Chapitre 2

2305 Words
Chapitre 2 Le cabinet de kinésithérapie se situait dans le centre-ville. La Bentley de Workan traversa la place de Bretagne afin de rejoindre le boulevard de la Tour d’Auvergne au numéro 22, siège de la police judiciaire rennaise. La DIPJ1 de Rennes couvrait administrativement la Bretagne, la Normandie et les Pays de Loire avec les SRPJ2 de Rouen et d’Angers. Les antennes de la police judiciaire de Caen, du Havre, de Nantes ainsi que de Quimper et Brest complétaient l’organigramme. Le commissaire divisionnaire Armel Prigent, basé à Rennes, régnait sans partage sur son royaume qui recensait un peu plus de dix millions de sujets. Autant dire dix millions de criminels en puissance. La suspicion inhérente à cette fonction révélait chez lui une pathologie anxiogène. Et il n’y a qu’un pas pour passer de l’anxiété à une angoisse irraisonnée. Son angoisse à lui s’appelait Workan. Certes, à soixante ans, et pas très loin de la retraite, l’espoir de ne plus voir ce satané commissaire aurait dû l’apaiser, mais non, rien n’y faisait. Par la faute du grand brun, il avait l‘impression de rater sa vie, de passer à côté de quelque chose de bien : le bonheur des gens simples. Il avait commencé sa carrière avec un bâton, une capeline et un vélo. Puis il avait grimpé les échelons jusqu’à obtenir une licence de droit et réussir son entrée à l’école des commissaires. Tout ça pour qu’un sale con de Polak de flic vienne lui gâcher la fin de sa carrière et lui filer des palpitations… Et ça n’allait pas s’arrêter là avec ce qu’il allait lui révéler. Les Workanowski le tenaient avec cette p****n de fiche qu’ils avaient sur lui… Une p**e et une gâterie dans les années quatre-vingt, alors qu’il était en uniforme. Misère de misère, ce n’était rien, mais il considérait madame Prigent comme une sainte, elle ne devait à aucun prix savoir… Enfin, à lui bientôt, le golfe du Morbihan et la pêche au bas de l’eau… Les odeurs de sardines grillées vinrent lui chatouiller les narines. Workan avait garé la voiture sur le parking intérieur de l’hôtel de police et à peine assis dans son bureau, il dut subir les assauts de son équipe. Le lieutenant Laurent Roberto vint s’excuser d’avoir perdu le gyrophare de son véhicule… Il dut avouer qu’au terme d’une enquête rondement menée, étant dans un état second, il avait emporté l’objet dans une boîte de nuit et ce dernier, passant de main en main, avait fini par disparaître… à son grand dam. Grand dam ou pas, il fut renvoyé séance tenante à l’accomplissement d’une tâche obscure, certainement administrative. Le capitaine Lerouyer et la belle lieutenante Leila Mahir, plus ou moins l’amante de Workan – enfin, ça dépendait de plein de choses souvent inextricables – venaient d’être saisis d’un homicide. Un homme avait été vu entrant dans un ascenseur, au sous-sol d’une tour de bureaux, ce qui correspondait au parking, et avait été retrouvé au huitième étage de cette même tour le lendemain matin, plutôt mort que vivant, et ce toujours dans l’ascenseur. Lardé de coups de couteau, ce directeur de société, encore tout rigide, avait été délivré de sa cage d’acier par les employés de chez Otis. L’ascenseur avait été mis en panne, semblait-il, d’une façon volontaire. Ce crime ou ce suicide, il ne fallait rien exclure, mit une pléthore de neurones, des deux flics, en vacances. Et ceux qui restaient n’étaient pas les plus volontaires pour éclaircir l’énigme. — Ce n’est certainement pas un suicide, s’exclama Leila, ou alors le mec était lanceur de couteaux, vu le nombre de plaies. Et le gros blème c’est qu’on n’en a pas retrouvé un seul dans la cage… Imaginez, commissaire, un mec, tout seul, enfermé dans un ascenseur avec les portes bloquées, trucidé à coups de lame. C’est Le Mystère de la chambre jaune, non ? L’assassin ne pouvait pas ressortir. Impossible ! Alors ? — Alors quoi ? dit stoïquement