CXCVe nuit
Sire, quand Ebn Thaher fut entré chez le prince de Perse avec la confidente de Schemselnihar, il la pria de demeurer un moment dans l’antichambre et de l’attendre. Dès que le prince l’aperçut, il lui demanda avec empressement quelle nouvelle il avait à lui annoncer : « La meilleure que vous puissiez apprendre, lui répondit Ebn Thaher : on vous aime aussi chèrement que vous aimez. La confidente de Schemselnihar est dans votre antichambre ; elle vous apporte une lettre de la part de sa maîtresse ; elle n’attend que vos ordres pour entrer. – Qu’elle entre ! » s’écria le prince avec un transport de joie. En disant cela, il se mit sur son séant pour la recevoir.
Comme les gens du prince étaient sortis de la chambre d’abord qu’ils avaient vu Ebn Thaher, afin de le laisser seul avec leur maître, Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même, et fit entrer la confidente. Le prince la reconnut, et la reçut d’une manière fort obligeante : « Seigneur, lui dit-elle, je sais tous les maux que vous avez soufferts depuis que j’eus l’honneur de vous conduire au bateau qui vous attendait pour vous ramener ; mais j’espère que la lettre que je vous apporte contribuera à votre guérison. » À ces mots, elle lui présenta la lettre. Il la prit, et après l’avoir baisée plusieurs fois, il l’ouvrit, et lut les paroles suivantes :
LETTRE DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE DE PERSE, ALI EBN BECAR
« La personne qui vous rendra cette lettre vous dira de mes nouvelles mieux que moi-même, car je ne me connais plus depuis que j’ai cessé de vous voir. Privée de votre présence, je cherche à me tromper en vous entretenant par ces lignes mal formées, avec le même plaisir que si j’avais le bonheur de vous parler.
On dit que la patience est un remède à tous les maux, et toutefois elle aigrit les miens au lieu de les soulager. Quoique votre portrait soit profondément gravé dans mon cœur, mes yeux souhaitent d’en revoir incessamment l’original, et ils perdront toute leur lumière s’il faut qu’ils en soient encore longtemps privés. Puis-je me flatter que les vôtres aient la même impatience de me voir ?
Oui, je le puis, ils me l’ont fait assez connaître par leurs tendres regards. Que Schemselnihar serait heureuse, et que vous seriez heureux, prince, si mes désirs, qui sont conformes aux vôtres, n’étaient pas traversés par des obstacles insurmontables ! Ces obstacles m’affligent d’autant plus vivement, qu’ils vous affligent vous-même.
Ces sentiments, que mes doigts tracent, et que j’exprime avec un plaisir incroyable, en les répétant plusieurs fois, partent du plus profond de mon cœur, et de la blessure incurable que vous y avez faite : blessure que je bénis mille fois, malgré le cruel ennui que je souffre de votre absence. Je compterais pour rien tout ce qui s’oppose à nos amours, s’il m’était seulement permis de vous voir quelquefois en liberté : je vous possèderais alors ; que pourrais-je souhaiter de plus ?
Ne vous imaginez pas que mes paroles disent plus que je ne pense ; hélas ! de quelques expressions que je puisse me servir ; je sens bien que je pense plus de choses que je ne vous en dis. Mes yeux, qui sont dans une veille continuelle et qui versent incessamment des pleurs, en attendant qu’ils vous revoient, mon cœur affligé, qui ne désire que vous seul, les soupirs qui m’échappent toutes les fois que je pense à vous, c’est-à-dire à tout moment, mon imagination, qui ne me représente plus d’autre objet que mon cher prince, les plaintes que je fais au Ciel de la rigueur de ma destinée, enfin ma tristesse, mes inquiétudes, mes tourments, qui ne me donnent aucun relâche depuis que je vous ai perdu de vue, sont garants de ce que je vous écris.
Ne suis-je pas bien malheureuse d’être née pour aimer, sans espérance de jouir de ce que j’aime ? Cette pensée désolante m’accable à un point que j’en mourrais, si je n’étais pas persuadée que vous m’aimez. Mais une si douce consolation balance mon désespoir et m’attache à la vie. Mandez-moi que vous m’aimez toujours : je garderai votre lettre précieusement ; je la lirai mille fois le jour ; je souffrirai mes maux avec moins d’impatience. Je souhaite que le Ciel cesse d’être irrité contre nous, et nous fasse trouver l’occasion de nous dire sans contrainte que nous nous aimons, et que nous ne cesserons jamais de nous aimer. Adieu. Je salue Ebn Thaher, à qui nous avons tant d’obligations l’un et l’autre. »