V

1427 Words
V – Vous n’avez pas connu la marque et, à l’exception de l’un de vous, personne ne se souvient de la chaîne et de cette sinistre opération qui précédait son départ, et qu’on appelait la parade... « On vous rivait un anneau au cou d’un coup de marteau, au risque de vous broyer la tête. Puis, une chaîne passait dans cet anneau et se reliait à l’anneau de tous les autres. C’était comme une horrible tresse de fer et de chair humaine qui ne devait plus se séparer jusqu’au bagne. Quand le hideux cordon était prêt, les portes de Bicêtre tournaient sur leurs gonds avec un bruit lugubre, et soudain le peuple, qui attendait, poussait une immense clameur. Les repris de justice, les chevaux de retour, comme nous disons, entonnaient alors le chant du départ, une Marseillaise des ténèbres, dont le refrain disait : La pègre ne périra pas ! « Les autres, ceux qui pour la première fois faisaient le voyage, essayaient de baisser la tête et de se dérober aux regards. « Ah ! vous parlez du bourreau qui tue, et du garde-chiourme qui bâtonne, et de nos fers qui meurtrissent nos chevilles, et de nos longues souffrances, que chaque jour ramène, qu’est-ce que cela ? « Ceux qui ne sont pas sortis de Bicêtre avec la chaîne, bétail humain conduit par des démons, n’ont pas souffert... Si vous les aviez vues là, ces cent mille têtes hurlantes, grimaçantes, ces cent mille têtes de femmes, d’hommes et d’enfants qui venaient insulter les condamnés et les accompagnaient pendant deux ou trois lieues de leurs vociférations et de leurs menaces ! « Il y avait de tout dans cette foule : des femmes de mauvaise vie et des hommes qui vivaient aux dépens de ces femmes, et des gens en habit noir qui n’avaient plus de souliers et des enfants demi-nus, et des vieillards aux cheveux blancs souillés par la débauche et aussi d’honnêtes ouvriers qui ne savaient pas que la vue du crime porte malheur. « Et quand, parmi les condamnés vulgaires, il y avait un grand coupable arraché à la haute classe de la société, un médecin, un notaire, un avocat, il fallait les entendre hurler !... « – Où est-il ? Où est-il ? demandait-on. « Moi, j’étais le banquier. « Quand les portes de Bicêtre s’ouvrirent devant moi, un régiment faisait la haie et était impuissant à maintenir la foule avide. Le convoi n’allait pas à Brest ; il se dirigeait sur Toulon, et il passait sur la route de Fontainebleau, au milieu du village de Choisy-le-Roi. Or, savez-vous quel était ce village, pour moi ? « C’était celui où j’avais caché ma malheureuse femme. C’était en été, au mois d’août. La chaîne était partie à quatre heures du matin, et il en était six lorsque nous entrâmes dans Choisy. « – Halte ! cria tout à coup le capitaine. « Et il ordonna le silence, et les chansons obscènes s’éteignirent. Plusieurs de nous-mêmes se découvrirent. « La chaîne, l’horrible chaîne de chair humaine se croisait avec un enterrement. Deux bières portées à bras se suivaient, escortées par une foule recueillie, tandis que la cloche de l’église du village tintait tristement. La première était recouverte d’un drap noir, l’autre d’un drap blanc. « C’étaient les bières d’une grande personne et d’un enfant. « Derrière la première, une femme sanglotait, je la reconnus ; c’était la vieille parente à qui j’avais confié ma femme, et je compris tout. Tandis que j’allais au bagne, on portait au cimetière ma femme et mon enfant, que je n’avais pas même vu. Ici le vieux forçat pleura de nouveau et nul n’osa interrompre le cours de cette épouvantable douleur. Le garde-chiourme s’approcha. Par extraordinaire, cet homme avait une âme sensible. Il prit le vieux forçat par le bras. – Allons ! papa, dit-il, ne pleurez pas... vous êtes au bout... Vous les rejoindrez bientôt. Et il l’emmena loin des autres condamnés ; car depuis longtemps le vieillard était à la demi-chaîne. – Voilà que je me sens le cœur tout plein de l’histoire du vieux, dit le Parisien. Si le Cocodès venait maintenant, je crois