Chapitre 1

1663 Words
Chapitre 1 Il ôta ses vêtements, garda son boxer et s’allongea sur la table, le téléphone portable à la main. Le cuir lui glaça le ventre. Il appuya sur une touche. Trois sonneries, et Véronique décrocha. — Véro à l’appareil, dit-elle. — C’est moi. — J’ai vu. — Je ne te dérange pas ? — Pas encore. — OK, fit Workan. À tout hasard… Si je te demande quel temps il fait à Toulouse, tu t’en fiches ? — Complètement. — C’est ce que je pensais, donc je ne te le demande pas, car moi aussi, je m’en fous totalement… Tu vois, ce que j’aime chez toi c’est ta bonne humeur. — Tu m’appelles pour m’avouer ça ? dit-elle sèchement. — Hélas non… Ça y est, j’ai pris un avocat pour le divorce. — C’est déjà ton troisième ! — Celui-là a l’air pas mal, un peu débonnaire, mais… — Quelqu’un que tu peux manipuler ! le coupa-t-elle. Workan grimaça. — Écoute, Véro… On enterre la hache de guerre, tu veux bien ? J’ai eu Jeanne hier au téléphone, elle m’a dit que José voulait t’épouser, c’est vrai ? — C’est vrai, mais pour cela, il faut que le jugement de divorce soit prononcé… Tu me suis ? — Je suis entièrement sur la même longueur d’onde, Véro… Ça va avancer, je te le promets. Mais entre nous, José, TON agent immobilier, il suffit d’y associer le mot escroc et ça devient un pléonasme. Ils ne sont pas comme nous, ces gens-là. Ils te vendent un container dans une déchetterie en te faisant croire que c’est tendance et que tu as fait l’affaire du siècle. J’ai voulu acheter un studio à Saint-Malo avec vue sur mer. C’est vrai que je la voyais, la mer, quand c’était marée haute, pas à marée basse, mais après s’être extrait du Velux, avoir escaladé le toit en ardoise et grimpé sur la souche de cheminée. Remarque, lui, il n’est pas près de la revoir, la mer… — Lucien ! — Oui ? — Qu’est-ce que tu veux ? — Je te demande de bien réfléchir avant d’épouser ce charlatan. Je ne veux pas que la mère de ma fille termine ses jours en prison… Voilà… Et puis… — Et puis quoi ? — Et puis… Il y a Leila qui veut que je clarifie la situation. — Elle a raison, elle me fascine, cette petite, elle a beaucoup de courage pour être amoureuse de toi ! — Tu l’as été aussi. — Quoi ? — Amoureuse. — Oui. J’avais beaucoup de courage à l’époque, justement. Tu vois, Lucien, maintenant je suis zen. José est gentil, prévenant, vaillant… — Ça veut dire quoi « vaillant » ? l’interrompit Workan. Vous ne faites pas que ça, quand même ? Véronique éluda la question. — Tu veux que Jeanne aille passer ses vacances de Noël à Rennes ? — Oui, c’est pour cela que je l’ai appelée hier. Elle est d’accord. — Lucien. Elle n’a pas osé te dire non, elle se faisait une joie de venir aux sports d’hiver avec nous… Tu vois le problème ? Le visage de Workan s’assombrit. — OK… OK… Bon, on en reparlera. — Tu pourrais venir dans la même station que nous, en compagnie de Leila… — Euh… oui… Pourquoi pas. Il grimaça violemment. — Aïe aïe ! grogna-t-il, vous me faites mal ! — À qui parles-tu ? s’inquiéta Véronique. — C’est rien ! C’est la kiné qui me fait mal ! — Tu es chez la kiné ? balança méchamment Véronique. — Ben oui, c’est plus prat… Il s’interrompit en constatant sur son écran que Véro avait mis fin à la conversation. Il appuya sur “Fin” à son tour. Allongé sur la table de massage, il tenta une torsion de sa nuque raidie afin de capter le regard de la praticienne. — Ça ne va pas, de me faire mal comme ça ! lui reprocha-t-il. — Ce n’est pas une cabine téléphonique, ici, commissaire. Vos états d’âme et vos déboires conjugaux ne m’intéressent pas. J’espère que ça ne se reproduira plus, sinon j’annule les séances prévues. — Oh là là, quelle capricieuse ! marmonna-t-il. La kiné lui pinça les deltoïdes. — Aïe ! Je plains votre mari. — En parlant de mon mari, vous savez ce qu’il fait comme profession ? — Non. — Agent immobilier. — Ah merde !