Chapitre 3

1766 Words
Chapitre 3 La conversation se poursuivit tard dans la nuit. Très tard. Trop tard pour Workan qui s’endormit dans le fauteuil, la tête penchée sur son épaule. Saoulé par le whisky et par les paroles de Mrs Drummond, enivré par cette histoire d’Éventreur et de Ripper, fatigué de ressasser les oublis de “son” enquête lors de l’assassinat de sa mère. Mrs Drummond le recouvrit d’un plaid écossais en laine. Elle ratissa les braises qui s’éteignirent d’elles-mêmes après leur combustion. La vieille dame monta dans sa chambre par le grand escalier de bois à la rampe et aux barreaux sculptés. Elle l’avait atteint, l’avait-elle persuadé ? Elle espéra que oui. Vers 5 h 30, Workan leva une paupière. Où était-il ? Plus d’incandescence dans la cheminée pour l’éclairer. Il avait froid. Plongé dans le noir, il trouva néanmoins son portable. Ce dernier éclaira partiellement la pièce ; il se souvint. L’envie de pisser le tenaillait ; à tâtons, il ouvrit quelques portes du rez-de-chaussée et finit par trouver son bonheur. Il revint vers la cheminée ; en passant devant la table basse, il se saisit de sa veste et l’enfila. Sa TAG Heuer affichait 5 h 35. Que faire ? Il se sentait vaseux. Il s’approcha du fauteuil, s’assit et se recroquevilla en ajustant le plaid sur lui. Les lustres éclairèrent la pièce, vers 8 heures, par la grâce de Mrs Drummond. Dehors, la nuit résistait au jour et le vent continuait de balayer la pluie. La vieille Anglaise vit un bras se lever derrière le dossier du fauteuil. Un étirement. Puis un deuxième bras l’accompagna. Une tête, aux cheveux ébouriffés et aux yeux las, surgit, elle aussi, du fauteuil. Workan la fixa. Un regard teinté d’incrédulité, de gêne et de “qu’est-ce-que-je-fais-là” ? Il la trouva soigneusement coiffée et maquillée. Un peignoir rose en satin à revers blancs en simili-plumes tombait sur ses pieds chaussés d’escarpins. Le majordome descendit l’escalier à son tour. — Bonjour Commissaire, fit Mrs Drummond. Pierre va vous préparer un café, à moins que vous ne préfériez du thé ? — Au lait, grommela Workan. — Pardon ? — Le café, au lait ! Workan suivit Pierre des yeux. Il n’avait pas entendu le son de sa voix, sauf quand ce dernier lui avait demandé de courir dans le parc. Quelle était sa relation avec madame Drummond ? Les cheveux châtains, les yeux bleus, il lui inspirait une certaine sympathie. — Vous avez entendu, Pierre ? fit la maîtresse de maison. Du lait avec le café ! Elle se tourna vers Workan. Chaud ou froid, le lait ? — Chaud ! — Croissant ? Pain ? Brioche ? Confitures ? Œufs ? Bacon ? — Pain et beurre salé ! Excusez-moi, mais je suis très primaire sur le petit-déjeuner. — Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi ? — Le whisky est un très bon somnifère. — Je vais vous montrer la salle de bains de votre “chambre”, je suis désolée que vous n’y ayez pas passé la nuit. Vous pourrez néanmoins vous y rafraîchir. Suivez-moi… Il grimpa le majestueux escalier à la suite de Mrs Drummond. Plusieurs portes s’ouvraient sur le vaste palier. Elle l’entraîna dans le couloir central. Leurs pas étaient étouffés par une épaisse moquette. Elle ouvrit une porte et, du bras, lui désigna “sa” chambre. — La salle de bains est au fond. Vous me rejoindrez au rez-de-chaussée pour le petit-déjeuner. — Merci, fit Workan, puis il referma la porte de la chambre tandis que Mrs Drummond s’éclipsait. La douche le réveilla complètement. Il secoua la tête de droite à gauche. « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Ces gens n’avaient pas des têtes d’aliénés. Il les trouvait sains d’esprit. Mais quand même, leur truc à eux, ou à elle, c’était une revendication macabre, la descendance à tout prix du boucher de Whitechapel. Il l’avait écoutée, l’écouterait peut-être encore. Mais une fois la porte de la villa franchie et la pointe du Décollé derrière lui, il oublierait tout. Promis. Juré. Après avoir répondu à deux coups de téléphone de ses adjoints qui s’inquiétaient de ne pas le voir à son bureau, il put enfin beurrer ses