Chapitre 3

2464 Words
Chapitre 3 Le lendemain matin, avec Leila comme passagère, la Bentley traçait la route en direction de Nantes. La voiture empruntait avec bonheur la mythique Nationale 137 qui reliait Bordeaux (Saint-André-de-Cubzac) à Saint-Malo. Route des vacances, pendant des décennies, pour les Bretons et les habitants de l’Ouest de la France. Bon, il est vrai qu’il ne restait plus grand-chose de l’originale, remplacée à coups de tronçons de quatre-voies et de morceaux autoroutiers, mais entre Nantes et Rennes, elle avait conservé ses statut et nom de N137. Ailleurs, elle avait été dégradée, humiliée, par la volonté de l’État, pour devenir une vulgaire départementale, la D137. À sa création en 1824, cette voie, qui passait donc par Saint-Malo, Rennes, Nantes, La Rochelle, Saintes, Blaye, Saint-André-de-Cubzac, sans oublier la Digue de Montaigu, alignait 479 kilomètres au compteur. Actuellement, il n’en restait plus que 114 kilomètres. Ces considérations ne turlupinaient pas Workan, il s’en fichait comme de sa dernière dent de lait, et encore on est en droit de supposer que sa dernière dent de lait avait plus d’importance pour lui que la N137. Septembre s’avérait doux et ensoleillé, des petits nuages de brume stagnaient dans les prés, de chaque côté du ruban bitumé. Il conduisait avec douceur et sûreté, sans dépasser les 110 kilomètres par heure affichés à son régulateur. Cette vitesse lui convenait. Il se tourna vers Leila et lui dit : — Je vais faire le plein à l’aire de Treillières… — Encore ! Tu l’as fait hier. Le moteur V8 de 507 chevaux consommait un peu plus de 25 l****s aux cent. Pas du gazole, de la bonne essence écologique et tout. Sûrement par pudeur, le constructeur Bentley se voulait très vague quant à la consommation de ce véhicule, comme si cela n’avait aucune importance. En cherchant bien, on trouvait une consommation de 28 l****s, oui, mais en conduite sportive. Ce qui signifiait qu’en conduite cool, comme celle de Workan, non seulement la consommation était proche du zéro, mais à l’arrivée, on pouvait encore revendre de l’essence. Ce qui, en définitive, en faisait la voiture la plus écologique du marché. — Oui, mais je le refais, on n’est jamais trop prudent. — Il fait combien, ton réservoir ? — Cent l****s ! — Pendant les grèves, tu pourrais ravitailler les stations-service… ironisa la fliquette. Workan ne répondit pas. Il mit son clignotant vers la droite et entra sur l’aire de repos. — Va commander deux cafés, je fais le plein et j’arrive. La bête abreuvée, il alla se laver les mains et rejoignit Leila Mahir au comptoir. — Ils ne vont pas être très heureux de voir deux flics de Rennes débarquer, les Nantais. — C’est eux qui nous ont demandés, rétorqua Workan. — À cause de ton cousin ? — Il paraîtrait… Ça donne quoi le macchabée dans l’ascenseur ? — Tu verras avec Lerouyer… Tu m’as débranchée de l’affaire. — Momentanément. Je t’ai emmenée avec moi, au cas où les flics de Nantes ne seraient pas trop coopératifs ; je peux avoir des petites tâches subalternes à effectuer… — p****n, j’y crois pas ! explosa Leila devant le regard interloqué de la dame aux sandwichs derrière le comptoir. C’est ça, on a besoin de bobonne ! Des petites mains et de la petite ménagère pour lui faire son café et ses photocopies. Pourquoi pas mon cul, tant que tu y es ! Workan, sans dire un mot, la saisit par le bras et l’éloigna vers la porte de sortie en laissant un billet de cinq euros sur le bar. À l’air libre, il desserra son étreinte. — Merde ! Mais qu’est-ce qu’il te prend ? lâcha-t-il. Je t’emmène à Nantes pour qu’on soit tous les deux. On va avoir du temps ensemble… Ça ne te va pas ? Boudeuse, elle maugréa : — Si. Excuse-moi… Je suis trop branchée féministe, là. Pardonne-moi. Ils embarquèrent dans la Bentley et reprirent la quatre-voies. — Tu sais, avoua Workan, que je ne suis pas trop passionné par ces mouvements féministes exacerbés par leurs revendications, ces injonctions castratrices de chiennes de garde, où après les avoir digérés et assimilés, tous