Workan. — Ben, qu’est-ce qu’on fait ? — À part votre boulot, je ne vois pas grand-chose d’autre. — J’aime pas les trucs de magicien, se plaignit Lerouyer. — Quel magicien ? — Ça. Ce crime c’est de la magie. — Bon ! Je vais essayer de rester calme. C’est difficile, mais je vais y arriver. Lerouyer, derrière un tour de magie, il y a toujours une astuce, un leurre, un truquage, vous comprenez ? Ce n’est pas un sort d’une sorcière quelconque, un châtiment divin, un lapin tueur qui sort du chapeau… Puisque vous croyez à tout ça, si vous ne trouvez pas l’assassin, je vous fais scier en deux avec une égoïne. C’est compris ? — OK. — C’n’est pas les korrigans non plus, ajouta Workan, par rapport aux origines celtes de l’Irlandais flamboyant. — OK, j’ai compris, souffla le rouquin en s’éloignant de sa démarche pataude. Leila lui emboîta le pas. Elle se retourna et envoya vers Workan le b****r qu’elle avait dans la main, en soufflant dessus. Ce dernier haussa les épaules et lui décocha un sourire. — Craquant ! dit-elle à voix basse. Lerouyer crut percevoir un mot. — Quoi ? fit-il. — Rien. Workan tria quelques papiers en les jetant systématiquement à la poubelle. Technique du rangement par le vide. En fait, il jetait les papiers du haut de la pile de quatorze centimètres, ce qui correspondait à la hauteur de son stylo. Les nouvelles notes prenaient place en dessous de la pile – sans être lues – et se retrouvaient bientôt en tête de gondole, avant de finir lamentablement dans la corbeille. Il luttait contre les lourdeurs administratives, rapports, statistiques, comptes rendus de réunions, tableaux en tout genre, colonnes, camemberts, courbes, volutes et poudre de perlimpinpin. Il soupira et se leva de son fauteuil. Le divisionnaire Prigent, à l’étage au-dessus, devait bouillir. Il avait sûrement vu la voiture de Workan dans la cour intérieure et se demandait combien de temps il lui faudrait pour parvenir jusqu’à son bureau. Il le faisait exprès, c’était voulu, faire grimper sa tension c’était son truc. Lui déclencher une crise d’apoplexie pour qu’il en crève comme Attila en l’an 453, c’était son trip. Ou comme Diderot, Lamartine, Flaubert, Bach qui moururent également d’apoplexie. Ou même comme le père d’Hitler. Ce dernier, c’est quand il vit son fils dans son landau, avec sa petite moustache. Workan grimpa lentement l’escalier et frappa à la porte de Prigent. N’ayant pas de réponse, il l’ouvrit. — Asseyez-vous, grognonna entre ses dents le divisionnaire. Lucien s’assit devant le bureau du boss et dit : — Vous m’avez demandé ? — C’est quoi, vos conneries de bourrelle, là ? — C’est la femelle du bourreau… Comme chameau et chamelle… Puceau et pucelle… Voyou et voyelle, chapeau et chapelle et cetera. Prigent asséna un grand coup de plat de la main sur son bureau, déclenchant une crise de rhizarthrose qui lui martyrisa le pouce. — Ça suffit, hurla-t-il en ajoutant un petit « Aïe ! » aussi discret que possible. Ignorant le tapage, Workan poursuivit : — Vermisseau et vermicelle, cerveau et cervelle, rideau et ridelle, cigogneau et cigognelle… — Ça se dit cigognelle ? s’intéressa soudain Prigent. — J’sais pas, mais c’est joli. Le divisionnaire se redressa dans son fauteuil. — Bon, Workan ! Vous allez arrêter vos élucubrations et vous concentrer sur ce que j’ai à vous dire ! — Bien monsieur. Je suis sûr que vous allez me parler de chinoiseries… — En effet, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, et aussi vous révéler… la mauvaise surprise. — Je sens que ça vous ferait plaisir de m’annoncer la mauvaise surprise tout de suite, non ? Mais vous devez suivre la chronologie des évènements et me résumer auparavant la situation. Je me trompe ? Prigent grimaça, le Polak avait en partie raison. — Cours Saint-André, ça vous dit quelque chose ? — Non, fit Workan. — C’est une vaste esplanade dans le cœur de Nantes… — J’en