. Cet hôte, c’était Michel Brûlart. Le mauvais garnement, le braconnier, le vagabond, avait paru s’amender tout à coup. Mame Suzon lui avait vu verser d’abondantes larmes, qui paraissaient sincères. Comme, pendant plusieurs heures, la pauvre meunière avait été dans un état alarmant, Michel était resté auprès d’elle. Le soir était venu : il avait soupé et couché au moulin. Le lendemain, il s’était offert à aller à Orléans pour avoir des nouvelles positives de la guerre. Il y était allé en effet et en était revenu avec cette vague espérance qu’on ne se battrait peut-être pas. C’était du moins ce qu’on lui avait dit à l’intendance. Cette bonne nouvelle avait fait bien venir le messager. Il était demeuré au moulin le lendemain encore. Un des garçons meuniers s’étant pris la main dans un engrenage, s’était trouvé dans l’impossibilité de travailler. Michel s’était offert à sa place. – Tu as l’air de vouloir te ranger, lui avait dit mame Suzon. Reste donc, et conduis-toi bien ici, tandis que mon pauvre enfant se bat à ta place. Deux jours après, on reçut la nouvelle d’un premier engagement entre les troupes franco-italiennes et l’armée autrichienne. Ce premier engagement était une victoire, et la préfecture fit afficher un supplément au Moniteur des communes à la porte de toutes les mairies. Le lendemain il arriva une lettre de Laurent. Le jeune homme écrivait du camp de San-Martino. Il avait pris part à la première bataille, il s’était bien conduit, et il était porté pour le grade de sergent. Sa lettre était toute pleine de cette humeur belliqueuse qui fait le fond de notre caractère national et transforme un paysan en héros en moins de huit jours. Les deux femmes allèrent porter un cierge à l’autel de la Vierge, et, au retour, mame Suzon fit faire une distribution de pain aux habitants les plus nécessiteux du pays. Michel travaillait avec ardeur, ne quittait plus mame Suzon ni le Grillon, et allait chaque matin au-devant du facteur avec l’espérance d’avoir une nouvelle lettre de Laurent. Les gens de Férolles eux-mêmes s’étaient émus de cette transformation subite. Les uns disaient : – Jamais nous n’aurions cru que Michel fût capable d’un bon sentiment. Les autres corrigeaient cette opinion par celle-ci : – Si le père et la mère n’avaient pas été des mauvais sujets et qu’ils l’eussent élevé autrement, cet enfant n’aurait pas mal tourné. Quant au père Brûlart, depuis que son fils travaillait, il se montrait de temps en temps au cabaret de Férolles et haussait les épaules quand on lui parlait de Michel. – Puisqu’il est au moulin, disait-il, qu’il y reste ! c’est un fier débarras pour moi. On l’avait même entendu formuler des menaces contre son fils ; et le bruit en était venu aux oreilles de mame Suzon qui lui avait dit : – Travaille, mon enfant, et je prendrai soin de ton avenir. Ne t’inquiète pas de ce que dit ton père. Si tu deviens un brave garçon et un bon ouvrier, quand mon Laurent sera revenu, il ne regardera pas à te donner quelques milliers de francs pour t’établir. Il y avait donc déjà huit jours que Michel était au moulin. Au lieu de coucher dans le corps de logis principal, et par conséquent sous la même clef que mame Suzon et sa nièce, il s’était modestement installé dans la chambrette attenante à l’écurie et qui était destinée au charretier, en temps ordinaire. Mais comme le charretier qu’on avait alors était marié avec la servante, il n’occupait pas la chambrette, et Michel s’en était accommodé. Or donc, ce soir-là, après souper, après une prière faite en commun pour le soldat, Michel souhaita la bonne nuit à la meunière et au Grillon et s’alla coucher. La nuit était si noire que, pour traverser la cour, il fut obligé de prendre une lanterne, de peur de se jeter dans le trou au f****r qu’on venait de vider. Seulement, une fois dans son réduit, au lieu de se déshabiller, il se glissa tout vêtu sous ses couvertures, après avoir éteint la lanterne. Puis il attendit. Avait-il donc quelque expédition de braconnage en tête, et sa conversion n’était-elle pas complète ? Il attendit environ une heure. Comme on était dans la belle saison, on pouvait coucher les fenêtres ouvertes. Michel avait donc laissé la sienne entrebâillée, et il prêtait l’oreille à ces moindres bruits lointains de la nuit qu’un braconnier distingue si merveilleusement. Les grenouilles coassaient au bord de l’écluse. Le moulin tournait ; au loin, dans les champs, on entendait le houhoulement monotone d’un hibou. Puis il vint un moment où le houhoulement parut se dédoubler. Au lieu d’un hibou, Michel en entendit deux. – Eh ! se dit-il, je crois que v’là le moment. Et il sortit lestement du lit, prit ses sabots à la main, se glissa hors de la chambrette, traversa l’écurie, monta l’échelle du grenier à foin et sortit par la porte de ce dernier endroit. On entendait toujours chanter deux hiboux. Michel, toujours nu-pieds, se mit à courir à travers champs. Quand il fut à cent pas du moulin, il posa deux doigts sur sa bouche, et fit à son tour entendre un cri semblable à celui qu’il avait entendu. Ce n’était plus deux hiboux qu’on entendait, c’était trois. Puis Michel se remit en route, et ne craignant plus d’être entendu des gens du moulin, il remit ses sabots.
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