les hommes ont envie d’aller se pendre au premier chêne venu. Après s’être coupé les couilles, évidemment. Il faut se débarrasser de ces attributs criminels. Qu’une vraie femme libérée ne saurait voir, ou alors juste pour un échange standard. Comment ça fait de porter le pantalon avec des roubignoles dedans ? Évitez le futal slim, les nanas, car un peu trop moulant, c’est très effronté de deviner et de se pavaner avec deux chouquettes et un cornet apparents derrière la toile denim. La vraie guerre qu’elles devraient mener, les nanas, c’est contre les danseurs de l’Opéra ; c’est une véritable invitation au casse-noisettes, ces mecs-là ! Leila secoua la tête. — N’importe quoi ! — Tu connais ma devise, Leila chérie ? Homme ou femme, chacun à sa place. — Le problème avec toi, Lucien, c’est de deviner la nature de la place que tu nous réserves, à nous les meufs. — Une place de choix. De premier choix. — Lucien ? — Oui ? — Arrête tes conneries, ça va dégénérer. — OK, n’en parlons plus. — Comment on peut aimer un mec comme toi ? — Je te le demande, c’est toi la mieux placée. — Je crois que les femmes aiment les bad boys… — Ce qui n’est pas mon cas. — C’est vrai. Tu es juste la pire des crapules. — je suppose que c’est un compliment ? — Enfoiré ! En évitant le levier de vitesse, elle lui déposa un b****r sur la joue. La Nationale 137 pénétrait dans la ville de Nantes par le nord et prenait la dénomination non usurpée de route de Rennes. Cette route avalée, le véhicule poursuivit son chemin par le boulevard Robert Schumann. Workan hésita un peu devant les deux ronds-points de la rue Bellamy, il tourna à gauche sur le boulevard des frères Goncourt, puis deux fois à droite et poursuivit tout droit jusqu’au pont Général de la Motte Rouge qui enjambait l’Erdre et le menait place Waldeck Rousseau. — C’est là, dit-il à Leila. Le commissariat central de Nantes, tout en longueur, occupait tout le fond de la place. Le vaste bâtiment en béton de quatre étages, avec ses larges lames brise-soleil, faisait face aux quais de l’Erdre. Il y avait là des embarcadères pour des croisières ou des promenades bucoliques, sur la rivière, semblables à ceux des bateaux-mouches à Paris. Lucien longea le bâtiment administratif et alla garer son véhicule sur une place de parking, à l’arrière de l’hôtel de police, comme le lui avait indiqué le commissaire Lebreton. Dans le hall d’accueil, le va-et-vient des gens en mal de main-courante et de plainte en tout genre battait son plein. Les gardiens de la paix, affairés, jaugeaient, soupesaient, suspectaient, supputaient et triaient au jugé le vrai du faux. Tous les matins, une partie de la misère urbaine déballait sa conscience et les avatars de la nuit en cet endroit peuplé d’uniformes. Workan et son beau costume gris anthracite détonnaient ; les mains dans les poches, il discutait avec une jeune beurette dont les fesses rebondies moulées dans un jean auraient fait bramer tous les Chouans de la région. Le commissaire Lebreton vint à leur rencontre et les conduisit à son bureau. Il avait à peu près le même âge que Workan, dans les quarante-cinq ans. De taille moyenne, le visage avenant, les yeux pétillants, il leur désigna deux sièges. Après quelques politesses d’usage, la conversation embraya directement sur la tête originaire de l’empire du Milieu. — On a une idée de la valeur du plat où se trouvait cette tête ? s’enquit Workan. — Oui, fit Lebreton. Il consulta une feuille placée sur son bureau. D’après la délégation qui accompagne l’exposition, il s’agit d’un plat de la Famille Verte, du XVIIIe siècle de la période Kangxi, dynastie Qing. Il est estimé à 1 800 euros. — Curieux, constata Workan, l’assassin ou les assassins ne connaissaient pas la valeur de ce plat. 1 800 euros c’est une somme… — Pour la délégation, non. Il y a des pièces de bien plus grande valeur dans l’exposition. — Quand même, fit Leila, j’aurais mis le ciboulot dans une passoire en plastique de chez Gifi, ça coûte moins cher ! — Oui, mais c’est moins classe, rétorqua Lebreton en