∞ Rick
Après plusieurs heures de route, j'étais enfin arrivé à destination ou presque.
Il me restait encore suffisamment de place dans les sacoches de selles de ma Harley pour y loger quelques bonnes bouteilles de bières que je ramènerai dans mon nouveau logement de Silvercreek.
Je garais donc mon petit bijou motorisé devant le troquet «Chez Berna» que je commençais à bien connaître car c'était le dernier commerce humain sur la grande route avant de pénétrer dans le territoire de la Meute locale.
Je n'ai pas eu besoin de mettre ma béquille grâce au side-car – blindé d'affaires en tous genres – qui faisait contrepoids.
Enfin, après m'être brièvement observé dans le reflet de la devanture vitrée, j'ai frotté rapidement mon cuir chevelu pour le dépoussiérer au maximum puis je suis entré d'un bon pas dans le bar, précédé par le bruit de mes lourdes bottes.
J'avais beau adorer ma Harley Davidson, j'étais perclus de courbatures après avoir enduré ses vibrations tout au long de cet interminable trajet, j'avais l'impression d'avoir du sable dans la gorge à force d'avaler les résidus de pots d'échappements des autres véhicules et la poussière de la route, sans parler de mes jambes qui semblaient peser trois tonnes.
Cette dernière étape était donc particulièrement bienvenue.
— Hé Ricky! m'interpella le barman avec un grand sourire avenant dès que je m'approchai du comptoir.
— Hé Jon! lui répondis-je sur le même ton jovial en posant une fesse sur le tabouret haut qui lui faisait face.
— Alors ça y est? C'était le dernier voyage?
— Ouais, j'en ai enfin fini de ce déménagement!
— T'es bien le premier que je connais qui s'amuse à traverser le pays en moto pour faire ça. En général, les gens pas trop stupides engagent une société ou, au moins, louent un camion!
— Mais ils ne profitent pas d'escales comme celle-ci! répondis-je sans me vexer.
— Tiens! Mais c'est vrai ça! T'es donc moins bête que je le pensais! Viens donc t'asseoir, je t'offre le premier verre.
— Ça, c'est encore plus sympa que d'avoir admis que je n'étais pas un crétin fini! dis-je dans un sourire.
L'affable barman déposa une chope de bière bien fraîche et mousseuse devant moi mais, malgré ma soif, c'est à peine si je m'en aperçus tant mon attention s'était subitement concentrée sur les deux jeunes femmes.
Elles se trémoussaient au son d'une chanson du jukebox, tout en riant autour de la partie de billard qu'elles disputaient juste derrière moi.
Enfin, sur l'une d'elles plus précisément...
Elle était aussi blonde que j'étais brun et ses yeux avaient la couleur des plus beaux lagons du Pacifique tandis que les miens étaient d'un marron banal, même si on les avait déjà sympathiquement comparés à la couleur du chocolat.
Elle était aussi petite que j'étais grand et sa peau paraissait translucide tant elle était pâle, rien à voir avec la peau mâte que je devais à mes origines méditerranéennes et qui était encore plus hâlée que d'habitude en ce début d'été particulièrement ensoleillé.
On dit que les contraires s'attirent mais c'est la première fois que je flashais de cette façon sur une nana... Une fille qui, de plus, ne ressemblait en rien à mes conquêtes habituelles.
Jusqu'ici, j'avais toujours été attiré par de grandes amazones ultra féminines, aux courbes voluptueuses et pas timides pour deux sous. En réalité, la grande et jolie rousse qui accompagnait ma belle petite blondinette était davantage mon style, elle venait d'ailleurs de me repérer et me lançait des œillades taquines tout en se mordant la lèvre inférieure d'un air qui se voulait sensuel mais me laissait curieusement indifférent.
Le cinéma que me faisait la rouquine attira l'attention de son amie qui se retourna pour m'observer à son tour.
Puis elles parlèrent entre elles, sans doute de moi, et celle qui m'avait tapé dans l'œil haussa les épaules à une réflexion de son amie rousse avant de fermer les yeux et de secouer la tête en soupirant, d'un air désabusé.
Les yeux rivés sur elle, je ne pus que retenir mon propre soupir – et un grondement appréciateur de mon loup – en voyant sa cascade de cheveux dorés relevée en queue de cheval qui caressa alors le haut de ses fesses en même temps que sa poitrine se gonflait sous l'effet de cette respiration grandiloquente.