qu’il ferait un tour, comme on dit en langage de théâtre. – Ah ! tu crois ? dit Cent dix-sept, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. – Pardine, répondit le Parisien, les inventions de ceux qui font des pièces n’iront jamais à la cheville des drames de la vie réelle, et c’est une pièce que le Cocodès nous racontait hier. Rocambole, drame en cinq actes... à preuve ! – Tu as raison, dit Cent dix-sept, mais n’a-t-on pas fait une pièce avec Cartouche ? – Oui. – Avec Mandrin ? – Aussi. – Cartouche et Mandrin ont pourtant existé... – Mais Rocambole ?... – Rocambole pareillement. Je l’ai connu. – Et tu sais son histoire ? – Oui. Et Cent dix-sept ajouta, avec un sourire : – Non point son histoire arrangée pour le théâtre, mais bien son histoire vraie. – Tu nous la diras, alors, fit le bonnet vert. – C’est possible, un jour où je serai de belle humeur. – Mais enfin, qu’était-ce que Rocambole ? – Un enfant de Paris, un vagabond qui, ainsi que vous l’a dit le Cocodès, parvint à s’incarner dans la peau d’un marquis de retour de l’Inde. – Et ce marquis était riche ? – Il avait plusieurs millions. – Et Rocambole parvint à se faire passer pour lui ? – Pendant trois ans. – Alors, ce marquis était mort ? – Non, il vivait. – Mais il n’avait ni amis ni parents ? – Il avait une mère, une sœur. – Et... cette mère ? – Elle s’y trompa. Elle adora Rocambole. – Et... la sœur ? À cette question, Cent dix-sept tressaillit. – La sœur, dit-il, elle aima Rocambole comme elle eût aimé son véritable frère, et Rocambole l’aima. – D’amour ? – Non, comme si elle eût été sa sœur. Un nuage passa sur le front du forçat. – Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, tout ça, vraiment ? demanda-t-il. – Nous voulons savoir, dit Milon. Cent dix-sept haussa les épaules. – Je ne suis pas en train de raconter, dit-il. – Mais enfin, reprit le bonnet vert, est-il mort, ou est-il vivant, ce Rocambole ? – Je ne sais pas, dit Cent dix-sept. Puis il regarda Milon d’un air qui voulait dire : – Tous ces gens-là m’ennuient ; allons-nous-en ! Milon se leva. – Voulez-vous nous promener, compagnon ? dit-il. – Allons ! dit Cent dix-sept. Et ils s’éloignèrent de la carène. – Vous me la direz, n’est-ce pas ? reprit Milon. – Quoi donc ? – L’histoire de Rocambole. – Oui, répondit le forçat. Et il retomba dans son mutisme. Ils se promenèrent environ un quart d’heure, puis forcément, fatalement, ils revinrent vers le groupe de forçats. C’était le bonnet vert, celui qui, après le vieux forçat, était le seul qui eût connu la chaîne, qui venait de prendre la parole : – Moi, disait-il, je crois l’avoir dit, j’étais cocher. Je n’ai jamais aimé que deux êtres au monde : un cheval et un chien. Le cheval est mort et j’en ai pleuré ; le chien aussi... Ah ! ce n’est pas des larmes que j’ai versées pour ce dernier, c’est du sang ! Il promena autour de lui un regard farouche. – Si vous saviez cette histoire, reprit-il, elle vous ferait peut-être autant d’effet que celle du capitaine... Et comme on le regardait avec curiosité : – Tenez, voici vingt ans que je suis ici, et il y en a dix que je vis avec une suprême espérance, c’est que le bourreau de mon chien mourra de ma main. – Qui donc l’a tué ? – Un garde-chiourme. – Alors, dit le Parisien, si tu n’as pas de répugnance à devenir chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret, pourquoi ne lui fais-tu pas son affaire ? – Il n’est plus ici. On l’a envoyé à Brest quand on a su que je voulais le tuer. – Oui, mais le bagne de Brest est supprimé. – Je le sais. – Et ces gens-là, ça aime tant le métier qu’il est capable de revenir ici. – C’est là-dessus que je compte, dit froidement le forçat. – L’histoire du chien, s’il vous plaît ? fit le Parisien d’un ton ironique. – Tu railles, toi, dit le bonnet vert ; mais tu pleureras tout à l’heure... – L’histoire ! l’histoire ! répétèrent les condamnés. – La voici, dit le vieux forçat.
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