souriant. Workan resta songeur puis déclara : — Rien que ce fait innocente Fletcher, il connaît parfaitement la valeur d’un objet d’art et n’aurait pas laissé passer 1 800 euros, comme ça. Tu l’as interrogé avec ses complices ? Sans se connaître, entre flics de même grade, on se tutoie. — Ouais. Je pense qu’ils sont hors de cause. Le soir, ils étaient à La Beaujoire pour assister à un match de foot. Ils ont été vus ensuite dans un bar du centre de Nantes et pour finir, le patron de l’hôtel nous a dit qu’ils étaient rentrés vers une heure du matin et qu’ils ne sont pas ressortis. Un beau quatuor ceux-là, on ne peut pas les louper. Tu as vraiment un beau cousinage ! — C’est une longue histoire4, mais je suis persuadé que Fletcher n’a pas de sang sur les mains, même si c’est un malfrat avéré… On sait où ils se trouvent maintenant ? — Non. Disparus. Même si je leur avais demandé de ne pas quitter la ville. Il reste néanmoins qu’ils ont visité l’exposition deux fois. — Ils t’ont dit pourquoi ? — Ton cousin aime la porcelaine chinoise, c’est aussi le cas du petit gros de la b***e. — Baudouin-Baudouin ? — C’est ça. Baudouin-Baudouin Baudouin… C’est à se demander ce que les parents Baudouin avaient dans la tête. Un phénomène, celui-là ! — Pas grand-chose sans doute… Tu as interrogé les forains propriétaires du manège ? Le Speed Rabbit, je crois ? — Oui. Ils ne comprennent pas. Ils ne se sentent pas visés. En semaine, la fête se termine à vingt-trois heures ; par conséquent, la tête a été placée là en deuxième partie de la nuit. C’est une famille respectable, jamais de lézard avec elle. Le guichet a été fracturé, la porte ouverte et l’offrande macabre déposée à l’intérieur. — Il y a sûrement une raison. Combien de manèges sont présents ? — Il y a environ quatre-vingts stands et manèges. — Alors pourquoi celui-là ? Y avait-il des motifs dessinés sur le plat ? — Tu le verras tout à l’heure, mais autant que je sache ce sont des entrelacs de fleurs et de feuilles dont j’ignore la nature. Tu pensais à quoi ? — À un lapin. Le lapin doré du Tibet. — C’est quoi, ça ? Leila brûlait de crier : « Ne l’écoutez pas ! » — Un gros lapin roux qui vit dans les montagnes. Une ancienne divinité chinoise. — Ah bon ? s’étonna Lebreton. — On le disait mangeur d’hommes… Bien entendu, c’est la légende. Je faisais le rapprochement avec le Speed Rabbit, c’est tout. — Et le “Grand Huit” ça a une signification dans tes divinités chinoises ? — Bien sûr, huit c’est Bä et divinations Guà, on obtient le Bäguà, un concept philosophique de la Chine ancienne. Que l’on suppose être la philosophie du Yin et du Yang qui est symboliquement entouré de 8 trigrammes. Le Yang est masculin. Il est actif, positif, lumineux. Le Yin est féminin – il se tourna vers Leila, affichant une jubilation contrite. Il est passif, négatif et ténébreux. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les Chinois. Par conséquent, on est en droit de supposer que le Grand Huit a une importance pour nos amis chinetoques. — Mouais, fit Lebreton, pas convaincu. Je ne sais pas si tu vas rester longtemps à Nantes, mais tu vas faire fureur au commissariat… Les flics, ici, n’ont pas étudié la Chine ancienne et le Yin et le Yang, ils s’en battent un peu les couilles. Excusez-moi, mademoiselle, conclut-il en s’adressant à Leila. Cette dernière haussa les épaules, avec Workan, les flics de Nantes n’étaient pas au bout de leurs surprises. — Le Grand Huit ne ressemble-t-il pas au Yin-Yang ? insista Workan. — Écoute, Lucien… je peux t’appeler Lucien ? Workan acquiesça d’un mouvement de tête. — Eh bien, Lucien, ne me fais pas regretter d’avoir appelé Prigent. Tu as la réputation d’être un as dans la police, avec des méthodes peu orthodoxes certes, mais un as quand même. J’ai pensé à toi quand j’ai vu la bouille de ton cousin apparaître sur l’écran et tu pourrais nous être très utile dans cette enquête. Mais entre le Bäguà, le Yin et le Yang et le lapin doré, il y a un doute qui vient effleurer mon esprit. Il s’adressa de nouveau à Leila : — Et