— Laisse tomber Rick, elles sont trop jeunes pour toi! me dit Jon en ricanant.
— Tu les connais? demandai-je en me tournant à moitié vers lui mais sans quitter les deux jeunes beautés du regard.
— Ce sont des habituées, en quelque sorte, donc puisque tu vas habiter dans le coin, il y a des chances que tu les recroises ici, tôt ou tard. Mais franchement, évites de les draguer!
— Pourquoi?
— La rousse s'appelle Carrie, plutôt sympa et du genre à se faire très vite des amis. Ne te fies pas aux apparences! Elle se donne un genre "croqueuse d'hommes" mais je suis sûr qu'il n'y en a pas deux qui ont réussi à lui faire tomber le string.
— Ça tombe bien, son string m'intéresse pas! rétorquai-je avant d'avaler une bonne lampée de bière et réhydratant aussitôt ma gorge qui me semblait aussi poussiéreuse que mes cheveux.
— Ah, tu vises celui de Dana alors? rétorqua le barman d'une voix sombre.
— Dana. répétai-je rêveusement en goûtant son prénom comme s'il s'agissait d'une friandise particulièrement savoureuse.
— Laisses tomber, je t'ai dit! reprit Jon d'une manière ferme. Dana est beaucoup trop jeune pour toi!
— Jeune à quel point? Elle n'a pas l'air d'être mineure pourtant!
J'estimais l'âge de la fameuse Dana aux alentours de la petite vingtaine, ce qui était effectivement bien plus jeune que moi puisque, malgré mon physique de jeune trentenaire, j'abordais les soixante-dix-huit ans...
Mais bon, si ça pouvait sembler incongru, voire légèrement pervers, de zieuter une minette qui avait environ soixante ans de moins que moi, ça aurait été encore plus choquant que j'aborde une humaine de mon âge, admettez-le!
Donc, honnêtement, la différence d'âge m'importait peu tant que la donzelle était majeure.
— Peu importe, de toute façon, elle fait plus ou moins partie de la Meute locale. me répondit Jon.
— Vraiment? m'étonnai-je. Je ne l'y ai pourtant jamais vue!
— Tu es un change-forme? Et un de ceux de Silvercreek en plus? Je m'en serai jamais douté! s'exclama le barman d'un ton que je trouvais étrange.
— On dirait que ça te pose un problème! dis-je alors en me tournant carrément vers lui pour le dévisager gravement.
— Les change-formes en général ne me gênent pas! se défendit-il aussitôt devant mon expression peu amène. J'ai juste un peu de mal avec ceux de Silvercreek.
— Pourquoi? Que t'ont-ils fait?
— À moi personnellement? Rien! s'exclama-t-il. Mais j'en dirai pas autant pour Dana. grinça-t-il un peu plus bas en souriant vers la jolie blonde.
— Je comprends pas! Puisqu'elle fait partie de la Meute, personne n'a pu lui faire de mal! Son Alpha ne tolèrerait pas qu'on s'en prenne à une femelle. lui affirmais-je, sûr de ce que j'avançais.
— J'ai dit qu'elle en fait "plus ou moins" partie. répéta-t-il. Et, même si je ne pense pas qu'on soit physiquement v*****t avec elle, d'un point de vue psychologique, je n'en dirai pas autant! Je ne connais pas les gens qui sont supposés s'occuper d'elle là-haut, mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ne font pas leur boulot!
— Comment ça?
— La première fois que j'ai vu Dana, ça remonte à presque quinze ans. Treize cette année pour être précis! Elle ne devait pas avoir plus de six ou sept ans à l'époque quand un beau matin, une voiture l'a déposée sur notre parking avec une valise plus grosse qu'elle et les a laissées là. Dana est sagement restée assise, toute seule, sur sa valise et a patiemment attendu qu'on vienne la chercher. Il devait être neuf heure du matin quand elle est arrivée et à midi elle était toujours au même endroit! C'est Berna qui s'est aperçue qu'elle n'avait même pas une bouteille d'eau. Je me souviens qu'il faisait déjà une chaleur à crever alors qu'on était qu'au début de l'été. La petite était complètement déshydratée, Berna l'a faite rentrer dans le bar... Bon sang, je me souviens encore de l'expression d'angoisse de ses grands yeux bleus qui lui mangeaient le visage! Elle nous a suivis dans la cuisine et on lui a donné à manger et à boire. Elle n'a pas dit un mot, pas même son nom ou son prénom. Elle est restée avec nous toute la journée, la patronne m'a dit de garder un œil sur elle en attendant que quelqu'un vienne la chercher. J'avais laissé la valise en évidence sur le perron dans l'espoir que quelqu'un la reconnaisse et la réclame mais la nuit est tombée puis l'heure de fermeture, comme personne n'était venu chercher ni la petite ni ses affaires, Berna a fini par appeler les flics. Les services sociaux ont débarqué avec eux et ont voulu l'emmener... C'est la première fois que je voyais un change-forme! Elle avait toujours pas dit un mot mais quand la bonne femme des services sociaux a voulu l'embarquer dans sa voiture, elle s'est mise à hurler. Pas comme un enfant qui fait un caprice mais comme un animal blessé. Juste après, il y a eut un éclair de couleurs, c'est difficile à décrire mais tu dois savoir de quoi je parle...
