I-6

2010 Words
– C’est curieux, répéta-t-il une fois encore, j’ai certainement vu déjà des a et des o pareils, si allongés, qu’ils ressemblent à des i. Juste à ce moment, on frappa ; et il pria la Méchain d’allonger la main pour ouvrir ; car la pièce donnait directement sur l’escalier. Il fallait la traverser, si l’on voulait gagner l’autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant à la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l’autre côté du palier. – Entrez monsieur. Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, égayé intérieurement par la plaque de cuivre, vissée sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot : Contentieux. – Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction... Mon frère est là, dans l’autre pièce... Entrez, entrez donc. Mais la Méchain bouchait absolument le passage, et elle dévisageait le nouveau venu, l’air de plus en plus surpris. Il fallut toute une manœuvre : lui recula dans l’escalier, elle-même sortit, s’effaçant sur le palier, de façon qu’il pût entrer et gagner enfin la chambre voisine, où il disparut. Pendant ces mouvements compliqués, elle ne l’avait pas quitté des yeux. – Oh ! souffla-t-elle, oppressée, ce monsieur Saccard, je ne l’avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait. Busch, sans comprendre d’abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron étouffé. – Tonnerre de Dieu ! c’est ça, je savais bien que j’avais vu ça quelque part ! Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait écrite, l’année précédente, pour lui demander du temps en faveur d’une dame insolvable. Vivement, il compara l’écriture des billets à celle de cette lettre : c’étaient bien les mêmes a et les mêmes o, devenus avec le temps plus aigus encore ; et il y avait aussi une identité de majuscules évidente. – C’est lui, c’est lui, répétait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? Mais, dans sa mémoire, une histoire confuse s’éveillait, le passé de Saccard, qu’un agent d’affaires, nommé Larsonneau, millionnaire aujourd’hui, lui avait conté : Saccard tombant à Paris au lendemain du coup d’État, venant exploiter la puissance naissante de son frère Rougon, et d’abord sa misère dans les rues noires de l’ancien quartier Latin, et ensuite sa fortune rapide, à la faveur d’un louche mariage, quand il avait eu la chance d’enterrer sa femme. C’était lors de ces débuts difficiles qu’il avait changé son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette première femme, qui se nommait Sicardot. – Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer les billets du nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de précautions, devait déménager à la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas que les écus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C’est bête, ça finira par lui jouer un vilain tour. – Chut ! chut ! reprit la Méchain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu’il y a un bon Dieu. Enfin, je vais donc être récompensée de tout ce que j’ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j’aime bien tout de même, allez ! quoiqu’il soit indécrottable. Elle rayonnait, ses yeux minces pétillaient dans la graisse fondante de son visage. Mais Busch, après le coup de fièvre de cette solution, longtemps cherchée, que le hasard lui apportait, se refroidissait à la réflexion, hochait la tête. Sans doute Saccard, bien que ruiné pour le moment, était encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement pas lui-même qu’il avait un fils, il pourrait nier, malgré cette ressemblance extraordinaire qui stupéfiait la Méchain. Du reste, il était une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passé à personne, de sorte que, même s’il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n’était à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité que les six cents francs des billets, c’était en vérité trop misérable, ça ne valait pas la peine d’avoir été si miraculeusement aidé par le hasard. Non, non ! il fallait réfléchir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturité. – Ne nous pressons pas, conclut Busch. D’ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. Et, avant de congédier la Méchain, il acheva d’examiner avec elle les menues affaires dont elle était chargée, une jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payée par sa belle-mère, sa maîtresse, si l’on savait s’y prendre, enfin les variétés les plus délicates du recouvrement si complexe et si difficile des créances. Saccard, en entrant dans la chambre voisine, était resté quelques secondes ébloui par la clarté blanche de la fenêtre, aux vitres ensoleillées, sans rideaux. Cette pièce, tapissée d’un papier pâle à fleurettes bleues, était nue : simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches à peine rabotées servaient de bibliothèque, chargées de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumière du ciel, à ces hauteurs, mettait dans cette nudité comme une gaieté de jeunesse, un rire de fraîcheur ingénue. Et le frère de Busch, Sigismond, un garçon de trente-cinq ans, imberbe, aux cheveux châtains, longs et rares, se trouvait là, assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbé par la lecture d’un manuscrit, qu’il ne tourna point la tête, n’ayant pas entendu la porte s’ouvrir. C’était une intelligence, ce Sigismond, élevé dans les universités allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l’allemand, l’anglais et le russe. En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle Gazette rhénane ; et, dès ce moment, sa religion s’était fixée, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entière à l’idée d’une prochaine