Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquième étage, un étroit logement composé de deux chambres et d’une cuisine. Né à Nancy, de parents allemands, il était débarqué là de sa ville natale, il y avait peu à peu étendu son cercle d’affaires, d’une extraordinaire complication, sans éprouver le besoin d’un cabinet plus grand, abandonnant à son frère Sigismond la pièce sur la rue, se contentant de la petite pièce sur la cour, où les paperasses, les dossiers, les paquets de toutes sortes s’empilaient tellement, que la place d’une unique chaise contre le bureau, se trouvait réservée. Une de ses grosses affaires était bien le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisait, il servait d’intermédiaire entre la petite Bourse des « Pieds humides » et les banqueroutiers, qui ont des trous à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimenté surtout par les stocks qu’on lui apportait. Mais, outre l’usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieuses, il s’occupait particulièrement de l’achat des créances. C’était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. Dès qu’il apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annonces, attirait les créanciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de véritables hottées, le tas sans cesse accru d’un chiffonnier de la dette : billets impayés, traités inexécutés, reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis, là-dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un flair spécial, très délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop éparpiller son effort. En principe, il professait que toute créance, même la plus compromise peut redevenir bonne, et il avait une série de dossiers admirablement classés, auxquels correspondait un répertoire des noms, qu’il relisait de temps à autre, pour s’entretenir la mémoire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus près ceux qu’il sentait avoir des chances de fortune prochaine : son enquête dénudait les gens, pénétrait les secrets des familles, prenait note des parentés riches, des moyens d’existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années souvent, il laissait ainsi mûrir un homme, pour l’étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles, l’œil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Et, dès qu’il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu’au sang, tirant cent francs de ce qu’il avait payé dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcé de gagner avec ceux qu’il empoignait ce qu’il prétendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu’une fumée.
Dans cette chasse aux débiteurs, la Méchain était une des aides que Busch aimait le mieux à employer ; car, s’il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs à ses ordres, il vivait dans la défiance de ce personnel, malfamé et affamé ; tandis que la Méchain avait pignon sur rue, possédait derrière la butte Montmartre toute une cité, la Cité de Naples, un vaste terrain planté de huttes branlantes qu’elle louait au mois ; un coin d’épouvantable misère, des meurt-de-faim en tas dans l’ordure, des trous à pourceau qu’on se disputait et dont elle balayait sans pitié les locataires avec leur fumier, dès qu’ils ne payaient plus. Ce qui la dévorait, ce qui lui mangeait les bénéfices de sa cité, c’était sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goût des plaies d’argent, des ruines, des incendies, au milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d’un renseignement à prendre, d’un débiteur à déloger, elle y mettait parfois du sien, se dépensait, pour le plaisir. Elle se disait veuve, mais personne n’avait connu son mari. Elle venait on ne savait d’où, et elle paraissait avoir eu toujours cinquante ans, débordante, avec sa mince voix de petite fille.
Ce jour-là, dès que la Méchain se trouva assise sur l’unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouché par ce dernier paquet de chair, tombé à cette place. Devant son bureau, Busch, prisonnier, semblait enfoui, ne laissant émerger que sa tête carrée, au-dessus de la mer des dossiers.
– Voici, dit-elle en vidant son vieux sac de l’énorme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que Fayeux m’envoie de Vendôme... Il a tout acheté pour vous, dans cette faillite Charpier que vous m’aviez dit de lui signaler... Cent dix francs.
Fayeux, qu’elle appelait son cousin, venait d’installer là-bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour négoce avoué de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dépositaire de ces coupons et de l’argent, il jouait frénétiquement.
– Ça ne vaut pas grand-chose, la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de même.
Il flairait les papiers, les triait déjà d’une main experte, les classait en gros d’après une première estimation, à l’odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue désappointée.
– Hum ! il n’y a pas gras, rien à mordre. Heureusement que ça n’a pas coûté cher... Voici des billets... Encore des billets... Si ce sont des jeunes gens, et s’ils sont venus à Paris, nous les rattraperons peut-être...
Mais il eut une légère exclamation de surprise.
– Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Il venait de lire, au bas d’une feuille de papier timbré, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille ne portait que trois lignes, d’une grosse écriture sénile : « Je m’engage à payer la somme de dix mille francs à mademoiselle Léonie Cron, le jour de sa majorité. »
– Le comte de Beauvilliers, reprit-il lentement, réfléchissant tout haut, oui, il a eu des fermes, tout un domaine, du côté de Vendôme... Il est mort d’un accident de chasse, il a laissé une femme et deux enfants dans la gêne. J’ai eu des billets autrefois, qu’ils ont payés difficilement... Un farceur, un pas grand-chose...