vous, lieutenant, que pensez-vous des… des déductions du commissaire Workan ? — C’est le Big Bang de l’enquête, monsieur, ça commence toujours comme ça, par un énorme chaos et puis les choses se mettent en place, vous verrez. Un peu comme l’Univers… — Eh bien, j’en suis ravi. Ce n’est pas l’impression que ça me fait, mais j’en suis ravi quand même. Workan se renfrogna. — Dis donc, Lebreton, tu sous-entends quoi, là ? — Rien, Lucien ! Ne t’énerve pas. Je ne connais pas tes méthodes, c’est tout. Je te laisse les clés de l’enquête et appelle-nous si tu as besoin. Je te remets les éléments dont nous disposons, les interrogatoires, les adresses, les noms et tout le reste. Il lui tendit un dossier cartonné avec plein de feuilles dedans. — Y fait chier avec son dossier, on va faire ça à notre sauce, ronchonna Workan en refermant sur lui la portière de sa voiture. Après un coup d’œil sur son GPS, il embarqua la Bentley le long de l’Erdre par le quai Henri Barbusse. Les arbres qui bordaient la rivière étaient encore bien en feuilles, les péniches amarrées, dolentes sous le faible courant, donnaient une allure champêtre à ce quartier. Il choisit d’aller se garer au parking souterrain Cathédrale, celui-ci se révélait central pour les lieux où ils avaient à se rendre et il avait le privilège d’être sous le cours Saint-André. Directement sous le Grand Huit Speed Rabbit. Quel que fût le parking en sous-sol où Workan stationnait, le problème restait le même. C’était une Bentley dans un jeu de quilles. Les bornes en plastique rouge et blanc valsaient à qui mieux mieux, un rayon de braquage démesuré en étant la cause. Régulièrement, le commissaire devait palabrer avec le gardien dans sa guérite et, face à l’incompréhension de ce dernier, il finissait par sortir sa carte de police et le priait d’envoyer la facture à l’hôtel de police de Rennes, à l’attention de monsieur Prigent. Démarche difficile et hasardeuse aux yeux des concessionnaires desdits parkings qui, en général, s’abstenaient de se jeter dans la gueule du loup. Bien entendu, Workan n’avait aucune action chez les fabricants de bitoniaux rouge et blanc. Leila et Lucien sortirent à pied du parking et se retrouvèrent dans la rue Tournefort – ce qui n’était pas le cas de la Bentley – et la remontèrent vers la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul. Lebreton leur avait fourni l’adresse d’un petit restaurant au pied du Château des ducs de Bretagne et de son occupante la plus illustre, la duchesse Anne. Ils arrivèrent sur les pavés de la rue Prémion. Devant l’établissement Le Fou du Roi, quelques tables et chaises chauffaient paresseusement, sur les pavés, aux rayons du soleil. Ils s’installèrent et leurs regards se perdirent sur les douves et l’enceinte du magnifique château. La serveuse prit leurs commandes – deux salades « des ducs de Bretagne » – et disparut dans le restaurant. Leila grimpa à l’assaut : — Je n’ai pas apprécié cette histoire de Yin féminin, où je suis négative, ténébreuse et tout ça… — Mais c’est pas toi, mon amour, fit Workan, mi-figue mi-raisin, c’est la femme en général, tu comprends ? Toi, tu n’es pas une femme, tu es… tu es… — Je suis quoi ? — Tu es… au-dessus. Voilà, tu es au-dessus. — Au-dessus de quoi ? — Eh ben… des ténèbres ! — Fous-toi de ma gueule ! — En fait, tu devrais être Yang… Tu as la philosophie du Yang. — En gros, je suis un homme, et on est des pédés, c’est ça ? — Mais non, c’est pas ça que je veux dire… Et puis merde ! C’est un truc de Chinois ça, c’est pas de moi, s’emporta soudain Workan, y font chier les Jaunes de semer la zizanie comme ça ! — OK. On n’en parle plus. Je vois bien que tu veux être gentil avec moi, mais tu fais tout de travers. Tu es et resteras un irréductible macho. — Moi, macho ? s’étrangla Lucien. Jamais ! — Et mauvais comédien, ajouta Leila. — Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! — C’est cela… Bien, revenons à notre affaire. 4. Voir La nuit du Tricheur, même auteur, même collection.
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