Chapitre IIIAvant de dire ce que contenait cette lettre qui venait de produire une si vive émotion sur le Grillon, disons ce que renfermait celle que la jeune fille portait à la poste.
Elle était de mame Suzon à son fils.
La meunière écrivait :
Mon cher enfant,
Voici deux années que tu es parti.
Tout le monde me dit que je suis toujours jeune ; mais moi je sens bien que j’ai vieilli de dix ans depuis ton départ.
Il faut donc que tu reviennes.
D’abord j’ai besoin de toi. À la vente du pauvre père Bictaud, qui est mort cet hiver, j’ai acheté la petite ferme des Genetières. C’est trente arpents de plus à cultiver. Ensuite le moulin n’a jamais tant tourné, et nous ne pouvons plus suffire.
J’aurais comme une idée d’en construire un second, un peu plus haut.
Il y a bien de l’eau pour deux moulins dans le ruisseau.
Tu t’établirais et tu prendrais celui-là.
Voici que Grillonnet a seize ans ; elle s’est faite belle fille et forte. Vous pouvez vous marier, mes enfants, M. le curé et M. le maire vous donneront la permission.
Par conséquent, reviens, mon bon petit homme, les yeux me tombent de te voir.
Je suis allée hier à Orléans et j’ai porté deux beaux sacs de mille francs à l’intendance pour ton remplacement.
En outre, dans cette lettre, je t’envoie cent francs pour ton voyage.
Mais si tu avais des dettes, et si ça ne suffisait pas, écris-nous poste pour poste, on te renverra ce que tu demanderas.
Hier, on disait que nous allions avoir la guerre. Ça me fait peur et j’en ai froid dans tout le corps. Vilain enfant que tu es ! Avais-tu donc besoin de te faire soldat, et surtout de partir à la place de ce garnement de Michel qui est bien le plus mauvais sujet de tout le pays !
Ah ! si je n’avais pas été si malade quand tu es né, ce n’est pas ces gens-là qui t’auraient nourri.
Il faut que tu sois bon comme le bon pain, mon enfant, pour n’avoir pas sucé de la méchantise avec un pareil lait.
Il n’y a pas dans tout le pays des brigands pareils à ces Brûlart ; le fils ne vaut pas mieux que le père. C’est misérable, mais ça n’a que ce que ça mérite ; ça vit de rapine et de braconnage, et ils m’en ont tant fait, tant fait, que je leur ai fermé la porte du moulin.
Faut même que je te donne une nouvelle qui te saignera un peu le cœur, car tu es bon, mon pauvre enfant. Ta nourrice, la mère Brûlart, est morte cet hiver. Nous n’avons pas voulu te l’écrire ; mais puisque tu vas revenir, autant vaut que tu le saches tout de suite.
Elle est morte après avoir traîné deux mois, elle s’est confessée, ce qui a étonné tout le monde, car jamais elle n’allait à l’église et jurait comme une païenne. Je ne sais pas ce qu’elle a dit au curé, mais il est sorti de chez eux tout bouleversé, et même quand il m’a vue le lendemain à l’enterrement, il n’était pas encore remis.
On dit même qu’il a écrit une lettre sous sa dictée, et que cette lettre qui est adressée on ne sait à qui, a été déposée chez un notaire de Jargeau.
Quand la mère Brûlart a été morte, le père et le fils ont recommencé leur vie de vagabondage et de vol. Ça ne m’étonnerait pas qu’au premier jour ils fussent mis en prison ; et c’est un bien mauvais service que tu as rendu à Michel de le remplacer. Le régiment l’aurait peut-être rendu meilleur et remis dans le bon chemin.
Enfin, mon enfant, reviens, reviens vite ; Grillonnet n’ose trop rien dire, mais quand on parle de toi, sa petite poitrine se soulève, et en place de chanter, elle soupire, que ça m’en rend le cœur gros.