… Aïe ! La vengeance est un plat qui se mange froid. Alors, attendez un peu, s’il vous plaît. C’est tout chaud, là… Vous m’avez l’air très susceptible comme femme… — Il a quelques biens en vente sur Saint-Malo, je ne serais pas surprise que ce soit lui qui vous ait fait visiter un studio avec « vue sur mer » l’autre jour. — Oh, vous savez, il y a beaucoup de studios à vendre et beaucoup d’agents immobiliers dans le secteur. — Peut-être ! Mais il y en a peu avec les deux yeux au beurre noir et une incapacité temporaire de travail. Le monde est petit, commissaire. — À qui le dites-vous ! chuinta Workan, tous les muscles bandés en attente du châtiment. « Vue sur mer », il avait dit. — C’était l’annonce du dessous, commissaire, vous avez mélangé les deux textes, m’a-t-il dit. — Ah ! Comme c’est étrange… Et là, vous allez me laisser repartir vivant ou quoi ?… Ou m’apprendre à lire les annonces sur le Bon Coin dans le bon ordre ? Son portable se mit à sonner, il regarda l’écran : « Commissaire Prigent ». — Je suis désolé, mais là, je dois répondre, c’est le patron. Agnès, la kiné, tira la tronche, elle opina vaguement – et c’est très difficile d’opiner vaguement… — Workan à l’appareil, lança Lucien. — Qu’est-ce que vous faites ? Je vous attends au bureau ! La voix était impérieuse, celle d’un autocrate qui voyant sa fin venir – la retraite – lance ses dernières forces dans la bataille… — Je suis prisonnier, monsieur le divisionnaire. Help me ! — Qu’est-ce que c’est que ces balivernes, Workan ? — Je suis tombé dans un guet-apens. Je me suis livré, nu, innocent, aux mains d’une bourrelle… Enfin, d’une bourreau… D’après vous, ça se dit « bourrelle » ou quoi ? Vous devez savoir ça, vous qui regardez Des Chiffres et des Lettres… — Les bourrelles n’existent plus, Workan, c’est comme les charrettes à bras et la presse à cidre ambulante… Tout se perd. — J’en ai pourtant une en face de moi, ou plutôt sur mon dos. Agnès s’impatientait ; la palpation digitale, sur les muscles du commissaire, s’amplifiait et ferait bientôt place à de la trituration. Elle grogna : — Ça m’a l’air d’être un beau boxon dans votre tête ! — J’ai entendu une voix, s’écria Prigent. — C’est la bourrelle ! — Écoutez, Workan, j’ai beaucoup espéré une sorte de rédemption de votre part, maintenant, je sais que vous ne changerez jamais. Je dois malheureusement composer avec votre schizophrénie. Vous êtes un grand malade, Workan… Ceci dit, rappliquez au plus vite, j’ai une affaire pour vous ! — Quel genre ? balbutia Lucien sous les coups de boutoir assénés par Agnès. — Genre oriental. — C’est-à-dire ? — Un consommé de calebasse pékinoise servi dans une jatte en porcelaine du XVe siècle ; période Ming, je crois… — Si je vous suis bien, vous avez une tête de Chinois dans une sorte de vasque en porcelaine. C’est ça ? — Oui. — Et c’est tout ? — Oui. — Le reste du corps ? — Envolé, évaporé, il a dû être servi avec des perles du Japon… — Comment savez-vous que cette tête est chinoise ? Je suppose que les traits du visage sont asiatiques ? — Oui. — Elle peut être aussi bien japonaise que vietnamienne ou autres… Imaginons qu’on retrouve votre tête, monsieur le divisionnaire, même si elle est assez caractéristique, on ne dirait pas : « Tiens, voici une belle tête de Français ! » On dirait : « Cette grosse tête est européenne ou pour le moins caucasienne. » Vous me suivez ? — Premièrement, Workan, ma grosse tête vous emmerde et deuxièmement, si je dis que la tête dans la vasque est chinoise, c’est que j’ai des informations. Informations que je vous donnerai au bureau. — Vous êtes trop bon. Cette histoire de tête chagrina passablement