CXCIIIe nuit
Le prince de Perse le retint : « Obligeant Ebn Thaher, lui dit-il, si je vous ai déclaré qu’il n’était pas en mon pouvoir de suivre vos sages conseils, je vous supplie de ne pas m’en faire un crime, et de ne pas cesser pour cela de me donner des marques de votre amitié. Vous ne sauriez m’en donner une plus grande que de m’instruire du destin de ma chère Schemselnihar, si vous en apprenez des nouvelles ; l’incertitude où je suis de son sort, les appréhensions mortelles que me cause son évanouissement, m’entretiennent dans la langueur que vous me reprochez. – Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, vous devez espérer que son évanouissement n’aura pas eu de suite funeste, et que sa confidente viendra incessamment m’informer de quelle manière la chose se sera passée. Aussitôt que je saurai ce détail, je ne manquerai pas de venir vous en faire part. »
Ebn Thaher laissa le prince dans cette espérance, et retourna chez lui, où il attendit inutilement tout le reste du jour la confidente de Schemselnihar : il ne la vit pas même le lendemain. L’inquiétude où il était de savoir l’état de la santé du prince de Perse ne lui permit pas d’être plus longtemps sans le voir ; il alla chez lui dans le dessein de l’exhorter à prendre patience. Il le trouva au lit, aussi malade qu’à l’ordinaire, et environné d’un nombre d’amis et de quelques médecins, qui employaient toutes les lumières de leur art pour découvrir la cause de son mal. Dès qu’il aperçut Ebn Thaher, il le regarda en souriant, pour lui témoigner deux choses : l’une, qu’il se réjouissait de le voir, et l’autre, combien ses médecins, qui ne pouvaient deviner le sujet de sa maladie, se trompaient dans leurs raisonnements.
Les amis et les médecins se retirèrent les uns après les autres, de sorte que Ebn Thaher demeura seul avec le malade. Il s’approcha de son lit pour lui demander comment il se trouvait depuis qu’il ne l’avait vu : « Je vous dirai, lui répondit le prince, que mon amour, qui prend continuellement de nouvelles forces, et l’incertitude de la destinée de l’aimable Schemselnihar, augmentent mon mal à chaque moment, et me mettent dans un état qui afflige mes parents et mes amis, et déconcerte mes médecins, qui n’y comprennent rien. Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il, combien je souffre de voir tant de gens qui m’importunent, et que je ne puis chasser honnêtement. Vous êtes le seul dont je sens que la compagnie me soulage ; mais enfin ne me dissimulez rien, je vous en conjure. Quelles nouvelles m’apportez-vous de Schemselnihar ? Avez-vous vu sa confidente ? Que vous a-t-elle dit ? » Ebn Thaher répondit qu’il ne l’avait pas vue ; et il n’eut pas plutôt appris au prince cette triste nouvelle, que les larmes lui vinrent aux yeux ; il ne put repartir un seul mot, tant il avait le cœur serré : « Prince, reprit alors Ebn Thaher, permettez-moi de vous remontrer que vous êtes trop ingénieux à vous tourmenter. Au nom de Dieu, essuyez vos larmes : quelqu’un de vos gens peut entrer en ce moment, et vous savez avec quel soin vous devez cacher vos sentiments, qui pourraient être démêlés par là. » Quelque chose que pût dire ce judicieux confident, il ne fit pas possible au prince de retenir ses pleurs : « Sage Ebn Thaher, s’écria-t-il quand l’usage de la parole lui fut revenu, je puis bien empêcher ma langue de révéler le secret de mon cœur ; mais je n’ai pas de pouvoir sur mes larmes, dans un si grand sujet de craindre pour Schemselnihar. Si cet adorable et unique objet de mes désirs n’était plus au monde, je ne lui survivrais pas un moment ; Rejetez une pensée si affligeante, répliqua Ebn Thaher : Schemselnihar vit encore, vous n’en devez pas douter. Si elle ne vous a pas fait savoir de ses nouvelles, c’est qu’elle n’en a pu trouver l’occasion, et j’espère que cette journée ne se passera point que vous n’en appreniez. » Il ajouta à ce discours plusieurs autres choses consolantes ; après quoi il se retira.
Ebn Thaher fut à peine de retour chez lui, que la confidente de Schemselnihar arriva. Elle avait un air triste, et il en conçut un mauvais présage. Il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse : « Apprenez-moi auparavant des vôtres, lui répondit la confidente ; car j’ai été dans une grande peine de vous avoir vu partir dans l’état où était le prince de Perse. » Ebn Thaher lui raconta ce qu’elle voulait savoir ; et lorsqu’il eut achevé, l’esclave prit la parole : « Si le prince de Perse, lui dit-elle, a souffert et souffre encore pour ma maîtresse, elle n’a pas moins de peine que lui. Après que je vous eus quittés, poursuivit-elle, je retournai au salon, où je trouvai que Schemselnihar n’était pas encore revenue de son évanouissement, quelque soulagement qu’on eût tâché de lui apporter. Le kalife était assis près d’elle avec toutes les marques d’une véritable douleur : il demandait à toutes les femmes, et à moi particulièrement, si nous n’avions aucune connaissance de la cause de son mal ; mais nous gardâmes le secret, et nous lui dîmes toute autre chose que ce que nous n’ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir souffrir si longtemps, et nous n’oubliions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la secourir. Enfin il était bien minuit, lorsqu’elle revint à elle. Le kalife, qui avait eu la patience d’attendre ce moment, en témoigna beaucoup de joie, et demanda à Schemselnihar d’où ce mal pouvait lui être venu. Dès qu’elle entendit sa voix, elle fit un effort pour se mettre sur son séant ; et après lui avoir baisé les pieds avant qu’il pût l’en empêcher : « Sire, dit-elle, j’ai à me plaindre du Ciel de ce qu’il ne m’a pas fait la grâce entière de me laisser expirer aux pieds de votre majesté, pour vous marquer par là jusqu’à quel point je suis pénétrée de vos bontés. – Je suis bien persuadé que vous m’aimez, lui dit le kalife ; mais je vous commande de vous conserver pour l’amour de moi. Vous avez apparemment fait aujourd’hui quelque ex ces, qui vous aura causé cette indisposition : prenez-y garde, et je vous prie de vous en abstenir une autre fois. Je suis bien aise de vous voir en meilleur état, et je vous conseille de passer ici la nuit au lieu de retourner à votre appartement, de crainte que le mouvement ne vous soit contraire. » À ces mots, il ordonna qu’on apportât un doigt de vin, qu’il lui fit prendre pour lui donner des forces. Après cela, il prit congé d’elle, et se retira dans son palais. Dès que le kalife fut parti, ma maîtresse me fit signe de m’approcher ; elle me demanda de vos nouvelles avec inquiétude. Je l’assurai qu’il y avait longtemps que vous n’étiez plus dans le palais, et lui mis l’esprit en repos de ce côté-là. Je me gardai bien de lui parler de l’évanouissement du prince de Perse, de peur de la faire retomber dans l’état d’où nos soins l’avaient tirée avec tant de peine ; mais ma précaution fut inutile, comme vous allez l’entendre : « Prince, s’écria-t-elle alors, je renonce désormais à tous les plaisirs, tant que je serai privée de celui de ta vue. Si j’ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais que suivre ton exemple tu ne cesseras de verser des larmes, que tu ne m’aies retrouvée ; il est juste, que je pleure et que je m’afflige jusqu’à ce que tu sois rendu à mes vœux. » En achevant ces paroles, qu’elle prononça d’une manière qui marquait la violence de sa passion, elle s’évanouit une seconde fois entre mes bras…