Chapitre IIMais d’abord, pourquoi l’appelait-on le Grillon ?
Elle avait environ cinq ans lorsque sa mère mourut.
Sa mère était la sœur de mame Suzon.
La pauvre femme était morte de chagrin, car elle avait épousé un mauvais sujet qui, après avoir tout mangé, était allé se noyer dans la Loire.
Donc, mame Suzon avait recueilli l’enfant et lui avait servi de mère.
La petite Noémi était alors toute malingre, toute chétive, noire comme un pruneau en dépit de ses cheveux blonds, et, quand elle fut installée au moulin, elle choisit pour sa place favorite le coin de la cheminée.
Tout le jour, et bien avant dans la soirée, elle était là, se roulant dans les cendres et écoutant chanter la marmite ou le chaudron sur le feu de bourrées et de javelles, et chantant pareillement des lambeaux de chansons, des fragments de cantiques, tout ce qu’elle entendait, et qu’elle retenait sans peine.
Quand elle prit sa nièce avec elle, mame Suzon était veuve aussi, et elle pleurait encore son homme. Les chansons naïves de la petite lui tombèrent sur le cœur comme un baume.
Pour la première fois peut-être, depuis bien longtemps, la veuve ne pleura plus chaque fois après souper.
Il y avait eu sécheresse, et pendant tout un long été le ruisseau tari n’avait pu faire tourner le moulin.
Du jour où la petite fut au moulin, on vit le ruisseau couler à flots.
Enfin, un vieil oncle du défunt meunier mourut et laissa un beau bien de près de vingt mille écus à son jeune neveu et à sa nièce par alliance.
Or il est une superstition populaire qui est commune à toute la France, c’est que cet insecte presque imperceptible qu’on nomme un grillon, qui s’établit dans les briques d’une cheminée derrière la plaque du foyer, qu’on voit rarement et qu’on entend chanter toujours, est une sorte de dieu lare, de génie familier et protecteur de la maison.
La chaumière qui possède un grillon est bénie de Dieu.
La petite Noémi ne quittait pas le coin du feu ; de plus, elle chantait toujours.
En outre, depuis qu’elle était au moulin, le moulin tournait, les pratiques arrivaient, et avec eux les beaux écus, et en plus de tout cela l’héritage de l’oncle.
Pour sûr, Noémi portait bonheur.
Vous comprenez maintenant pourquoi on l’avait appelée le Grillon.
Quand elle fut grande, cependant, elle quitta le coin du feu, renonça à son rôle de Cendrillon et s’en alla comme les autres, à l’école d’abord, puis aux champs.
Mais comme elle chantait toujours et que d’ailleurs le bonheur était toujours à la maison, le nom de Grillon lui resta.
Donc, le Grillon s’en allait à l’aube, par le sentier qui descendait du moulin au bourg.
Un bourg de soixante feux, dans lequel il n’y avait qu’un bourgeois qui était un ancien cuisinier de Paris, et qu’on appelait le père Franval, ni gendarmerie, ni pompiers, ni aucun corps constitué, et qui n’avait jamais fait parler de lui d’aucune manière.
Le maire habitait un château à deux lieues de là.
L’autorité n’était donc représentée à Férolles que par l’adjoint, un bon paysan, le curé, un brave prêtre qui observait, en donnant tout aux pauvres, le vœu de pauvreté qu’il avait fait, et le maître d’école, qui était un vieux brave homme plus versé dans l’arpentage que dans la grammaire, et qui donnait vacance à ses écoliers chaque fois qu’il était en retard pour engranger sa récolte.
Du reste, l’adjoint, le curé et le maître d’école étaient unis comme les doigts de la main, se réunissaient l’hiver au presbytère et jouaient à la bête ombrée, un jeu inoffensif qui a quelque succès aux bords de la Loire.
Les élections n’avaient jamais divisé personne à Férolles-les-Prés. Le conseil municipal ignorait les orages, et quand le feu prenait quelque part tout le monde y courait.
Enfin, la femme de l’instituteur apprenait à lire aux petites filles, et jamais on n’avait eu de dissensions relatives à l’enseignement.
On dit même, mais nous n’oserions l’affirmer, que le préfet passant par là, avait donné à Férolles le nom de Commune-Modèle.
Le facteur qui venait de Jargeau ne passait que tous les deux jours ; et encore passait-il de grand matin, ayant rarement une lettre à distribuer, et plus rarement encore une autre lettre à prendre dans la boîte vermoulue qui se trouvait auprès de l’église, tout à côté du maréchal.