la kiné, la pression de ses doigts se fit moins intense et c’est presque avec douceur qu’elle caressait maintenant le dos de Workan. — Vous allez moins rire tout à l’heure, répliqua Prigent, attendez-vous à des surprises. Des surprises désagréables, cela va de soi, ajouta-t-il, malicieux. — La menace vous sied mal, Monsieur le divisionnaire, en tout cas, elle ne grandit pas son auteur… J’espère que vous avez de bons arguments pour que cette « surprise » soit vraiment déplaisante. J’arrive. Workan mit fin à la conversation en balayant son écran du doigt. Las, il songea qu’il se retrouvait éternellement en conflit avec sa hiérarchie. Mais pas seulement ; avec ses témoins, aussi ; avec ses suspects, c’était déjà plus naturel ; mais également avec ses subordonnés, sa femme, sa compagne Leila et à peu près tous les gens qu’il connaissait. Sa fille échappait à la règle. La procureure, le médecin légiste, le juge, l’Identité Judiciaire étaient des ennemis potentiels. Il vivait dans un affrontement perpétuel avec ses partenaires de rugby, son garagiste, les aubergistes chez qui il déjeunait fréquemment et même sa femme de ménage. Il ne souffrait apparemment d’aucune frustration, tout au moins le ressentait-il ainsi, ce qui aurait dû éliminer toute idée de vengeance et d’agressivité. Il décida de faire des efforts, d’être plus empathique, mais pas trop, de mieux communiquer, de comprendre l’autre. Encore faudrait-il que les autres essaient de le comprendre, lui. Les efforts devaient s’effectuer dans les deux sens. Satisfait de cette bonne résolution, il se mit à sourire, le visage enfoui dans le trou de la table de massage destiné à cet effet, un peu comme une autruche se cachant la tête dans le sable. Agnès ne montrait plus aucune velléité de torture, secouée par l’idée de la tête du Chinois dans sa vasque de porcelaine. Elle vit fugacement passer devant ses yeux le tableau du Caravage où l’on voyait Salomé tenir un plateau avec la tête de saint Jean-Baptiste posée dessus. — C’est quoi cette histoire de Chinois ? demanda-t-elle avec précaution. — Rien. Juste un étourdi qui a perdu la tête… Un agent immobilier qui tentait de vendre un studio avec vue sur mer. Un studio situé à cinq kilomètres de la côte et encastré entre quatre HLM. Un suicidaire. La voix sortant du trou était étouffée et semblait venir d’outre-tombe. Agnès lui tapa le dos du plat de la main. — Vous pouvez vous lever, c’est terminé. Workan se retourna pour se retrouver assis sur le bord de la table de massage. Il n’avait aucunement besoin du petit tabouret généreusement attribué aux gens de petite ou moyenne taille pour descendre confortablement de la table de la kiné. Il déplia ses cent quatre-vingt-sept centimètres et marcha jusqu’au valet où il avait déposé ses vêtements. Bel homme, songea Agnès, con, mais bel homme. Le tee-shirt et la chemise enfilés, Workan passa la main dans ses cheveux bruns et longs pour les remettre en ordre. Il enfila son pantalon de costume Hugo Boss et agrafa sa ceinture. La kiné venait vers lui avec son agenda, pour confirmer ses prochains rendez-vous. Il lui dit : — Vous me prenez pour une brute, Agnès ? — Je n’ai pas dit ça, mais… — Je vais vous faire de la peine, l’arrêta-t-il, et j’en suis désolé. — Mais que… quoi ? — Vous m’avez entendu dire à ma femme que l’agent immobilier avec qui j’étais, ne reverrait pas la mer de sitôt ? — Euh… oui. — Ce n’était pas de mon fait, Agnès. J’ai assisté, après ma visite du studio, à une dispute sur le parking entre votre mari et un autre homme. Je crois qu’il y était question d’une femme, demandez à votre mari s’il a une maîtresse… Désolé. Il quitta le cabinet, laissant la kiné statufiée.
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