Chapitre 2

2342 Words
Chapitre 2 « J’aurais dû rester dans mon bureau », songea Workan, dépité. Il y avait une cinglée à Saint-Lunaire, elle était pour lui. — Voyez-vous, madame Drummond, dit-il, ironique, j’étais l’autre jour à l’hôpital psychiatrique Guillaume Régnier – qui n’a rien à voir avec la famille princière – à Rennes, et savez-vous qui j’ai vu, outre le Napoléon de service ? — Non. — Vous n’allez pas me croire… — Si bien sûr ! — Lénine et Fidel Castro qui jouaient à « Tiens-moi par la barbichette ». Étonnant, non ? Mrs Drummond prit un air navré. — J’ai compris, Commissaire, vous me prenez pour une folle… Sachez que j’ai suffisamment de preuves pour vous faire changer d’avis. Je sais que vous connaissez bien l’affaire de Jack ; vous y avez été confronté il y a une quinzaine d’années quand votre mère a été assassinée par celui qu’on a appelé « le Ripper du 15e ». Celui qui a perpétré ses crimes sur le modèle de Jack. Votre mère en a été la cinquième victime, officiellement. L’assassin n’a jamais été capturé… comme Jack ! — Pourquoi « officiellement » ? l’interrompit Workan. — Vous savez comme moi que l’on prête cinq crimes officiels à Jack, appelés « les cinq crimes canoniques », un peu comme les évangiles répertoriés authentiques. Je peux vous assurer qu’avec ce que vous allez lire, la presse et la police sont bien loin du compte ! — Lire ? s’étonna Workan. — Oui. — Vous savez, madame Drummond, qu’il y a déjà eu un faux journal de l’Éventreur ? Vous avez retrouvé des textos ? — Mon arrière-grand-père ne tenait pas un journal, Commissaire. Comme on peut le supposer, il avait l’esprit troublé… — C’est le moins que l’on puisse dire ! la coupa Workan. — Merci, pinça-t-elle. L’esprit troublé certes, mais dans ses notes, il y a une espèce d’insensibilité machiavélique. — Ses notes ? — Oui, des feuillets, écrits certainement plusieurs années après ses forfaits. Il y a des approximations. On sent qu’il s’est servi des coupures de presse de l’époque pour reconstituer une partie des faits, les dates, certains noms de lieux, de policiers… et de victimes. — J’en ferais autant avec n’importe quelle affaire actuelle… Mes descendants seraient fiers de moi… Dites-moi, il était un peu mégalo, mytho, votre arrière-grand-père ? Comment s’appelait-il déjà ? — Russell Stablehorse ! — Sacré Russell !… Bien, je dois prendre congé, Madame. Ne vous excusez pas pour le dérangement. Il se leva. — Restez assis, commissaire. Je n’ai pas terminé… Je vous ressers un autre whisky ? — Écoutez, je… — Je vous en prie ! implora-t-elle. Elle se saisit de la bouteille d’Oban et remplit d’une bonne moitié le verre de Workan. Ce dernier soupira bruyamment et reposa son derrière dans le fauteuil. — Si on parlait de Landru pour changer ? dit-il. Elle sourit. — Je ne suis pas l’arrière-petite-fille de Landru. — Heureusement ! Sinon, vous n’auriez vraiment pas de chance ! fit Workan, ironique. Alors, ces notes de Jack ? — Je vais vous les donner, Commissaire. Ou tout au moins les photocopies. Les vraies sont dans le coffre de ma banque. — Normal. Comme ça, je ne peux pas faire expertiser le papier, à moins que ce ne soit de la peau de chèvre. Voyez-vous, madame Drummond, il y a une chose qui me titille : vous avez une excellente police dans votre pays, Scotland Yard, elle se ferait un plaisir d’authentifier ces documents. Ils connaissent l’écriture de Jack, ses supports papier, son encre. Ils pourraient comparer son emploi du temps aux procès-verbaux des crimes et que sais-je encore… — Non. — Non quoi ? — Ils ne connaissent pas l’écriture de Jack. Aucune des lettres reçues par la police, par la presse et, même celle, célèbre, reçue par George Lusk, le président du Whitechapel Vigilance Committee2 n’a été envoyée par mon arrière-grand-père. Il le confirme dans ses écrits avec bien d’autres choses étonnantes. Workan ferma les yeux. Marre, depuis quinze ans, d’y penser chaque jour ! Aborder quand même le sujet. — Cette lettre était pourtant