En revanche, il portait une demi-douzaine de journaux politiques pour M. le maire, et de journaux de mode pour Mme la mairesse, lesquels étaient dans leur château, à deux lieues de Férolles, au haut du coteau qui ferme le Val, et par conséquent en Sologne.
Or, au château, le comte de S… – car le maire était comte, et son château était un vrai château, ce qui est rare dans le pays environnant – au château, disons-nous, une bouchée de pain, un morceau de fromage et un bon verre de vin attendaient ce modeste fonctionnaire auquel les paysans ont naïvement donné le nom de postillon. Ce qui faisait qu’il s’arrêtait à peine à Férolles, et y passait habituellement le matin, tant le verre de vin lui allongeait le cœur et les jambes.
Quand je vous aurai dit que, dans la poche de son tablier, le Grillon avait une lettre, vous comprendrez pourquoi elle marchait si lestement avant le lever du soleil. Elle voulait arriver à Férolles avant le facteur. Cette lettre portait cette suscription :
À monsieur Laurent Tiercelin,
caporal au 4e bataillon de chasseurs à pied,
à Lyon.
Donc le Grillon arriva à Férolles.
Les quelques maisons qui bordent l’unique rue commençaient à s’ouvrir.
Les hommes outillaient leurs charrues et garnissaient leurs chevaux ; les femmes peignaient et décrassaient leurs marmots ; le maître d’école battait un brin d’avoine dans sa grange, en attendant l’heure de la classe, et le bon curé sortait de son presbytère pour entrer à l’église et dire sa messe.
– Bonjour, Noémi, dirent les uns en la saluant.
– Bonjour, mamzelle, dirent les autres en souriant.
– Bonjour, Grillonnet, fit le maréchal qui allumait le feu de sa forge.
Le Grillon rendit saluts et sourires, entra dans la forge et dit à Mathurin Baudry, – c’était le nom du maréchal, – en le regardant de son petit air malin :
– On a beau se lever matin, on arrive toujours pour se chauffer chez vous.
– C’est à toi qu’il faut dire ça, ma petite, répondit le forgeron. Pourquoi te lèves-tu de si bonne heure ?
– J’apporte une lettre pour le facteur. C’est bien son jour, n’est-ce pas ?
– Oui, les mardis, jeudis et vendredis. Tiens, justement, le voici, ma mignonne, là-bas, au bout du grand chemin, auprès de la grange au père Siffet.
– Eh bien, dit la jeune fille, je vais à sa rencontre. Qui sait ! il a peut-être aussi des lettres pour nous.
– C’est une lettre pour Laurent, ça, n’est-ce pas ?
– Oui-da, et une longue encore… et quand il l’aura lue…
– Eh bien ? fit le maréchal en clignant de l’œil.
– Eh bien, je crois qu’il se laissera remplacer et qu’il nous reviendra.
– Petite coquine, dit le forgeron, tu veux donc devenir Mme Laurent au plus vite ?
Elle rougit et baissa sa jolie tête.
Le forgeron ajouta :
– Du reste, vous avez raison, ta tante et toi. On dit que nous allons avoir la guerre…
– La guerre ! dit la jeune fille avec effroi.
– Je connais ça, moi qui ai été soldat… un malheur est vite arrivé… et quand on a du bien et un joli moulin au soleil, ma mignonne, c’est pas la peine de se rafraîchir la tête d’une prune sans eau-de-vie.
Le Grillon joignit les mains :
– La guerre ! dit-elle, la guerre ! mais vous me faites une peur affreuse, Mathurin !
Le facteur, apercevant la jeune fille, avait doublé le pas, de telle façon que le Grillon, tout ému du reste des paroles du forgeron, n’eut pas besoin d’aller à sa rencontre.
– Eh ! mamzelle Noémi, j’ai une lettre pour vous.
– Pour moi ou pour ma tante ?
– Pour vous.
Et le facteur tendit la lettre.
– Ah ! dit le Grillon en s’en emparant, c’est une lettre de Laurent. Quelque chose me disait en chemin qu’elle arriverait aujourd’hui.
– Ça va m’épargner une jolie trotte, fit le facteur.
Le Grillon décacheta la lettre avec une fiévreuse impatience ; mais, dès les premières lignes, elle pâlit, ses yeux s’emplirent de larmes, et elle se laissa tomber presque sans connaissance dans les bras du forgeron et du facteur abasourdi.