III
Il fait nuit. La chiourme dort.
Enchaînés deux à deux sur ce lit de camp qu’on nomme tollard, enveloppés dans leur couverture d’herbage sec, les uns allongés sur le bois, les autres, les aristocrates du bagne, assis sur un matelas de deux pouces qu’on appelle strapontin ; les forçats ont l’ordre de dormir. Les uns obéissent à la consigne, les autres causent tout bas. D’un bout à l’autre de la chaîne courent des chuchotements, des mots d’ordre et des projets d’évasion.
Si un surveillant vient à paraître, un silence de mort s’établit ; le surveillant s’éloigne, le murmure confus recommence et les fers se heurtent avec un bruit lugubre.
Milon le géant et son compagnon de couple se sont retournés plusieurs fois sur le tollard. Cent dix-sept est un condamné mystérieux et taciturne. Il impose à tous un certain respect, et Milon l’hercule, en dépit de sa force, sent que cet homme lui est supérieur. Aussi ne l’a-t-il jamais tutoyé et lui témoigne-t-il un certain respect. D’ordinaire, Cent dix-sept dort. Au repos de midi, il se couche et ferme les yeux ; la nuit, il s’allonge sur le tollard et ne bouge plus jusqu’au matin. Cet homme, dont on semble redouter l’évasion, et qui n’y a peut-être jamais songé, s’est réfugié dans le sommeil comme dans une suprême consolation.
Mais, cette nuit-là, Cent dix-sept s’agite ; il se tourne et se retourne, et Milon, étonné, finit par lui dire :
– Êtes-vous donc malade, compagnon ?
– Non, répond Cent dix-sept ; je songe...
– À quoi ?
– Au récit du Cocodès.
– Moi aussi, dit naïvement Milon ; et j’y songe d’autant mieux que je crois que Rocambole a existé.
– Tu crois ? fit Cent dix-sept.
– J’étais à Paris du temps qu’on parlait de ces fameux Valets de cœur.
– Ah ! vraiment ?
Milon continua d’une voix timide en approchant ses lèvres de l’oreille de son compagnon de chaîne :
– Si vous voulez me le permettre, nous causerons. Je suis une brute, voyez-vous, continua le géant. Je n’ai pas d’intelligence. J’assommerais un bœuf d’un coup de poing et un enfant me mettrait dedans, tellement je suis simple. C’est comme ça que les autres m’ont envoyé au bagne.
– Quels autres ? demanda Cent dix-sept.
– J’ai toujours dit que j’étais innocent, continua Milon, et bien qu’on ne veuille pas le croire, c’est vrai. Il aurait mieux valu que je fusse moins honnête et plus intelligent, on n’aurait pas dépouillé les enfants. Mais, dit le colosse avec timidité, peut-être bien que je vous ennuie, Cent dix-sept ?
– Non, dit le forçat, continue, ton histoire m’intéresse... Tu dis donc que tu es innocent ?
– Oui.
– Qu’étais-tu dans le monde ?
– Domestique de confiance.
– Et de quoi t’a-t-on accusé ?
– D’un vol de bijoux.
– Pourquoi ?
– Parce que je n’ai jamais voulu dire où était l’argent des enfants.
– Mais de quels enfants parles-tu ?
– De ceux de la dame au service de qui j’étais.
– C’est donc eux qui t’ont fait condamner au bagne ?
– Oh ! fit Milon, les chères petites créatures ! Non, non, ce n’est pas elles ! car ce sont deux jumelles, voyez-vous, deux charmantes jeunes filles qui ont peut-être dix-huit ans aujourd’hui et qui en sont réduites, sans doute, à la misère.
Milon s’arrêta et Cent dix-sept le vit, à la rouge lueur du fanal qui éclairait la salle n° 3 du bagne, essuyer une grosse larme qui roulait sur sa joue.
– Continue, fit Cent dix-sept.
– Madame, reprit Milon, s’était mariée, paraît-il, sans le consentement de sa famille, dans son pays, car elle n’était pas française. Elle avait deux frères, deux misérables, qui avaient cherché plusieurs fois à faire disparaître ses enfants. Quant à son mari, il était mort depuis longtemps, et la pauvre femme n’avait de protecteur que moi, moi qui suis une brute et qui me laisse rouler par tout le monde. Elle était jeune encore, elle était toujours belle ; les petites filles grandissaient à vue d’œil, et souvent Madame disait :
« – Ah ! sitôt qu’elles auront quinze ans, je les marierai, afin de leur donner des protecteurs !