accompagnée d’un morceau du rein de Catharine Eddowes… lâcha-t-il. Le rapport d’autopsie est formel. — C’est exact ! Enfin, je veux dire que c’est exact que le rein gauche de Catharine Eddowes a été emporté par Jack, mais c’est inexact que le morceau envoyé à Lusk l’ait été par mon aïeul. Il le nie dans ses notes. Lusk lui-même avait pensé à une farce de carabins. — Et qu’a-t-il fait du rein, votre aïeul ? Gênée, Mrs Drummond hocha la tête deux ou trois fois en murmurant : — Vous le lirez vous-même. — Écoutez, Madame ! s’agaça Workan. Vous connaissez très bien le dossier sur Jack, sûrement mieux que moi. Mais je me répète : il y a Scotland Yard ! Je n’ai rien à voir dans votre histoire ! Puis il s’énerva : Qu’est-ce que vous voulez ? M’aider à retrouver l’assassin de ma mère ? C’est le fantôme de Russell Stablehorse, le coupable ? Alors, fichez-moi la paix ! Il se leva et retomba une fois de plus assis dans le fauteuil. La force des flammes et les vapeurs de whisky troublèrent son équilibre. Mrs Drummond murmura, en lui remplissant son verre à nouveau : — Le Ripper du 15e a-t-il commis des sévices sur votre mère et les autres victimes ? Le procureur de l’époque était assez vague à ce sujet, la presse aussi, d’ailleurs. Workan se ferma. — Vous n’êtes pas obligé de me répondre, Commissaire… Vous avez cependant une famille influente, sous-entendit-elle. Quand j’ai découvert votre affaire en 1999, à travers la presse, elle m’a tout de suite passionnée. Elle ressemblait trop à celle que j’avais découverte une quinzaine d’années auparavant. En 1985, pour être exacte. L’année de l’achat de cette villa et de mon aménagement sur cette pointe venteuse. Vous voulez que j’aille chercher les copies, Commissaire ? — Si vous voulez, bredouilla Workan. Il but une gorgée de whisky et ôta sa veste. Il la lança sur une table basse, située deux mètres à sa droite. Le holster de son pistolet sur fond de chemise noire le faisait ressembler davantage à un mafioso qu’à un flic. Il passa la main, d’avant en arrière, dans ses cheveux noirs. Il constata qu’ils avaient séché. Il se retourna pour voir Mrs Drummond farfouiller dans un meuble étrange, à l’autre bout de la grande pièce. À son retour près de la cheminée, elle remarqua l’intérêt de Workan pour ce meuble. — Tout vient de là, lâcha-t-elle. C’est Russell Stablehorse qui l’a fait fabriquer dans les années 1900 quand il était aux Indes. Il est remarquable, c’est une sorte de secrétaire. Sa façade est en palissandre. Les ciselures sont dorées à l’or fin et le fond bleu est vernissé avec des pigments d’origine indienne. — Jack était aux Indes ? dit Workan, se surprenant à rentrer dans le jeu de la vieille dame. Il se reprit : Enfin, celui qui se prend pour Jack… — Commissaire, acceptez l’idée que Russell Stablehorse est Jack l’Éventreur, et je puis vous assurer qu’en sortant de cette maison, vous en serez convaincu ! — J’en doute fort… — Je vous disais donc que tout a commencé à partir de ce meuble. Revenu des Indes, il a subi de nombreux déménagements parmi les trois générations qui ont suivi celle de Jack. En 1985, quand j’ai aménagé ici, le grand tiroir du bas s’est détaché, à cause d’une maladresse des déménageurs. Heureusement, j’étais présente, car ce tiroir a un double fond à glissière, ignoré de tous, qui a libéré une boîte carrée en métal. Je m’en suis saisie et l’ai ouverte à l’abri des regards. Les manuscrits de Jack se sont révélés à mes yeux. Nous savions dans la famille qu’un de nos aïeuls avait séjourné aux Indes, mais imaginez ma stupéfaction en parcourant les lignes qu’avait écrites Russell Stablehorse ! Dans la boîte en métal, il y avait également les preuves qui authentifiaient l’identité de l’Éventreur. Preuves qui le relient aux victimes. — Vous avez fait vérifier ces « preuves » ? Mrs Drummond sembla gênée, elle tira sur sa robe afin de bien couvrir ses genoux. — Pas encore. Si je le fais au grand jour, l’identité de Jack sera révélée et ça, je m’y refuse. C’est une