suis fort aise. — Ne m’interrompez pas ! Actuellement, se déroule sur ce cours et celui de Saint-Pierre, juste à côté, la fête foraine de septembre… — Et vous voulez me payer un tour de manège ? — p****n, Workan ! Arrêtez, merde ! — OK ! Mais j’ai déjà une question. — M’étonne pas. Je continue : dans l’un des manèges de cette foire a été découverte une tête de Chinois… — Décrochée en tirant la queue de Mickey ? Tour gratuit ? — Vous m’énervez, Workan ! Vous faites le hâbleur parce que vous appréhendez la mauvaise nouvelle. Vous faites tout pour retarder l’échéance… — Je dois avouer que si j’avais un Chinois dans ma famille, je serais inquiet. Mais ce n’est pas le cas, aucun Asiat’ chez les Workan. Dites-moi, monsieur le divisionnaire, qu’est-il advenu du reste du corps ? — Il n’a pas été retrouvé. Cette tête était posée sur un plateau en porcelaine, à l’intérieur d’une petite cabane placée devant l’un des manèges. Comment appelle-t-on cette cabane déjà, Workan ? — Je ne sais pas. Un guichet ? — C’est cela : un guichet. La porte avait été forcée et le plateau glissé à l’intérieur avec ce macabre crâne. — C’était quoi, comme manège ? — Une sorte de Grand Huit appelé le Speed Rabbit. — Ça pourrait être une sorte d’offrande au lapin, non ? — Workaaan… La dernière syllabe s’éternisait sur un air de reproche vénéneux. — Les Mayas faisaient bien pire. — Je m’en tape, des Mayas… Revenons au cas qui nous intéresse… Cette tête de Chinois préoccupe, devinez qui ? — J’sais pas. — La Chine ! — Ça me semble normal, je vois mal les Norvégiens chamboulés par une tête de Chinois reposant sur un plateau de porcelaine dans un manège de type Grand Huit dédié à un lapin, appelé le Speed Rabbit, et tout ça au cœur de Nantes. Les Norvégiens s’intéressent à beaucoup de choses, mais il ne faut pas exagérer… Ça touche donc la Chine ? — Oui. — Et vous savez pourquoi ? — En partie, mais avec nos amis de la Grande Muraille, on peut peut-être prévoir des impondérables. — Par essence, un impondérable ne se prévoit pas, monsieur le divisionnaire, en général, on le prend en pleine gueule et sans préavis. — Vos remarques sont toujours judicieuses, mais là, si vous le voulez bien, je vais m’en passer… Je reviens à notre Chinois, cet homme fait partie d’une délégation du gouvernement de ce pays qui accompagne une exposition itinérante de porcelaines des dynasties Ming et autres. Vous ne le savez peut-être pas, mais le Musée des Beaux-Arts de Nantes est actuellement en travaux depuis quelques années et doit rouvrir ses portes au printemps 2017. Il y a un autre bâtiment qu’on appelle “la Chapelle de l’Oratoire”, qui jouxte ce musée et qui est également en travaux. Ces deux bâtiments reliés entre eux par un immense cube en béton formeront un nouvel ensemble baptisé “Musée d’Arts”. — Musée d’Arts ? s’interrogea Workan. Quel nom stratégique ! Combien de technocrates et d’agences de communication ont planché sur ce nom ? Remarquez, c’est vrai qu’il y a de moins en moins de “Beaux” Arts… Dans un sens, c’est logique. Ils ne veulent plus assumer la vue d’un grand tableau noir avec un point blanc au milieu. Quand ce point blanc n’est pas dans un coin pour tromper le visiteur… Si Léonard revenait… — Léonard ? — De Vinci ! — Qu’est-ce qu’il dirait ? — Qu’ils sont devenus fous. — Mouais, fit Prigent. Ça les regarde, en tout cas, la direction a souhaité, pendant les travaux, ouvrir quelques salles à des expositions ponctuelles, afin de satisfaire l’attente du public. — D’où l’exposition de porcelaines Ming ? — Exactement ! Cette dernière se situe au premier étage de la Chapelle de l’Oratoire, juste en face du cours Saint-Pierre. — Où il y a la fête foraine. — Exact ! — Et la tête du Chinois. — Non. Elle était sur le cours Saint-André, au-delà de la place Maréchal Foch qui sépare les deux cours… Si vous voulez bien me laisser poursuivre… L’enquête a