tartines. Leila, sa jeune lieutenante, amoureuse, amante et emmerdeuse, fut renvoyée manu militari à des tâches administratives alors qu’elle lui déversait des flots de reproches empreints de jalousie. — Où est Pierre ? s’enquit Workan auprès de Mrs Drummond. — Dans le jardin. — De ce temps-là ? s’étonna-t-il. — Oui… enfin, dans les dépendances, à entretenir le matériel. — Quel matériel ? — Vous n’avez pas de tondeuse, Commissaire ? De petits tracteurs ou d’outils de jardinage à remiser pour l’hiver ? — Je n’ai rien de tout ça. Vous savez, j’habite rue de la Monnaie à Rennes. À part cirer le pavé, je ne vois pas très bien ce que je pourrais bricoler à l’extérieur. — D’autres tartines, Commissaire ? Voulez-vous goûter à ma marmelade d’orange ? — Non merci. Il sentit instantanément qu’il l’avait vexée. La marmelade anglaise est à un sujet de Sa Gracieuse Majesté ce que le béret et la baguette sont à la France : un emblème. — Savez-vous où vit Terry Drummond, Commissaire ? — Votre neveu ? — Oui. — Où ? — En France. — Et alors ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… Il est dans le coin ? — J’ignore où il est actuellement. La seule chose dont je suis sûre, c’est qu’il vivait à Paris en 1999. L’année de… Vous savez bien… Workan suspendit sa tartine et la regarda. Le jeu devenait malsain. — Que voulez-vous insinuer, madame Drummond ? Ne me répondez pas ! Je comprends très bien. Je supposais, jusqu’à cet instant, que votre neveu ignorait l’existence des feuillets de Jack. Ce n’est pas le cas ? Mrs Drummond bafouilla en s’empourprant : — Il… il n’a pas besoin de connaître l’existence des feuillets. C’est… c’est génétique chez lui, vous comprenez ? — Il est possible que ce soit inné chez lui, d’accord. En revanche, répéter le même scénario des cinq victimes canoniques de l’Éventreur ne me semble pas génétique du tout… Il réfléchit. Madame Drummond, pourquoi voulez-vous, à tout prix mêler votre neveu à tout ça ? On dirait que vous l’offrez à la police, comme on offrirait un agneau sacrifié aux divinités. Que vous a-t-il fait ? — Rien… rien du tout, Monsieur le commissaire. Excusez-moi, mais j’ai cette obsession de Jack et je ne voudrais pas que Terry devienne également un assassin… enfin… un monstre. — À part vous, qui connaît l’existence de ces feuillets ? — Personne ! — Votre sœur ? — Non. Je n’ai jamais averti Jessica, elle est trop fragile. Terry et moi sommes sa seule famille. — Si je vous comprends bien, il ne reste sur terre que trois personnes descendant de Russell Stablehorse ? Si la lignée veut perdurer, il faut que Terry ait des enfants. — Oh mon Dieu, non ! s’exclama la vieille dame. — Quel âge a-t-il ? — 45 ans. Workan calcula qu’en 1999, Terry avait à peine 30 ans. L’âge moyen où les tueurs en série commettent leur premier crime est de 28 ans et cela peut perdurer jusqu’à un âge avancé à moins qu’ils ne se fassent prendre. Le descendant de Jack remplissait une case du tableau. — Vous m’avez dit que votre sœur Jessica était fille-mère ; qu’est devenu le père de Terry ? s’enquit Workan. Mrs Drummond leva les yeux au ciel et soupira avant de répondre : — Même ma folle de sœur l’ignore, Commissaire. Elle s’est fait engrosser par un aventurier qui a disparu aussi vite qu’il était venu. Elle et moi, nous ne savons rien de l’existence de ce monsieur. — Votre « folle de sœur » ? Vous y allez fort, madame Drummond ! fit Workan sur un ton empreint de reproche. — Oui, c’est vrai. Excusez-moi. Jessica a des absences. Elle peut se montrer hystérique ou complètement apathique. Elle souffre également d’horribles migraines. Elle a pourtant été une bonne mère avec son fils, peut-être que Terry a souffert, lui aussi, de la voir comme ça… — Ce qui veut dire que Terry n’a jamais été maltraité ou battu dans son enfance ? — Oh mon Dieu, non ! Elle l’adorait. Workan s’essuya la bouche et se leva, songeur. Terry Drummond remplissait en rouge ou noir toutes les cases d’un tableur. Si l’on exceptait la maltraitance qui demeurait une case vierge, il n’en était pas de même avec