histoire de famille, vous comprenez ? Notre nom ne doit pas être souillé. — Mais moi, je le sais ! — Je vous fais confiance. — Mouais, grommela Workan et il enfila une rasade de whisky. — Vous l’avez juré ! — C’est vrai ? Sur quoi ? — Sur l’honneur de la police. — Mouais… En tout cas, je ne l’aurais pas juré sur la tête de ma fille. — Commissaire ? fit Mrs Drummond sur un air de reproche. — Écoutez, Madame, il fallait garder cette histoire pour vous. Brûler les manuscrits, et ni vu ni connu. Workan joignit le geste à la parole et s’effleura les paumes des mains, en mimant le geste d’un envol. — Ce n’est pas si simple, Commissaire. Vous allez comprendre pourquoi. — Depuis le début vous promettez que je vais comprendre, mais pour l’instant, il n’en est rien. Il réfléchit. Quelle était la profession de Russell Stablehorse ? — Médecin ! — Tiens donc ! Les trois quarts des individus qui sont suspectés d’être Jack l’Éventreur sont médecins ou vétérinaires. Quelle originalité ! — Médecin un peu spécial. — Ça m’aurait étonné du contraire ; quand on a autant de meurtres atroces à son actif, il faut être un peu spécial ! Et quelle était sa spécialité ? — Russell a été l’un des premiers, et peut-être le premier médecin d’Angleterre, à être embauché par une entreprise afin de veiller à la bonne santé de ses employés. Cette entreprise avait un challenge intéressant à relever et elle ne pouvait se permettre aucune absence, pour maladie par exemple, de ses ouvriers. L’entreprise était celle de Sir William Arrol, un ingénieur écossais. Il était le spécialiste mondial des ponts d’acier. Il a conçu des techniques et des méthodes de travail usitées encore aujourd’hui. Il était un peu l’équivalent de votre Eiffel. Ce chantier est évidemment la construction du Tower Bridge qui dura environ huit ans, de 1886 à 1894 – période qui correspond à la majorité des crimes, avec un pic en 1888. Il ne faut que quelques minutes à pied pour se rendre de ce pont à Whitechapel. Sir William Arrol devait rendre des comptes aux architectes Horace John et John Wolfe Barry et il eut donc cette brillante idée d’embaucher un médecin – par petite annonce dans la presse. Pendant la durée des travaux, une dizaine d’ouvriers se tuèrent accidentellement, Russell s’occupa d’une centaine de blessés sur cette même période, sans compter que la s******s faisait des ravages dans ces quartiers ; bref, il n’a pas chômé, d’autant que, dans ses récits, il écrit avoir également soigné des chevaux qui participaient aux transports de matériaux. — Très éclectique, ce Jack ! murmura Workan, le verre à la main. — Trop ! confirma Mrs Drummond. Le commissaire jeta un œil sur les photocopies qu’il avait entre les mains, en les feuilletant à la volée. — Combien de crimes avoués ? bougonna-t-il d’un air indifférent. — Vingt-neuf ! Workan siffla entre ses dents : — Rien que ça ! — je sais, c’est beaucoup, se contrit Mrs Drummond en se tordant les doigts, nerveusement. Remarquez, il y en a un qu’il nie catégoriquement. Un célèbre, qui fait partie des cinq crimes canoniques. Celui de Long Liz, plus exactement Elizabeth Stride, retrouvée dans Berner Street le dimanche 30 septembre 1888, la même nuit – que les historiens appellent celle « du double meurtre » – où l’on retrouva le corps de Catharine Eddowes. Il assume complètement ce dernier meurtre… et les mutilations infligées, hélas ! — Où habitait Stablehorse ? — Royal Mint Street, une rue près d’une voie ferrée au nord de la Tamise, à peu près à mi-chemin entre Whitechapel et le Tower Bridge. Il vivait au deuxième étage d’une maison en briques. Workan huma son whisky. — Vous souhaitez que je vous apporte des glaçons, Commissaire ? — Non merci… Je n’ai pas envie de lire ce truc – il brandit les feuillets en direction de Mrs Drummond –, je perds mon temps ! — C’est dommage ! Je me répète, mais c’est pour vous la seule façon de connaître la véritable histoire de Jack l’Éventreur. Et peut-être également d’appréhender d’une façon différente