IV
Le lendemain, au repos de midi, les auditeurs ordinaires du Cocodès furent exacts sous la carène.
Le Cocodès seul manquait à l’appel. Le fils de famille jouissait d’une foule de petites immunités au bagne ; il était resté ce jour-là à l’infirmerie. Malgré les immunités dont jouissait le Cocodès, il était très aimé au bagne.
Cependant le forçat est ordinairement jaloux, surtout le forçat à long terme ou à vie. Mais le Cocodès, dont on ignorait, du reste, le vrai nom – il le cachait avec un soin infini – et qui, avant qu’on lui donnât ce sobriquet, répondait au numéro 87, le Cocodès, disons-nous, savait se faire bien venir de tout le monde. Assez souvent il donnait à ses compagnons quelques sous pour avoir de l’eau-de-vie. Il savait régaler chez le fourgonnier. On nomme ainsi le cantinier du bagne.
Depuis qu’il était au bagne, les payoles, ces écrivains publics recrutés parmi les condamnés, n’avaient plus rien à faire. Le Cocodès se chargeait gratis de la correspondance de tout le monde. Il rédigeait des pétitions au commissaire, des lettres à l’aumônier, et tournait fort galamment un billet doux, que la poste mystérieuse du bagne se chargeait de faire parvenir à son adresse, c’est-à-dire à la prison de Saint-Lazare, à Paris.
Le Cocodès touchait une pension fort convenable de sa famille et la dépensait royalement. Enfin, comme on l’a vu, il avait un assez joli talent de narrateur.
Les condamnés étaient donc tous sous la carène du vieux navire, convertie ce jour-là en parapluie, car il tombait une forte averse. Cent dix-sept lui-même n’avait fait aucune difficulté d’y suivre son compagnon de chaîne, Milon et le bonnet vert, qui grognait toujours, disait avec humeur :
– Vous verrez que ce paltoquet de Cocodès ne viendra pas !
– Ah ! dit un autre forçat, dont la tête blanche était couverte du terrible bonnet vert, ce lasciate ogni speranza2 de l’enfer moderne appelé le bagne, je vous trouve superbes, tous tant que vous êtes. Vous vous plaignez et vous êtes venus au bagne en voiture !
– Comment donc y es-tu venu, toi ? demanda un jeune homme.
– Avec la chaîne, et je crois bien que je suis le dernier de ceux qui ont connu ça.
– Tu te trompes, dit un autre forçat ; moi aussi je suis venu avec la chaîne, et du temps de Tierry, encore !
– Qu’est-ce que c’est que Tierry ? dit un novice.
– C’était le capitaine de la chaîne, un brave homme qui était si bon pour nous, que nous attendions d’être rendus au pré pour nous évader, de peur de lui faire de la peine.
– Oui, reprit le plus vieux des deux condamnés qui avaient encore connu la chaîne : mais tu n’as pas été marqué, toi ?
– Ça, c’est vrai.
Le mot de marque fit courir un frisson dans l’assemblée, et un jeune homme murmura :
– Ce devait être un mauvais moment !...
Le vieux condamné soupira et sa tête s’inclina sur sa poitrine :
– Le jour où j’ai été marqué, dit-il, je suis mort.
– Quelle blague ! fit un condamné sceptique.
Le vieillard leva sur lui un œil plein d’éclairs.
– Oui, répéta-t-il, je suis mort ce jour-là...
Et promenant son regard morne et désolé sur le groupe de condamnés qui l’entouraient, il s’écria avec un accent dont l’ironie désespérée allait à l’âme :
– Ah ! vous soupirez tous après la venue de ce jeune homme que vous appelez le Cocodès, et qui vous raconte des pièces de théâtre, des drames, comme vous dites. Eh bien ! si je vous disais mon histoire, si je vous racontais comment j’ai été marqué, vous frissonneriez !...
– Vas-y donc alors ! dit un condamné.
Le vieillard reprit :
– J’ai soixante-neuf ans. Il y en a trente-quatre que je suis au bagne et que je suis mort... c’est-à-dire que mon corps est sans âme et mon cœur sans espoir... Savez-vous ce que j’étais, moi ? J’étais banquier, millionnaire, et j’appartenais à une excellente famille ! Marié à une femme que j’idolâtrais, la vie semblait être un rêve de bonheur perpétuel pour moi. Eh bien ! une passion funeste détruisit tout en quelques années...
