Chapitre 4
Pour pouvoir vivre sur son île, Cécile Melaine était bien obligée de compter avec les marées. Le cordon ombilical qui unissait Carantec et son enfant Callot, en l’occurrence une chaussée goudronnée, était deux fois par jour praticable, deux fois par jour inondé. Afin de travailler sur le continent, la jeune femme utilisait le plus souvent « La Mouette », un petit canot à moteur hérité de Jeanne Melaine, sa mère adoptive.
En cette fin d’après-midi orageuse, Cécile accostait dans son anse habituelle, face à l’île du Taureau. Elle coupa les gaz, releva le moteur et profita du dernier élan de « La Mouette » pour sauter sur la grève. À quelques mètres d’elle, un promeneur solitaire, les mains dans les poches, la regardait manœuvrer. Comme il était à contre-jour ; Cécile ne le reconnut pas aussitôt. Elle amarrait solidement son canot à un anneau scellé dans un rocher quand l’homme l’aborda :
— Heu… excusez-moi. Madame ? Mademoiselle ?
Cécile se retourna.
— Oui ?
L’individu restait à distance respectueuse. Il se présenta de façon assez timide, Jean-Luc Le Courtois, puis en vint très rapidement à l’objet de son intervention. L’homme travaillait à Callot depuis plus d’un mois, en tant que saisonnier. Or, le lendemain, il avait un rendez-vous important à Carantec, mais les horaires de marée étaient incompatibles avec son boulot. Se pourrait-il que Cécile le fasse traverser à bord de son canot, moyennant finance, bien sûr ?
Tout en cadenassant son moteur, la méfiante jeune femme sonda les traits de son vis-à-vis. Il la regardait droit dans les yeux mais sans forfanterie. Nulle lueur égrillarde ne troublait ses prunelles.
— Comment savez-vous que je quitte Callot à dix heures ?
En guise de réponse, l’homme pointa du doigt un champ d’artichauts en contre-haut, caché par un bosquet de pins parasols.
— Je travaille là et je vous vois passer tous les jours.
— OK ! C’est bon. Inutile de me payer pour si peu. Aidez-moi plutôt à porter l’un de ces sacs de courses. Cela m’évitera de faire deux tours.
De façon naturelle, l’homme empoigna le plus lourd. Le soleil venait de se cacher derrière un nuage noir et ventru, le festonnant d’un liseré de lumière métallique. Des nébuleuses endeuillées couraient dans le ciel, telles des âmes errantes.
— Dépêchons-nous, l’orage va éclater, dit-elle à l’homme qui ne bougeait pas.
— Pensez-vous ! C’est juste un nuage de rien du tout. Et puis, je suis obligé de vous suivre. J’ignore où vous habitez.
— C’est juste ! Je suis bête ! répondit Cécile en souriant pour la première fois à son vis-à-vis.
Ils cheminaient à présent côte à côte, sur l’unique route de l’île, et venaient de dépasser l’école, à présent désaffectée, peut-être la plus petite de France et de Navarre car elle se réduisait à un simple penty.
Pour meubler la conversation, la jeune femme interrogea son compagnon sur son travail d’ouvrier agricole.
— Vous faites les saisons, c’est ça ? Une fois la cueillette des pommes, une autre les vendanges ?
— Depuis plus d’un an et demi, oui. Pour l’instant, cette vie de nomade me convient. J’ai peu d’exigences et je me sens libre comme l’air. J’avais besoin de me vider le corps et l’esprit. Ce job est parfait pour ça.
— Sans paraître indiscrète, que faisiez-vous avant ?
— J’étais informaticien, dans une très grosse boîte d’assurances de Metz. Poste à haute responsabilité et pression énorme. Pour pouvoir honorer mes contrats, j’étais au boulot dès 7 heures du matin. Il arrivait souvent que je ne rentre chez moi qu’à 23 heures. Plus de dix ans de ce régime intensif et cela vous broie. Alors, l’inévitable est arrivé. J’ai eu un gros pépin de santé. Du jour au lendemain, je me suis trouvé dans l’incapacité de réfléchir, d’aligner deux idées simples. Burn out total ! Le médecin m’a prescrit un mois d’arrêt maladie. Et figurez-vous que, durant ces quatre semaines, mon boss me téléphonait, insistant pour que je traite, durant mes « vacances », des dossiers qui ne pouvaient pas attendre ! Alors, j’ai sauté du train en marche et j’ai démissionné… Mais, assez parlé de moi. Et vous ? Que faites-vous ?
— Auxiliaire de vie. J’ai un master de psychologie mais je n’ai pas, pour l’instant, trouvé de job dans ce domaine. Alors, j’aide les personnes âgées à domicile. Je ne gagne pas des mille et des cents, mais bon, j’ai un travail, c’est déjà ça !
— Cela vous plaît ? Ce n’est pas trop difficile ? Cécile Melaine soupira.
— Tout dépend des personnes. Sur les trois dont je m’occupe, deux sont charmantes. La troisième qui a atteint l’âge canonique de quatre-vingt-quatorze ans, est une vraie t********e !