Je hochais la tête sans dire mot pour l'inciter à continuer son récit, ce qu'il fit.
— Donc, elle s'est transformée, là, devant nous, l'assistante sociale et les flics. J'avais jamais vu un loup aussi gros! Il a montré les dents en grognant sur l'assistante sociale qui a déclaré qu'elle ne pouvait pas se charger de ça et s'est barrée aussi sec tellement elle flippait. Les flics ont alors contacté l'Alpha local pour savoir si quelqu'un la connaissait là-haut, ce qui était le cas. Et, enfin, quelqu'un de la Meute s'est décidé à venir la chercher. Au téléphone, ils ont prétendu qu'ils ne l'attendaient pas avant le lendemain, que c'était pour ça que personne n'était venu plus tôt. Mais celui qui est venu la récupérer n'a pas dit un mot, pas même un "Merci!" ou un "Désolé!", rien! Il a juste pris la valise dans une main et fait signe à la petite de monter en voiture puis ils sont partis pour Silvercreek.
— Pourquoi tu dis "prétendu"? C'est possible. Ça peut arriver parfois ce genre de problèmes.
— Ouais, une fois. Deux, à la limite! Mais le scénario s'est reproduit plusieurs fois après ça. Chaque été même!!! Et ça, pendant plusieurs années! Ils "oubliaient" la gamine sur notre parking jusqu'à ce que Berna ou moi les contactions pour qu'ils viennent la récupérer avec son énorme valise... Enfin, la valise, ça n'a duré que trois ans, après ça, quand la voiture la déposait ici, elle n'avait plus que son sac à dos avec elle. On n'a pas le droit d'aller à Silvercreek et ce n'était jamais la même personne qui venait la chercher sinon, je peux te dire que Berna ou moi aurions eu quelques mots à dire à la personne qui s'occupe d'elle là-bas!
— Bizarre! murmurai-je pour moi-même, encore plus intrigué par la jeune femme maintenant que je connaissais une partie de son histoire.
— Ouais, surtout quand on sait que les autres gamins de Silvercreek ne quittent pas leur territoire d'habitude. Au début, je pensais que Dana était la fille de parents divorcés et qu'on la trimballait d'un parent à l'autre chaque été...
— Sauf qu'il n'y a pas de divorces chez les change-formes. lui dis-je aussitôt.
— Ouais, je sais ça maintenant. acquiesça Jon, les sourcils froncés et un pli amer à la bouche. Par la suite, quand elle nous a enfin fait suffisamment confiance pour nous parler un peu, elle nous a expliqué qu'elle était en pension toute l'année, qu'elle ne rentrait que pour les grandes vacances. Pauvre gosse! Carrie est également pensionnaire dans le même établissement mais, elle au moins, elle peut rentrer chez elle tous les week-ends. Je la vois donc régulièrement et comme ça, Berna et moi restons en contact avec Dana même si on ne la voit réellement qu'une fois par an quand elle revient à Silvercreek.
— C'est vraiment étrange. Pas d'être pensionnaire, ça arrive même aux change-formes de vouloir la meilleure éducation possible pour leurs enfants, mais rarement quand ils sont aussi jeunes! Sans parler du fait qu'elle ne rentre pas plus souvent! Je me demande comment fait sa louve pour supporter le pensionnat.en ville. Mon loup ne pourrait pas être enfermé comme ça, il deviendrait dingue de ne pas pouvoir courir et chasser régulièrement!