« J’étais joueur. Le jeu, c’est la grande route du bagne !
« Cette route commence dans les salons, passe à travers les maisons de jeu et se continue dans les tripots. Aux deux côtés de cette route cheminent, silencieux et hâves, les spectres de la misère et du déshonneur. De l’opulence à la ruine, le trajet est court pour un joueur. Il commence par perdre ce qui lui appartient, puis ce qu’on lui a confié ; ensuite, il vole sa femme, ses amis, ses parents. Parents, amis et femme se taisent, les uns ont pitié, la dernière cache ses larmes. J’ai tout joué, j’ai tout perdu, le pain de mon enfant, car ma femme était grosse, ses vêtements, et jusqu’à son anneau de mariage.
« Un matin, je n’avais plus rien pour jouer. Alors le démon me tourmenta, je fis un faux. Quelques amis puissants me sauvèrent. On me fit partir.
« Mais Paris m’attirait. Je revins à Paris, et savez-vous pourquoi ? Après avoir été faussaire, je devins faux-monnayeur, je fabriquai des billets de banque.
« Et cependant ma malheureuse femme ne savait qu’une chose, notre ruine. Retirée chez une vieille parente, aux environs de Paris, elle me croyait en Amérique, occupé à refaire ma fortune, et elle priait pour moi. Le crime est toujours puni. Le jeu devait me trahir jusqu’au bout. Ce fut à la table du numéro Cent-treize, au Palais-Royal, que je fus surpris les mains pleines de faux billets.
« On m’arrêta... j’avouai tout.
« À cette époque, le faussaire était puni de mort. La clémence royale commua ma peine. Je fus condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la marque et à l’exposition. Ma femme, cependant, ignorait tout et allait devenir mère, c’est-à-dire mettre au monde un pauvre petit être qui entrerait dans la vie par la porte de la misère, que le déshonneur aurait ouverte !
Le vieux forçat s’arrêta un moment, comme accablé par le poids de ses souvenirs. Son émotion avait gagné peu à peu cet auditoire de voleurs et d’assassins. En ce moment, ces hommes frappés par la loi et rejetés à jamais du sein de la société se suspendaient pour ainsi dire aux lèvres du sombre narrateur, et semblaient éprouver toutes les tortures et toutes les angoisses qu’il avait subies.
Enfin, le vieillard continua :
– Oh ! vous n’avez pas vu la marque, vous autres ! On dressait un échafaud : sur cet échafaud s’élevait un poteau auquel on vous liait. Un carcan de fer vous obligeait à tenir la tête droite et à regarder la foule immense qui venait se repaître de votre honte. Puis, au bout d’une heure, le bourreau venait. Il plaçait un réchaud devant vous, et vous pouviez voir rougir lentement le fer sous lequel votre chair allait fumer.
« Tandis que je regardais d’un œil stupide ces horribles préparatifs, la foule hurlait et m’appelait le banquier. Et je me préoccupais moins de ses vociférations et du supplice que j’allais subir que de ma malheureuse femme, qui, sans doute, à cette heure, me croyait libre et se berçait de l’espérance de me revoir.
« Enfin le bourreau se baissa, et comme il prenait le fer chauffé à blanc pour l’imprimer sur mon épaule, la foule se tut, comme elle se tait au moment où le condamné à mort s’allonge sur la bascule fatale. Mais en ce moment, aussi, du sein de cette foule silencieuse, un cri terrible se fit entendre, un cri auquel je répondis par un hurlement de bête fauve frappée à mort... Ah ! ce ne fut pas la douleur physique qui m’arracha ce cri, je crois même que je ne sentis pas le fer brûlant calciner mes chairs... Non, ce fut un cri d’épouvantement suprême, car je venais de voir une femme qu’on emportait évanouie, à dix pas de l’échafaud, et cette femme, c’était la mienne !
Et comme le vieux forçat achevait, les condamnés le virent cacher sa tête dans ses mains, et deux larmes brûlantes jaillirent au travers de ses doigts crispés. Il y eut un moment de silence terrible parmi les forçats. Plusieurs mains se tendirent même vers le vieux condamné.
– Ah ! reprit-il avec un ricanement horrible, vous ne savez pas tout encore...
Et il essuya ses larmes qui tombaient de ses yeux une à une et brûlantes, comme des larmes de damné, puis il continua :