Chapitre VMichel Brûlart avait deviné la vérité.
Ce Nicolas Maurey était le type le plus pur du charretier abruti et bestial qui ne sait que deux choses, faire claquer son fouet et maltraiter ses chevaux.
Pas méchant, mais brutal et têtu, et entrant en fureur si on lui disait qu’il ne ménageait pas son attelage.
Trop souvent le charretier croit qu’un cheval lui appartient et qu’il a le droit de l’accabler de coups les plus violents si la pauvre bête n’a pas la force de sortir d’une ornière ou de monter une côte.
Nicolas Maurey était bien cet être à demi sauvage, moitié homme et moitié brute.
Il allait chercher du sable à une marnière qui était au-dessus du moulin et appartenait à mame Suzon.
Celle-ci avait cédé au fermier de Grangetaine l’exploitation de ladite marnière.
Pour s’y rendre, il fallait croiser d’abord le raccourci qui conduisait de Férolles au plateau de Sologne, sur lequel était situé le château du maire, et passer ensuite dans la cour même du moulin.
Les choses étaient donc arrivées à peu près comme l’avait prévu Michel.
Le facteur avait rejoint Nicolas qui pestait, jurait et sacrait après ses chevaux, bien qu’ils ne fussent pas chargés et ne fissent aucun effort impuissant.
Mais l’habitude est une seconde nature, et le charretier ne pouvait faire deux pas sans injurier les bêtes, le bon Dieu, le paradis et les saints.
– Eh ! lui cria le facteur, en passant, t’as pas l’air commode, aujourd’hui.
Nicolas remit son fouet sur son cou et regarda le facteur de son gros œil rond stupide.
– Qu’est-ce que ça vous fait ? dit-il.
– À moi, rien, dit le facteur, c’était une manière de te dire bonjour.
– Oh ! hue ! oh ! dia ! oh ! hue ! sacré nom ! hurla le charretier.
– Puis, il fit claquer son fouet quatre ou cinq fois, et s’étant ainsi calmé, il regarda le facteur une seconde fois et lui dit :
– Qu’est-ce qu’il y a donc de neuf à Jargeau ? On dit que l’avoine est à douze francs l’hectolitre.
– Je ne sais pas, dit le facteur ; mais si tu veux du nouveau, je vas t’en apprendre.
– C’est-y que le foin serait r’augmenté ? Oh ! dia ! oh ! hue ! sacré nom !
Et il y eut un nouveau claquement de fouet.
– Il y a que nous avons la guerre, dit le facteur.
– La guerre ! Oh ! c’te farce ! Avec ça que les chevaux ne sont déjà pas assez chers comme ça…
– Nous avons la guerre, répéta le facteur.
– C’est-y sur le Journal du Loiret ? Faut pas s’y fier, parce qu’il dit un tas de choses qui ne sont pas exactes, ajouta le charretier, à preuve que l’autre jour il a marqué la paille à quarante-neuf francs et qu’elle n’était qu’à quarante-sept. Mais tous ces gribouille-papier, acheva le charretier, ça ne sait seulement pas comment le blé pousse.
– Ce n’est pas sur le journal, dit le facteur.
– Alors, c’est que c’est peut-être vrai…
– C’est Laurent Tiercelin, le fils à mame Suzon, qui vient de l’écrire, à preuve qu’il part de Lyon, où il était en garnison.
– Oh ! hu ! oh ! dia ! répéta le charretier, qui était arrivé à la croisière du chemin. Pourvu que le foin ne l’augmente pas encore, ça m’est égal. Bonsoir, postillon !
Le facteur prit le sentier qui montait au plateau, et Nicolas Maurey continua à injurier ses bêtes et à faire claquer son fouet jusque dans la cour du moulin.
Mame Suzon était sur la porte.
– Eh ! Nicolas ? dit-elle.
Le rustre ôta son bon net de coton rayé blanc et bleu et dit :
– Qu’est-ce qu’il y a, bourgeoise ?
– Avez-vous encore beaucoup de sable dans la marnière ?
– Une trentaine de tombereaux.
– Tu diras à Jean Fessu, ton maître, que j’en reprendrai une dizaine, moi.
– Qu’est-ce que vous en voulez faire, bourgeoise ?
– C’est pour mettre ici.
Et la meunière montrait la cour du moulin qui était devenue inégale et défoncée, çà et là, pendant la mauvaise saison.
– Vous voulez faire toilette ? dit le rustre avec un gros rire.
Pourquoi donc pas ? dit mame Suzon. On peut être de noce au premier jour et danser un brin ici.
– Qui donc que vous voulez marier ?
– Peut-être bien ma nièce.
– Le Grillonnet ?
– Oui-da, mon garçon.
– Et avec qui ?
Mame Suzon se prit à sourire.
– Tu ne le devines donc pas, gros rustaud ?
– Est-ce qu’on peut savoir ?
– Et avec qui donc veux-tu que je marie ma nièce, si ça n’est pas avec mon fils ? dit mame Suzon.
– Ah ! oui ; parlons-en, dit le charretier ; voilà qu’il est parti pour l’armée de la guerre.
– Il est à l’armée, c’est vrai, dit mame Suzon, mais il va revenir.
– C’est pas ce que dit le facteur.
Mame Suzon tressaillit.
– Qu’est-ce qu’il dit donc le facteur ? fit-elle.
– Qu’on a la guerre, qu’on va se battre, et que Laurent est parti… à preuve qu’il l’a écrit… Oh ! hue ! oh ! dia ! Bonsoir, bourgeoise.
Et Nicolas fit claquer son fouet.
Mame Suzon, toute bouleversée, s’était assise sur le seuil de sa porte.
Elle avait des bourdonnements dans les oreilles et des titillements dans les yeux.
Que venait donc de lui dire cet homme ?
Qu’était-ce que cette lettre dont il parlait ?
À qui donc Laurent avait-il écrit ?
Il est de certaines émotions qui ne se traduisent ni par des cris, ni par des larmes, mais par une prostration complète.
Les deux garçons meuniers étaient à leur besogne ; les gens de la ferme étaient aux champs.
Une servante qui, à l’intérieur, vaquait aux soins du ménage, ne soupçonna même pas ce qui s’était passé.
Mame Suzon, affolée, stupide, les yeux fixés sur le chemin de Férolles, venait d’apercevoir le Grillon qui cheminait lentement en compagnie de Michel, le triste garnement, et son cœur de mère devina sur-le-champ la sinistre vérité.
Quand le Grillon et Michel arrivèrent, mame Suzon, affaissée sur le seuil, était comme morte.