celles qui correspondaient à une mère pathologique, un père absent, qui font partie des critères, en général, accolés aux tueurs psychopathes. Et pour couronner le tout, l’invraisemblable descendance directe de Jack L’Éventreur. C’était sûr qu’avec tout ça, le fils Drummond ne pouvait pas raisonnablement se tourner vers une carrière de coureur cycliste professionnel. Workan saisit la veste de son costume là où il l’avait posée, sur le dossier d’une chaise de la salle à manger. Mrs Drummond le suivait en serrant d’une main son col en simili-plumes de zoizeau. « Et si c’était vrai ? » songea Workan en pensant à Marc Levy. Si par le plus pur des hasards, le destin le menait aux trousses du Ripper du 15e : l’assassin de sa mère ? Il était hors de question pour lui d’évoquer avec madame Drummond le petit bout de tissu qu’il recevait chaque année pour “fêter” l’anniversaire du crime. Un petit morceau de carré Hermès ensanglanté. L’ADN correspondait à celui d’Ewa Potrechka, la belle Polonaise. Workan vivait avec cette morsure qui lui rongeait le cœur. Il demanda : — Vous m’avez dit que vous ignoriez où vit Terry, mais quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? — Il y a longtemps. Plus d’une quinzaine d’années. C’était… Elle hésita… C’était fin 1999, début 2000, quand il est rentré de Paris. Workan grimaça. — Était-il perturbé ? — Non, il semblait normal. — Vous vous entreteniez en quelle langue tous les deux ? — Pourquoi me demandez-vous ça ? — Je n’en ai aucune idée… Je suis une sorte de machine à poser des questions… Alors ? — En français. C’est presque sa langue natale. Ma sœur est venue vivre à Caen dans les années 70. Puis en Bretagne, en 1985. C’est pour cela que j’ai acheté cette maison à Saint-Lunaire la même année. Pour être plus près d’elle. — Vous avez une photo de lui ? — Euh… c’est-à-dire que… oui oui, j’en ai… quand il était enfant. — Et une photo des années 2000 ? Mrs Drummond pâlit, tira une chaise de la table de la salle à manger et s’assit. — Excusez-moi. Ce n’est rien. Un petit coup de fatigue. Terry… Elle avala sa salive… Terry a voulu changer de visage. J’avais un ami qui tenait une clinique privée à quelques kilomètres d’ici – il est mort depuis. Cette clinique est spécialisée dans la chirurgie esthétique. La dernière fois que j’ai eu des nouvelles de Terry, c’est par l’intermédiaire d’une facture de cette clinique, que j’ai reçue ici à mon adresse. Terry avait quitté l’établissement en omettant de payer son opération. — Vous avez demandé à votre ami s’il l’avait photographié ? — Bien sûr que oui ! J’ai voulu des précisions… Le patient a le droit de refuser à la clinique d’utiliser son image et c’est ce que Terry a fait. — Vous ne l’avez jamais revu ? — Jamais ! Ni jamais plus entendu parler de lui. Ma sœur non plus, d’ailleurs. — Comment expliquez-vous cela ? — Je ne l’explique pas. Sauf que 1999 a peut-être été le début d’un parcours criminel, à l’instar de Jack, et que depuis ça continue… Dans d’autres endroits… Comme Jack ! — Votre aïeul a tué ailleurs qu’à Londres ? — Oui… Il le révèle dans son manuscrit. À Ceylan, aux Indes, en Amérique… 29 victimes, Commissaire ! Dont deux en France. Workan était sidéré par ce qu’il entendait. Il eut soudain l’envie de croire à toute cette histoire. L’envie de mettre enfin un nom sur l’assassin du 15e. L’envie de… mais il replongea aussitôt dans le doute. — Je suis désolé, madame Drummond. Je ne crois pas à cette histoire… D’ailleurs, ne deviez-vous pas me montrer des preuves matérielles ? — Je pensais vous avoir convaincu… Je ne serais pas une bonne avocate, dit-elle en esquissant un sourire. Attendez-moi une seconde, Commissaire… La vieille dame s’éloigna et revint quelques instants plus tard avec une boîte à gâteaux à la décoration celtique. Une boîte de palets bretons. « J’ai plus faim », se dit Workan. Elle l’ouvrit. Il pâlit. Un morceau d’étoffe plié en deux prenait toute la largeur de la boîte. Un morceau d’étoffe maculé de sang séché.
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