Chapitre IVQu’on nous permette une rapide silhouette de Michel, le frère de lait de Laurent, qui venait d’entrer dans la forge de Mathurin Baudry.
Michel était du même âge que Laurent, puisqu’il était son frère de lait, et il était par conséquent sur ses vingt-quatre ans.
C’était un grand garçon maigre et sec, aux cheveux jaunes, à l’œil gris, à la figure longue éclairée par de petits yeux gris sans chaleur, aux lèvres minces recouvrant de vilaines dents longues et déchaussées.
Son père et lui jouissaient d’une assez mauvaise réputation dans la contrée environnante, et les gens de Férolles s’applaudissaient de ce qu’ils n’étaient pas sur la commune, leur chaumière s’élevant à bord de bois, sur le territoire de Souvigny.
Cultivateurs, ils ne cultivaient rien du tout, pas même les deux arpents de mauvaise terre qu’ils possédaient à l’entour de leur maison.
Les fermiers du voisinage les employaient quand ils ne pouvaient faire mieux, au temps de la moisson.
Les marchands de bois d’Orléans qui achetaient une coupe leur donnaient des bourrées à l’entreprise.
Ce dernier travail leur plaisait plus que tout autre, et la raison en était bien simple.
Tout en cordant du bois, le père et le fils étaient aux écoutes.
Si une meute chassait un lièvre, ils prenaient lestement leur fusil caché sous un fagot, couraient attendre la bête au passage, la tuaient et l’emportaient bien avant l’arrivée des chiens et du chasseur.
Le poulailler de Châteauneuf leur payait le lièvre trois francs, et leur journée était bonne.
En hiver, ils tendaient des pièges à bécasses.
En été, ils prenaient de jeunes perdreaux au filet.
En toute saison, le bien d’autrui leur payait une dîme.
Arbres à fruits, graines, fourrages, pommes de terre, tout leur était bon.
Mais on les craignait, parce qu’on les savait capables de tout.
Le voyant entrer chez lui, le maréchal le regarda de travers.
– Qu’est-ce que tu veux ? lui dit-il.
– Du feu pour allumer ma pipe, répondit le garnement.
Et il tira de sa poche un brûle-gueule tout bourré et se dirigea vers le fourneau, en disant :
– Qu’est-ce qu’elle a donc, le Grillon ?
Noémi pleurait à chaudes larmes et n’avait pas même fait attention à lui.
– Ce qu’elle a ? fit le forgeron d’un ton bourru, tu ne devrais pas le demander… car si elle pleure, c’est toi qui en es cause.
– Oh ! c’te farce !
– À preuve, c’est que Laurent est parti à ta place…
– Ça, c’est vrai.
– Et que s’il lui arrive malheur…
À ces paroles, les larmes de Noémi redoublèrent, et elle leva les yeux sur le frère de lait de Laurent.
Noémi n’aimait certes pas Michel ; elle avait même toujours éprouvé pour lui une aversion instinctive.
Néanmoins, en ce moment, elle obéit à un sentiment qui est assez fréquent et qui pousse les gens affligés à rechercher des gens qui partagent leur douleur.
Elle prit la lettre de Laurent et la tendit à Michel.
Michel savait un peu lire, à la condition de lire à mi-voix et même parfois d’épeler un mot.
– Eh bien, mamzelle, dit le facteur, me donnez-vous votre lettre ?
– Non… c’est inutile, maintenant… répondit Noémi qui se mit à pleurer de plus belle.
Le facteur partit et les deux jeunes gens restèrent seuls avec le forgeron.
Michel s’était mis à lire la lettre de Laurent à mi-voix. Eut-il une émotion réelle, ou bien sut-il jouer habilement la comédie ? C’est ce qu’il eût été difficile de préciser. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’à mesure qu’il lisait, sa voix devenait sourde et que, lorsqu’il eut fini, le forgeron lui vit de grosses larmes dans les yeux.
– Eh bien, ma foi, dit-il, tu es meilleur que je ne croyais.
Et il lui tendit la main.
– Ah ! il t’aimait bien, va, Michel, dit le Grillon, que les larmes feintes ou vraies du garnement touchaient pareillement.
Et comme le forgeron, elle lui tendit la main.
– Si j’avais su cela, dit Michel, jamais je n’aurais voulu qu’il partît à ma place.
– Puisque tu n’es pas aussi mauvais qu’on le dit, fit Mathurin Baudry, tu ne vas pas laisser cette jeunesse s’en retourner seule au moulin, n’est-ce pas ? Vois comme elle est pâle et toute tremblante.
– Grillonnet, dit Michel toujours ému, venez avec moi, je vas vous reconduire… Pauvre Laurent… Oh ! j’ai envie de partir à mon tour…
Et il prit le Grillon par la main et lui dit :
– Venez avec moi… nous ne serons pas trop de deux pour donner cette mauvaise nouvelle à maman Suzon.
Le Grillon avait si grand besoin d’épancher sa douleur, qu’elle accepta ce qu’elle eût refusé en toute autre circonstance. Elle consentit à s’appuyer sur le bras de Michel.
On la vit retraverser l’unique rue du village, non plus rieuse et légère, mais pleurant comme une Madeleine, et sa douleur parut si vive que personne n’osa la questionner.
Seulement, quand elle fut passée, quelques voisins coururent à la forge et trouvèrent Mathurin Baudry tout soucieux ; il raconta de quoi il retournait, et on l’écouta en hochant la tête.
Bien qu’elle fût riche, mame Suzon était aimée de tout le monde.
– Pauvre femme, disait-on, pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur !
– Moi, disait le forgeron, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai de mauvaises idées.
Et tandis que les commentaires allaient leur train à Férolles, Noémi retournait au moulin, soutenue par Michel qui jouait de mieux en mieux son rôle d’homme désolé.
À mesure qu’ils approchaient, les deux jeunes gens ralentissaient le pas.
À la douleur première de la jeune fille s’ajoutait maintenant une vague épouvante.
Comment annoncerait-elle à mame Suzon la terrible nouvelle ?
Quand tous deux furent dans le sentier qui traversait le jardin potager planté au midi du moulin, le Grillon s’arrêta :
– J’ai peur, dit-elle.
– Moi aussi, murmura Michel.
Et comme ils faisaient cette réflexion, ils virent un homme à cheval qui s’en venait du moulin, un sac de farine devant lui.
– Ah ! mon Dieu, dit Michel, c’est Nicolas Maurey, le charretier de Grangetaine ; pourvu qu’il n’ait pas rencontré le facteur tout à l’heure, et que celui-ci ne lui ait pas parlé de la chose.
– Eh bien ? fit le Grillon étonnée.
– Il est si bête, Nicolas, qu’il aura appris cela sans ménagement à mame Suzon.
Le Grillon se prit à frissonner et doubla le pas.