été confiée à la PJ de Nantes. Je suis en relation avec le commissaire Lebreton qui a dirigé les premières investigations. Évidemment, il était difficile de donner une identité à cette… à ce… comment dire… à ce visage parfaitement inconnu. — Pas de disparition signalée ? — Non. J’ai l’impression que le linge sale se lave en famille… Lebreton a eu vent de cette exposition de porcelaines chinoises et a eu la brillante idée d’aller montrer ce plat au commissaire de ladite exposition. Il s’est avéré que cet ustensile avait été dérobé au moment de la mise en place des pièces de porcelaine et n’avait pas été retrouvé. Fort de cet élément, Lebreton a demandé à la délégation chinoise de passer à l’Institut médico-légal pour éventuellement identifier la tête de… la tête de… — Chinois ! — C’est ça. Et bingo, ils ont reconnu un des leurs dont ils étaient sans nouvelle depuis la veille. — Ils ont paru surpris ? — Vous verrez ça avec Lebreton… — Mais… mais je ne vais pas sur Nantes ! — Début de la surprise… Mauvaise, évidemment. Workan le fusilla du regard, l’œil plus noir que jamais. Il demanda néanmoins : — Cette délégation chinoise, elle est importante ? — Non. Quatre personnes. Trois hommes et une femme. Enfin, il ne reste plus que deux hommes, le troisième étant légèrement raccourci. Le problème est que ce sont des fonctionnaires d’État et l’ambassade de Chine demande donc des comptes au gouvernement français… C’est là que ça se corse… pour vous. — Comment ça, pour moi ? Je n’ai rien à voir dans cette histoire et je me refuse d’aller à Nantes ! tonna Workan, prêt à tourner les talons. — Écoutez-moi, fit Prigent, patelin, les mains jointes comme un enfant de chœur. L’exposition a débuté le samedi trois septembre, la tête a été découverte le jeudi huit dans le manège, par son propriétaire, et nous sommes le lundi douze. Par conséquent, nous en sommes à une dizaine de jours d’expo, OK ? — Je m’en fous ! — Le commissaire Lebreton a eu une superbe idée : à cause du plan Vigipirate, et en plus à cause de la valeur des pièces exposées, il y a des caméras partout. Ils ont confronté les disques durs où sont stockées les images, avec le logiciel de reconnaissance faciale, et là, devinez quoi ? — Je m’en branle ! — Le logiciel est devenu fou et s’est mis en surchauffe, il a identifié quatre truands parmi lesquels se trouve un dénommé Fletcher Nowski. Votre petit-cousin. Vos liens de parenté sont notés dans sa fiche. C’est con, hein ? Workan blêmit, il se souvenait du dernier coup de Fletcher au Couvent des Jacobins à Rennes3. Il ne dit rien. Prigent poursuivit : — Lebreton les a localisés dans un hôtel de Nantes, mais après leur interrogatoire, rien n’a été retenu contre eux et ils ont été relâchés. Après deux nouvelles visites à l’exposition de porcelaines, ces lascars ont quitté leur hôtel et disparu. — Fletcher est un amateur d’art, rien de surprenant à ce qu’il visite une telle exposition à Nantes, surtout si elle ne vient pas à Paris. — Votre cousin est un truand, un gangster… Ce qu’il admire le plus, c’est le pognon. Workan ne répondit pas. Artiste raté, Fletcher était devenu truand certes, mais restait un passionné d’art. Workan savait aussi que sa propre sœur Alice, juge d’instruction en région parisienne, était amoureuse de ce petit-cousin dévoyé, au risque de compromettre sa carrière. Il ignorait la nature et le degré de leur relation. À Rennes, lors de l’exposition des œuvres de Georges de la Tour au Couvent des Jacobins, il avait également fait la connaissance des trois complices de Fletcher. En y pensant, il eut un frisson dans le dos et poussa un gros soupir. C’étaient des malades, des grands malades. 1. Direction Interrégionale de la Police Judiciaire. 2. Service Régional de la Police Judiciaire. 3. Voir La nuit du Tricheur, même auteur, même collection.
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