— C'est pour ça que tu t'installes à Silvercreek?
— Ouais, je suis le nouveau Lunari du secteur.
— Franchement, j'aurai jamais pensé que t'étais un change-forme. T'es bien plus sympa que ceux que j'ai rencontrés jusqu'à maintenant. Dana exceptée évidemment. ajouta-t-il en souriant une nouvelle fois dans la direction de la jeune femme.
— Merci pour le compliment. Tu m'en sers une autre s'il te plaît. réclamai-je en désignant mon verre désormais vide.
— Et... c'est quoi un Lunari au juste? demanda Jon en s'affairant derrière le comptoir pour me servir ma commande.
— Pour faire simple : un genre de shérif.
— C'est vrai? En gros, t'es flic? Ça non-plus j'aurais pas pu deviner à voir ta dégaine de méchant et séduisant biker. s'exclama le barman en me lançant un clin d'œil.
— Pas vraiment un flic, plutôt une sorte de chef de la sécurité. J'applique les lois de la Meute et des Meneurs, j'assure les frontières du territoire et je chasse les Renégats entre autres choses.
— Tu faisais déjà ce boulot dans ton ancienne Meute?
— Mes anciennes Meutes, je suis un Solitaire et fier de l'être! proclamais-je.
— Pourquoi? Enfin... Pourquoi tu ne veux pas être Affilié à une Meute? Il paraît que vous autres, change-formes, vous devez obligatoirement être rattachés à un groupe pour ne pas virer Renégats justement.
— Non. C'est quand on n'écoute pas les besoins de son animal intérieur que ça part en vrille, personnellement, je ne m'installe jamais dans les grandes villes. Elles sont trop bruyantes, manquent d'espaces et il y a trop d'odeurs qui perturbent mon loup. Comme je le laisse sortir régulièrement pour vaquer à ses petites affaires, il est bien et ne risque pas de faire du mal à quelqu'un. La majorité des Solitaires ne virent pas Renégats, c'est vrai qu'en général, ils préfèrent rejoindre un groupe des leurs... Mais il n'y a aucune obligation à ça.
— Donc... tu ne veux pas être Affilié si je comprends bien?
— Je pense que je créerai ma propre Meute plus tard, dans quelques années. Quand j'aurai suffisamment bourlingué pour être fatigué de faire la route.
— Vraiment!?
— Sauf si je tombe sur un Alpha qui me convienne et me laisse suffisamment de liberté pour faire mon boulot mais ce n'est pas gagné, je suis plus Dominant qu'eux ce qu'ils ont du mal à admettre! Pour tout te dire, j'espère ne jamais être aussi arrogant que tous ceux que j'ai pu voir jusqu'ici quand je dirigerai ma propre Meute! Et toi?
— Quoi moi?
— Tu comptes rester barman ici toute ta vie ou tu as d'autres projets?
— En fait, je bosse ici depuis presque vingt ans et je mets chaque mois de l'argent de côté pour racheter les parts de Berna.
— Futur proprio donc! J'imagine déjà la devanture «Chez Jon» éclairée au néon. dis-je en souriant à cette idée.
— Bah... Je laisserai probablement le nom de Berna, ça lui fera plaisir et aux habitués aussi. Mais j'apporterai quelques changements.
Puis il se mit à décrire avec de grands gestes toutes les améliorations qu'il comptait aborder dans l'établissement lorsqu'il en serait propriétaire.
Je l'écoutais si attentivement que je ne me suis pas aperçu immédiatement que les deux jeunes filles avaient quitté les lieux.
Ce n'est que lorsque la dernière chanson s'est terminée et que le silence s'est brusquement fait pesant derrière moi que je m'en suis rendu compte, j'ai soupiré intérieurement et mon loup m'a fait comprendre qu'il regrettait lui aussi qu'elle ne soit plus là, elle paraissait l'intéresser autant qu'elle m'intriguait.
Cette Dana m'avait vraiment tapé dans l'œil et j'avais hâte de savoir si son caractère me plairait autant que ce que j'avais pu voir d'elle jusqu'à maintenant.
Mais je n'allais pas lui courir après, puisqu'elle faisait partie de la Meute, je la reverrai bien assez tôt à Silvercreek!
La vie dans cette Meute serait beaucoup moins ennuyeuse et prévisible que je ne l'avais escompté si j'avais un flirt – et plus, si affinités – aussi agréable sur place.
∞