votre propre histoire. Ou plutôt celle du Ripper du 15e. Workan reposa les feuillets sur le guéridon. — Je suis fatigué, dit-il en s’enfonçant ostensiblement dans le fauteuil moelleux. — J’espère que nous n’avons pas terminé cette conversation, Commissaire. Je vous ai fait préparer une chambre par mon majordome. J’avais anticipé une discussion qui se terminerait tard dans la nuit… et il est hors de question que je vous laisse repartir en voiture. J’avoue que c’est de ma faute, mais vous avez bu ; c’est ainsi ! — J’ai un éthylotest dans ma caisse, je vais aller souffler dedans… — Inutile, vous allez faire sauter la presqu’île. Alors que fait-on ? — Je pourrais avoir un autre verre ? Je n’aime pas aborder le sujet des crimes de 99, ça me rend maussade. — Ne les abordons pas, vous tirerez votre propre conclusion quand vous aurez une connaissance complète du dossier. — Jack s’est arrêté de tuer après le meurtre de Mary Jane Kelly le 9 novembre 1888, lança Workan, tentant d’échapper à sa torpeur. — Non, il a continué et cessé momentanément en 1890 pour des raisons de santé… enfin, je veux dire d’accident. Cet hiver-là fut rude et Russell Stablehorse glissa sur une plaque de verglas au moment où arrivait un fiacre, ou une diligence, tant et si bien que ce véhicule lui passa sur la jambe et la broya littéralement. C’était à la jonction de Tower Hill et de Mansell Street. Malgré le froid, une intense circulation y régnait. Ce fut un coup très dur pour lui, il écrit : « Je me sentais orphelin de mes victimes, mes putains maudites (…) Je perdais toute chance de planter mon glaive froid dans leurs entrailles fumantes… » Elle reposa la feuille qu’elle venait d’extirper de la liasse et poursuivit : — Vous avez remarqué, Commissaire, que chaque feuillet est doublé d’un autre, avec sa traduction en français ? Traduction faite par moi. Je ne savais pas si vous maîtrisiez ou non la langue de Jack. — Vous avez bien fait, lâcha-t-il, laconique. — Vous ne la maîtrisez pas ? — Non… J’ai parfois du mal à me maîtriser moi-même, comment voulez-vous que je maîtrise autre chose… — Ce n’est pas grave, c’est très français de ne pas maîtriser les langues étrangères ni même de les comprendre un tant soit peu… Le bras sur l’accoudoir et le verre à la main, Workan fronçait les sourcils comme s’il faisait des efforts considérables pour suivre le fil de la discussion. Il tenta de s’accrocher. — Vous m’avez parlé de prostituée, concernant la jeune femme qui a été assassinée ici cet été. Comment le savez-vous ? — La presse, tout simplement. Journaux, radios, télévisions etc. — Il ne faut pas les croire. Ils sont pires que les assassins, ils tuent lentement mais sûrement. — Vous êtes dur ! — Je ne sais pas, avoua Workan. Madame Drummond, puisque vous aviez ces documents depuis 1985, pourquoi les dévoiler maintenant, plus de trente ans après ? Elle se tordit à nouveau les mains. — Hum… « Maintenant » … C’est justement là le cœur du problème ! Croyez-vous à la transmission génétique, Commissaire ? — C’est évident. — Je veux dire à la transmission de certains gènes… Pensez-vous qu’il puisse y avoir un gène de l’assassin, enfin pas exactement de l’assassin mais du tueur en série, un gène du sadisme ? Vous comprenez ce que je veux dire ? — Oui, je comprends… Non, je ne sais pas pour les gènes, mais je ne doute pas que la recherche scientifique nous l’apprendra un jour. — Pour le bonheur de tous, la descendance de Jack ne comptait que des filles – il y a très peu de tueuses en série en général – jusqu’à… jusqu’à ce que ma sotte de sœur ne devienne “fille-mère” comme vous dites en France. — C’est-à-dire ? — C’est-à-dire que j’ai un neveu. Il s’appelle Terry Drummond et… c’est le premier descendant mâle, direct, de Jack. 2. Comité des vigiles de Whitechapel : devant la recrudescence des meurtres, une milice civile fut créée, dirigée par George Lusk, afin d’aider la police à la recherche de l’Éventreur.
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