rénovation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maître, banni d’Allemagne, forcé de s’exiler de Paris à la suite des journées de Juin, vivait à Londres, écrivait, s’efforçait d’organiser le parti, lui végétait de son côté, dans ses rêves, tellement insoucieux de sa vie matérielle, qu’il serait sûrement mort de faim, si son frère ne l’avait recueilli, rue Feydeau, près de la Bourse, en lui donnant la pensée d’utiliser sa connaissance des langues pour s’établir traducteur. Ce frère aîné adorait son cadet, d’une passion maternelle, loup féroce aux débiteurs, très capable de voler dix sous dans le sang d’un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d’une tendresse passionnée et minutieuse de femme, dès qu’il s’agissait de ce grand garçon distrait, resté enfant. Il lui avait donné la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur étrange ménage, balayant, faisant les lits, s’occupant de la nourriture qu’un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tête bourrée de mille affaires, le tolérait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravées de travaux personnels ; et lui il défendait même de travailler, inquiet d’une petite toux mauvaise ; et, malgré son dur amour de l’argent, sa cupidité assassine qui mettait dans la conquête de l’argent l’unique raison de vivre, il souriait indulgemment des théories du révolutionnaire, il lui abandonnait le capital comme un joujou à un gamin, quitte à le lui voir briser. Sigismond, de son côté, ne savait même pas ce que son frère faisait dans la pièce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable négoce sur les valeurs déclassées et sur l’achat des créances, il vivait plus haut, dans un songe souverain de justice. L’idée de charité le blessait, le jetait hors de lui : la charité, c’était l’aumône, l’inégalité consacrée par la bonté ; et il n’admettait que la justice, les droits de chacun reconquis, posés en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, à la suite de Karl Marx, avec lequel il était en continuelle correspondance, épuisait-il ses jours à étudier cette organisation, modifiant, améliorant sans cesse sur le papier la société de demain, couvrant de chiffres d’immenses pages, basant sur la science l’échafaudage compliqué de l’universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le répartir entre tous les autres, il remuait les milliards, déplaçait d’un trait de plume la fortune du monde ; et cela, dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rêve, sans un besoin de jouissance à satisfaire, d’une frugalité telle, que son frère devait se fâcher pour qu’il bût du vin et mangeât de la viande. Il voulait que le travail de tout homme, mesuré selon ses forces, assurât le contentement de ses appétits : lui, se tuait à la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exalté dans l’étude, dégagé de la vie matérielle, très doux et très pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus, la phtisie l’envahissait, sans qu’il daignât même s’en apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et s’étonna, bien qu’il connût le visiteur. – C’est pour une lettre à traduire. La surprise du jeune homme augmentait, car il avait découragé les clients, les banquiers, les spéculateurs, les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit, particulièrement d’Angleterre et d’Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts de société. – Oui, une lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement. Alors, il tendit la main, le russe étant resté sa spécialité, lui seul le traduisant couramment, au milieu des autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l’allemand et de l’anglais. La rareté des documents russes, sur le marché de Paris, expliquait ses longs chômages. Tout haut, il lut la lettre, en français. C’était, en trois phrases, une réponse favorable d’un banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. – Ah ! merci, s’écria Saccard, qui parut enchanté. Et il pria Sigismond d’écrire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d’un terrible accès de toux, qu’il étouffa dans son mouchoir, pour ne pas déranger son frère, qui accourait, dès qu’il l’entendait tousser ainsi. Puis, la crise passée, il se leva, alla ouvrir la fenêtre toute grande, étouffant, voulant respirer à l’air. Saccard, qui l’avait suivi, jeta un coup d’œil dehors, eut une légère exclamation. – Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu’elle est drôle, d’ici ! Jamais, en effet, il ne l’avait vue sous un si singulier aspect, à vol d’oiseau, avec les quatre vastes pentes de zinc de sa toiture, extraordinairement développées, hérissées d’une forêt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles à des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-même n’était plus qu’un cube de pierre, strié régulièrement par les colonnes, un cube d’un gris sale, nu et laid, planté d’un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le péristyle l’étonnaient, piquetés de fourmis noires, toute une fourmilière en révolution, s’agitant, se donnant un mouvement énorme, qu’on ne s’expliquait plus, de si haut, et qu’on prenait en pitié. – Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu’on va tous les prendre dans la main, d’une poignée. Puis, connaissant les idées de son interlocuteur, il ajouta en riant : – Quand balayez-vous tout ça, d’un coup de pied ? Sigismond haussa les épaules. – À quoi bon ? vous vous démolissez bien vous-mêmes. Et, peu à peu, il s’anima, il déborda du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme le lançait, au moindre mot, dans l’exposition de son système.
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