Jean-Luc Le Courtois éclata de rire.
— Oh ! reprit Cécile. Je pensais à quelque chose… Mon ordinateur est en panne depuis trois jours. L’écran reste en berne quand je l’allume. Sans vouloir abuser de votre temps, puisque vous étiez informaticien, cela vous ennuierait-il d’y jeter un coup d’œil ? C’est assez compliqué de faire appel à un réparateur, ici.
— Avec plaisir. Un problème d’alimentation, peut-être…
— Je n’en sais fichtrement rien, répondit la jeune femme qui venait de sentir une grosse goutte tiède s’écraser sur son nez.
Elle obliqua sur la droite alors que son compagnon poursuivait son chemin.
— Hep ! Par ici ! Dépêchons-nous avant d’essuyer tout le chagrin du ciel…
Ils étaient parvenus devant une petite maison basse et coquette sans qu’aucune haie ou enclos ne délimitât l’étendue de la propriété. Malgré l’heure peu tardive de cette soirée de juin, une gangue de pénombre enrobait à présent tout contour. Tandis que Cécile fouillait son sac à la recherche de ses clefs, la pluie tombait dru, exaltant des senteurs de terre et de chèvrefeuille rassasiés de chaleur.
Un éclair déchirait le ciel lorsque Cécile trouva enfin ses clefs. Engoncé dans son ciré, telle une tortue, Jean-Luc Le Courtois se retint d’énoncer sa théorie sur les mystères insondables et poétiques que constituait à lui seul un sac à main féminin.
Tous deux dégouttaient quand Cécile Melaine referma la porte sur eux. Jean-Luc Le Courtois apprécia aussitôt l’intérieur simple mais harmonieux de la pièce.
— Accrochez votre ciré à la patère. Je vais vous chercher des serviettes éponge dans la salle de bain. Resté seul un instant, l’homme fut aussitôt attiré par le spectacle qu’offrait l’une des fenêtres, face à lui. Encadrée telle dans un livre d’images, l’île du Taureau, au large, surmontée de son fort imposant et lugubre en ce soir d’orage, lui rappela immédiatement la couverture de l’album de Tintin : L’île Noire.
Cécile le sortit de sa douce rêverie.
— Étrillez-vous ! Vos cheveux dégoulinent.
Elle aussi, devant lui, procéda aux mêmes gestes, tordant dans l’éponge la masse de sa chevelure cuivrée qui ressortit de la torture plus ondulée que jamais. Cet instant de pudique abandon charma l’hôte de Cécile.
Hormis la salle d’eau contiguë, le rez-de-chaussée du penty ne se composait que d’une pièce à vivre. Il repéra donc, à l’autre bout du coin cuisine, le bureau de la jeune femme, encombré de papiers, tout près de la cheminée.
— Je jette un coup d’œil sur votre ordinateur.
— D’accord. Pendant ce temps, je vais ouvrir une bouteille de chablis. On a bien mérité un verre !
Si Jean-Luc Le Courtois, tout en se dirigeant vers le bureau, se demandait où résidait le mérite dans cette affaire, il n’en dit mot, heureux de passer un moment agréable avec cette ravissante jeune femme.
D’ailleurs, l’instant de grâce où le preux chevalier au service de sa gente dame se parait de mille vertus fut de courte durée.
— Ça y est, c’est bon ! C’était la carte vidéo qui était déboîtée. Il fallait juste la replacer.
— Génial ! s’écria Cécile, occupée à sortir des biscuits d’un placard pour l’apéritif.
Le grondement du tonnerre assourdit le fracas des vagues. La lumière de la lampe vacilla un instant avant de se rétablir.
La jeune femme déposait à présent un plateau sur la table basse du coin salon, face à la cheminée.
— C’est encore pire que tout à l’heure ! soupira-t-elle. J’ai toujours eu une peur irraisonnée de la foudre. J’espère que vous êtes confortablement logé chez Jos Le Hénaff ?
— Comment savez-vous que je travaille chez lui ? lui demanda son hôte, intrigué.
— Ce n’est pas sorcier. Les cultivateurs ne sont pas légion sur l’île et vous m’avez montré l’un de ses champs tout à l’heure. Seules neuf familles résident sur Callot. Alors…
— En ce qui concerne votre question précédente, précisa-t-il en trinquant avec la jeune femme, les Le Hénaff reçoivent en ce moment de la famille et n’ont pas de place pour m’héberger. Mon hôtel s’appelle « À la Grande Ourse ». Je campe dans l’un de leurs champs.
— Vous campez ! s’exclama-t-elle. Mais avec ce déluge, votre tente et vos affaires vont être inondées…
— C’est à craindre, en effet, précisa-t-il sans état d’âme particulier. Bah ! À la guerre comme à la guerre !
En proie à un cas de conscience et ce, tout en devisant de choses et d’autres, Cécile observait son hôte. Brun, beau garçon, mais des yeux fatigués… Fin de la trentaine, sans doute… Pouvait-elle faire confiance à ce parfait inconnu ? Inconnu, pas tout à fait… Elle l’avait croisé plusieurs fois sur l’île… Et Jos Le Hénaff était plutôt du genre craintif… Avant d’embaucher un saisonnier, il avait dû prendre ses renseignements… Et puis, ne serait-ce que par altruisme, ce n’était pas un temps à laisser un chien dehors.