« Madame avait une grande fortune. Nous habitions un vieil hôtel dans le faubourg Saint-Germain. Chaque nuit, on fermait les portes avec soin, de peur de quelque catastrophe. Madame me disait toujours :
« – Je crains tout de mes frères !...
« Un soir, les enfants jouaient dans le jardin que dominaient les maisons voisines et, entre autres, une sorte d’hôtel garni dont la façade se trouvait dans la rue de Beaune. Un coup de feu se fit entendre, une balle siffla. Les enfants étaient saisis d’effroi. Par bonheur, la balle, qui bien certainement était destinée à l’une d’elles, passa au-dessus de leurs têtes. La police fut avertie, elle se mit en campagne, mais elle ne put rien découvrir.
« Un autre jour, l’une d’elles, la petite Berthe, fut prise, après son déjeuner, d’affreuses coliques et de vomissements. Un médecin appelé constata une tentative d’empoisonnement. Alors Madame comprit qu’on en voulait à la vie de ses enfants, et elle les fit disparaître. Nous les conduisîmes secrètement, la nuit, dans un couvent, où on les reçut sous un nom supposé et Madame poussa la prudence jusqu’à ne pas dire son vrai nom.
« Au retour, elle me dit :
« – Milon, tu es un honnête homme, et je sais que je puis compter sur toi ; je sais aussi que mes frères, qui ont tenté de faire périr mes enfants, m’assassineront tôt ou tard, et il faut que l’avenir de mes enfants soit assuré.
« Je l’écoutais en pleurant.
« Elle me remit un coffret d’acier assez volumineux.
« – J’ai réalisé la moitié de ma fortune, dit-elle ; il y a là quinze cent mille francs en or ou en billets de banque. Cache cet argent, hors d’ici surtout : c’est la dot de mes filles, s’il vient à m’arriver malheur.
– Et tu as caché l’argent ?... fit Cent dix-sept.
– Oui et personne que moi ne le trouvera jamais.
– Ah ! fit Cent dix-sept pensif.
Milon continua :
– Les pressentiments de ma malheureuse maîtresse n’étaient que trop fondés. Elle mourut empoisonnée quelques jours après.
« Les frères osèrent réclamer sa fortune. Les petites filles étaient nées à l’étranger ; je n’avais dans les mains aucun papier qui prouvât leur légitimité ; et puis je n’osais pas dire où elles étaient, de peur qu’il ne leur arrivât malheur. Les frères de Madame furent paisiblement mis en possession ; mais ils s’attendaient à trouver beaucoup d’argent, et, comme ils ne trouvèrent rien, l’un d’eux me dit :
« – Tu dois être le dépositaire de quelque somme importante ? Rends-la nous, et tu auras ta part.
« Je refusai avec indignation, mais je suis si bête, ajouta naïvement Milon, que j’avouai le dépôt.
« Huit jours après, comme je dormais encore, on frappa à la porte de ma chambre, dans un hôtel garni où je m’étais retiré. Deux agents de police venaient m’arrêter. On m’accusait d’avoir volé les diamants de Madame ; et les misérables avaient si bien combiné leur affaire, qu’une de mes malles ayant été ouverte, on y retrouva deux bracelets et plusieurs bagues d’une grande valeur.
« J’eus beau protester de mon innocence, je fus condamné à dix ans de travaux forcés pour vol par un domestique à gages.
– Et, dit Cent dix-sept, tu n’as plus eu de nouvelles des petites filles ?
– Non... mais j’espère que les misérables n’auront pas retrouvé leurs traces.
– Et l’argent ?
– Je sais où il est.
– Qui sait ! ils l’auront découvert peut-être...
– Oh ! non, fit Milon, c’est impossible.
– N’as-tu donc jamais cherché à t’évader ?
– Deux fois. J’ai été repris. Je suis si bête !...
Cent dix-sept eut un sourire indulgent :
– Pauvre diable ! dit-il.
Puis, collant à son tour ses lèvres à l’oreille de Milon :
– Eh bien ! dit-il, quand tu voudras t’évader pour de bon, je t’en donnerai le moyen.
– Vous ! dit Milon, mais... alors...
– Alors, dit Cent dix-sept, avec son mélancolique sourire... tu t’étonnes que je n’en profite pas moi-même ?
– Oui.
– À quoi bon ? Je m’ennuierais dans le monde !...
Et Cent dix-sept tourna le dos à Milon et s’endormit tranquillement.