Nous vous marierons tout de suite, et crois bien, quoiqu’on dise que je suis toujours jolie, que je n’ai pas peur de devenir grand-mère.
Je t’embrasse mille fois et Noémi aussi.
Ta mère qui t’adore,
SUZANNE TIERCELIN.
Cette lettre avait été écrite la veille au soir, entre la tante et la nièce, la tante souriant, la nièce soupirant de plus belle. Aussi, le lendemain matin, personne n’était encore levé au moulin que le Grillon était en route pour Férolles-les-Prés.
Voyons maintenant ce que contenait cette lettre apportée par le facteur et qui avait si vivement impressionné la jeune fille.
Elle était de Laurent.
Mais elle n’était pas timbrée de Lyon et portait, au contraire, la date de Chambéry.
Elle était adressée à Noémi et ainsi conçue :
Comme tu es une brave et courageuse petite femme, mon cher Grillon adoré, c’est à toi que j’écris de préférence à ma mère, qui ne manquera pas de pleurer quand tu lui diras la nouvelle.
Nous sommes partis de Lyon à marche forcée, voici trois jours, et nous ne nous sommes arrêtés qu’ici, où, dit-on, nous nous reposerons une nuit.
Comme je pensais à toi, à notre bonne mère, et que j’allais me décider à revenir au pays et à me laisser remplacer, voici que le bruit que nous avons la guerre se répand dans le bataillon ; on nous consigne à la caserne, et, quelques heures après, on nous dit que nous allons en Italie.
Pense donc ce qu’auraient dit les camarades si j’avais parlé de me faire remplacer.
On n’aurait pas manqué de prétendre que j’avais peur, et il n’y fallait pas songer.
Mais on dit que la guerre ne sera pas longue, que c’est l’affaire de deux ou trois batailles, et que dans six mois nous serons de retour.
Tu penses bien qu’alors, les camarades dont j’aurai partagé les dangers, les privations et les fatigues, ne pourront plus dire que je suis un poltron, lorsque je leur annoncerai que je retourne au pays pour faire ma petite femme de mon cher Grillonnet que j’aime de tout mon cœur.
Console bien notre mère, dis-lui combien je vous aime toutes deux, et puis n’allez pas vous imaginer qu’il peut m’arriver malheur.
J’ai toujours au cou les deux médailles que vous m’avez données quand je suis parti, et j’ai idée qu’elles me protégeront. Je t’écris sur mon genou. Nous sommes campés hors la ville, et nous sommes si las que la terre sur laquelle nous couchons me rappelle nos bons matelas de plume d’oie du pays.
Adieu, mon cher Grillonnet, au revoir plutôt, car je reviendrai, et bien vite, je te le promets. Tâche que notre mère ne pleure pas trop, et aime bien celui qui se dit pour la vie,
Ton petit mari.
LAURENT.
P.S. Écrivez-moi : À M. Laurent Tiercelin, caporal au 4e chasseurs à pied. Faire suivre en Europe. Si d’ici là j’ai attrapé les galons de sergent, elle m’arrivera tout de même.
C’est de votre lettre que je parle.
– Pauvre mamzelle ! murmura le facteur en regardant Noémi qui fondait en larmes.
– Qu’est-ce qui arrive donc ? demanda le forgeron qui fit sa grosse voix pour ne pas paraître ému.
Le Grillon lui tendit la lettre et continua à pleurer.
– Bah ! dit l’ancien soldat, c’est pas une affaire après tout. J’en ai vu bien d’autres, moi, est-ce que je ne suis pas revenu ?
Et comme il disait cela, un nouveau personnage entra dans la forge et dit :
– Qu’est-ce qu’elle a donc à pleurer comme ça le Grillon ?
Ce nouveau personnage n’était autre que Michel Brûlart, le frère de lait de Laurent, celui-là même dont la meunière avait tracé un si triste portrait dans la lettre qu’elle écrivait à son fils.