CXCIIe nuit

940 Words
CXCIIe nuit Sire, nous avons laissé le prince de Perse dans le bateau, s’éloignant à regret du palais de la favorite : Cependant le batelier ramait de toute sa force, et l’esclave confidente de Schemselnihar accompagna le prince de Perse et Ebn Thaher, en marchant sur le bord du canal, jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au courant du Tigre. Alors, comme elle ne pouvait aller plus loin, elle prit congé d’eux et se retira. Le prince de Perse était toujours dans une grande faiblesse. Ebn Thaher le consolait et l’exhortait à prendre courage : « Songez, lui dit-il, que quand nous serons débarqués, nous aurons encore bien du chemin à faire avant que d’arriver chez moi ; car de vous mener à l’heure qu’il est, et dans l’état où vous êtes, jusqu’à votre logis, qui est bien plus éloigné que le mien, je n’en suis pas d’avis : nous pourrions même courir risque d’être rencontrés par le guet. » Ils sortirent enfin du bateau ; mais le prince avait si peu de force, qu’il ne pouvait marcher : ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. Il se souvint qu’il avait un ami dans le voisinage : il traîna le prince jusque-là avec beaucoup de peine. L’ami les reçut avec bien de la joie ; et quand il les eut fait asseoir, il leur demanda d’où ils venaient si tard. Ebn Thaher lui répondit : « J’ai appris ce soir qu’un homme qui me doit une somme d’argent assez considérable était dans le dessein de partir pour un long voyage : je n’ai point perdu de temps ; je suis allé le chercher ; et en chemin, j’ai rencontré ce jeune seigneur que vous voyez, et à qui j’ai mille obligations ; comme il connaît mon débiteur, il a bien voulu me faire la grâce de m’accompagner. Nous avons eu assez de peine à mettre notre homme à la raison. Nous en sommes pourtant venus à bout, et c’est ce qui est cause que nous n’avons pu sortir de chez lui que fort tard. En revenant, à quelques pas d’ici, ce bon seigneur, pour qui j’ai toute la considération possible, s’est senti tout à coup attaqué d’un mal qui m’a fait prendre la liberté de frapper à votre porte. Je me suis flatté que vous voudriez bien nous faire le plaisir de nous donner le couvert pour cette nuit. » L’ami d’Ebn Thaher se paya de cette fable, leur dit qu’ils étaient les bienvenus, et offrit au prince de Perse, qu’il ne connaissait pas, toute l’assistance qu’il pouvait désirer. Mais Ebn Thaher, prenant la parole pour le prince, dit que son mal était d’une nature à n’avoir besoin que de repos. L’ami comprit par ce discours qu’ils souhaitaient de se reposer : c’est pourquoi il les conduisit dans un appartement, où il leur laissa la liberté de se coucher. Si le prince de Perse dormit, ce fut d’un sommeil troublé par des songes fâcheux, qui lui représentaient Schemselnihar évanouie aux pieds du kalife, et l’entretenaient dans son affliction. Ebn Thaher, qui avait une grande impatience de se revoir chez lui, et qui ne doutait pas que sa famille ne fût dans une inquiétude mortelle (car il ne lui était jamais arrivé de coucher dehors), se leva et partit de bon matin, après avoir pris congé de son ami, qui s’était levé pour faire sa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui ; et la première chose que fit le prince de Perse, qui s’était fait un grand effort pour marcher, fut de se jeter sur un sofa, aussi fatigué que s’il eût fait un long voyage. Comme il n’était pas en état de se rendre à sa maison, Ebn Thaher lui fit préparer une chambre ; afin qu’on ne fût point en peine de lui, il envoya dire à ses gens l’état et le lieu où il était. Il pria cependant le prince de Perse d’avoir l’esprit en repos, de commander chez lui, et d’y disposer à son gré de toutes choses : « J’accepte de bon cœur les offres obligeantes que vous me faites, lui dit le prince ; mais que je ne vous embarrasse pas, s’il vous plaît ; je vous conjure de faire comme si je n’étais pas chez vous. Je n’y voudrais pas demeurer un moment, si je croyais que ma présence vous contraignît en la moindre chose. » Dès qu’Ebn Thaher eut un moment pour se reconnaître, il apprit à sa famille tout ce qui s’était passé au palais de Schemselnihar, et finit son récit en remerciant Dieu de l’avoir délivré du danger qu’il avait couru. Les principaux domestiques du prince de Perse vinrent recevoir ses ordres chez Ebn Thaher, et l’on y vit bientôt arriver plusieurs de ses amis, qu’ils avaient avertis de son indisposition ; ils passèrent la meilleure partie de la journée avec lui ; et si leur entretien ne put effacer les tristes idées qui causaient son mal, il en tira du moins cet avantage, qu’elles lui donnèrent quelque relâche. Il voulait prendre congé d’Ebn Thaher sur la fin du jour ; mais ce fidèle ami lui trouva encore tant de faiblesse, qu’il l’obligea d’attendre au lendemain. Cependant, pour contribuer à le réjouir, il lui donna le soir un concert de voix et d’instruments ; mais ce concert ne fit que rappeler dans la mémoire du prince celui du soir précédent, et irrita ses ennuis au lieu de les soulager : de sorte que le jour d’après son mal parut avoir augmenté. Alors Ebn Thaher ne s’opposa plus au dessein que le prince avait de se retirer dans sa maison. Il prit soin lui-même de l’y faire porter ; il l’accompagna et quand il se vit seul avec lui dans son appartement, il lui représenta toutes les raisons qu’il avait de faire un généreux effort pour vaincre une passion dont la fin ne pouvait être heureuse ni pour lui, ni pour la favorite : « Ah ! cher Ebn Thaher, s’écria le prince, qu’il vous est aisé de donner ce conseil ; mais qu’il m’est difficile de le suivre ! J’en conçois toute l’importance, sans pouvoir en profiter : je l’ai déjà dit, j’emporterai avec moi dans le tombeau l’amour que j’ai pour Schemselnihar. » Lorsqu’Ebn Thaher vit qu’il ne pourrait rien gagner sur l’esprit du prince, il prit congé de lui et voulut se retirer…
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