Cécile, donc, se jeta à l’eau, mue par un élan de solidarité. Elle coupa la parole à son invité :
— Écoutez, Jean-Luc, je ne peux pas vous laisser camper sous cette pluie battante. Ma maison est petite mais, à l’étage, il y a une pièce vide : la chambre de ma mère que je suis en train de retaper. Si cela vous convient, vous pouvez y passer la nuit. En poussant dans un coin les pots de peinture, on arrivera bien à poser un matelas par terre.
La jeune femme lut aussitôt dans le regard de l’homme une lueur de soulagement. Il accepta de bonne grâce son offre.
— En compensation, proposa-t-il, je peux vous préparer à dîner. J’aime bien, à l’occasion, faire la cuisine. Qu’est-ce que vous avez ?
— Voyons… réfléchit-elle en se caressant le bout du nez de l’index, geste qui amusa Jean-Luc, la paëlla du pauvre, ça vous irait ?
— Cela consiste à faire cuire du riz ?
— Oh ! non ! On y ajoute des épices, du chorizo, tomates, poivrons, petits pois… Mais on oublie les moules, les crevettes, les langoustines et le poulet…
— Parfait ! déclara-t-il. Je suis heureux d’avoir sauvé autant de bestioles !
Dix minutes plus tard, debout devant le plan de travail, tous deux se partageaient les tâches. Ils discutaient à présent comme de vieux amis et Jean-Luc apprit un pan rocambolesque de la vie de Cécile.
Grâce à Internet et ce par le plus grand des hasards, la jeune femme avait retrouvé sur f*******:, deux ans auparavant, sa sœur aînée qu’elle n’avait pas revue depuis sa tendre enfance.
— Vous n’avez pas entendu cette histoire dans les médias ? s’enquit-elle, se tournant vers lui, une cuiller en bois en l’air. Les journaux en ont parlé à l’époque.
— Je vous rappelle, Cécile, que je n’étais pas encore dans la région. Mais continuez, je trouve ça palpitant…
La jeune femme poursuivit, admirant au passage la dextérité avec laquelle son compagnon découpait les oignons, besogne qu’elle lui laissait sans l’ombre d’un remords.
— J’avais deux ans et elle quatre lorsque nos parents se sont tués dans un accident de voiture. Je ne garde aucun souvenir de cette période sinon quelques sensations comme la main douce et fraîche de ma mère. J’ai su plus tard qu’ils avaient été tués sur le coup. Ils n’avaient pas de famille en France. Maman était d’origine irlandaise. Elle avait fui son pays et les siens - catholiques intégristes - pour suivre mon père, français et protestant. Les guerres de religions font encore des ravages, vous savez ! Bref, au décès de ma mère, qu’ils ont appelé, paraît-il, le châtiment de Dieu, mes grands-parents irlandais ont refusé d’accueillir chez eux « les petites bâtardes ». Comme papa, de son côté, était déjà orphelin à dix-huit ans et qu’il n’avait de famille que de vagues cousins, lesquels ne se sont jamais manifestés, ma grande sœur et moi avons été proposées à l’adoption.
— Mais pourquoi avez-vous été séparées ? Votre mère adoptive, dont vous me parliez tout à l’heure, ne pouvait pas non plus se charger de votre sœur ?
— Si, elle a essayé, bien sûr. Mais les événements ont été très compliqués. Ma sœur n’a été adoptable qu’à l’âge de dix ans.
Jean-Luc fronça les sourcils, dubitatif.
— J’avoue ne pas bien comprendre… Vous me disiez qu’elle avait quatre ans au moment de l’accident. Que s’est-il passé durant six années ?
Cécile prit une intonation attristée pour lui répondre :
— Elle a été hospitalisée dans divers services pédiatriques et psychiatriques… J’ai oublié de vous préciser que nous nous trouvions dans la voiture, nous aussi. Je suis sortie indemne, pas ma sœur… Sans doute ne s’était-elle pas attachée. Le véhicule a fait plusieurs tonneaux sur le verglas. Elle a été éjectée. C’est elle qui me l’a appris lors de nos incroyables retrouvailles. Les médecins urgentistes, paraît-il, ne donnaient pas cher de sa peau quand ils sont arrivés sur les lieux, elle était dans le coma, polytraumatisée.
— Je vois… ponctua Jean-Luc en faisant rissoler les légumes, à présent découpés, dans de l’huile d’olive. Pauvre môme ! Elle démarrait mal dans la vie… Mais, pourquoi la psychiatrie ?
— Pendant des mois, elle s’est renfermée dans sa coquille. La perte de nos parents était insupportable pour elle. Elle ne prononçait pas un mot et était dans l’incapacité de marcher. Si, physiquement, ses fonctions vitales étaient à nouveau opérationnelles, en revanche, du point de vue psychique… Il a fallu donner le temps au temps pour guérir ses blessures morales.