Tout d’un coup, il éclata d’un gros rire, reconstruisant l’histoire.
– Ah ! le vieux filou, c’est lui qui a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait pas, et il l’aura décidée avec ce chiffon de papier, qui était légalement sans valeur. Puis, il est mort... Voyons, c’est daté de 1854, il y a dix ans. La fille doit être majeure, que diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grains, ce Charpier, qui prêtait à la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissé ça en dépôt pour quelques écus ; ou bien peut-être s’était-il chargé du recouvrement...
– Mais, interrompit la Méchain, c’est très bon, ça, un vrai coup !
Busch haussa dédaigneusement les épaules.
– Eh ! non, je vous dis qu’en droit ça ne vaut rien... Que je présente ça aux héritiers, et ils peuvent m’envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l’argent est réellement dû... Seulement, si nous retrouvons la fille, j’espère les amener à être gentils et à s’entendre avec nous, pour éviter un tapage désagréable... Comprenez-vous ? cherchez cette Léonie Cron, écrivez à Fayeux pour qu’il nous la déniche là-bas. Ensuite, nous verrons à rire.
Il avait fait des papiers deux tas qu’il se promettait d’examiner à fond, quand il serait seul, et il restait immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas.
Après un silence, la Méchain reprit :
– Je me suis occupée des billets Jordan... J’ai bien cru que j’avais retrouvé notre homme. Il a été employé quelque part, il écrit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si mal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu’il ne signe pas ses articles de son vrai nom.
Sans une parole, Busch avait allongé le bras pour prendre, à sa place alphabétique, le dossier Jordan. C’étaient six billets de cinquante francs, datés de cinq années déjà et échelonnés de mois en mois, une somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite à un tailleur, aux jours de misère. Impayés à leur présentation, les billets s’étaient grossis de frais énormes, et le dossier débordait d’une formidable procédure. À cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes.
– Si, c’est un garçon d’avenir, murmura Busch, nous le pincerons toujours.
Puis, une liaison d’idées se faisant sans doute en lui, il s’écria :
– Et dites donc, l’affaire Sicardot, nous l’abandonnons ?
La Méchain leva au ciel ses gros bras éplorés. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de désespoir.
– Ah ! Seigneur Dieu ! gémit-elle de sa voix de flûte, j’y laisserai ma peau !
L’affaire Sicardot était toute une histoire romanesque qu’elle aimait conter. Une petite cousine à elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive d’une sœur de son père, avait été prise à seize ans, un soir, sur les marches de l’escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, où elle et sa mère occupaient un petit logement, au sixième. Le pis était que le monsieur, un homme marié, débarqué depuis huit jours à peine, avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second, s’était montré si amoureux, que la pauvre Rosalie, renversée d’une main trop prompte contre l’angle d’une marche, avait eu l’épaule démise. De là, juste colère de la mère, qui avait failli faire un esclandre affreux, malgré les larmes de la petite, avouant qu’elle avait bien voulu, que c’était un accident et qu’elle aurait trop de peine, si l’on envoyait le monsieur en prison. Alors, la mère, se taisant, s’était contentée d’exiger de celui-ci une somme de six cents francs, répartie en douze billets, cinquante francs par mois, pendant une année ; et il n’y avait pas eu de marché vilain, c’était même modeste, car sa fille, qui finissait son apprentissage de couturière, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coûtant gros, si mal soignée d’ailleurs, que, les muscles de son bras s’étant rétractés, elle devenait infirme. Avant la fin du premier mois, le monsieur avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs continuaient, tapaient dru comme grêle : Rosalie accouchait d’un garçon, perdait sa mère, tombait à une sale vie, à une misère noire. Échouée à la Cité de Naples, chez sa petite cousine, elle avait traîné les rues jusqu’à vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant parfois des citrons aux Halles, disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfin, l’année d’auparavant, elle avait eu la chance de crever, des suites d’une bordée plus aventureuse que les autres. Et la Méchain avait dû garder l’enfant, Victor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets impayés, signés Sicardot. On n’avait jamais pu en savoir davantage : le monsieur s’appelait Sicardot.
D’un nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n’avait été fait, il n’y avait là que les douze billets.
– Encore si Victor était gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant épouvantable... Ah ! c’est dur de faire des héritages pareils, un gamin qui finira sur l’échafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien !
Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés ainsi, espérant, dans un détail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbré, découvrir un indice ! Il prétendait que cette écriture pointue et fine ne devait pas lui être inconnue.