I-4

2153 Words
– Eh bien ! dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j’aurai peut-être besoin de vous. Venez donc me voir. Après avoir salué, il tourna derrière la Bourse. Là enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessèrent, ne furent plus qu’une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De ce côté, les marches étaient également envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change, dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenêtres, isolait du vacarme de la grande salle la colonnade, où des spéculateurs, les délicats, les riches, s’étaient assis commodément à l’ombre, quelques-uns seuls, d’autres par petits groupes, transformant en une sorte de club ce vaste péristyle ouvert au plein ciel. C’était un peu, ce derrière du monument, comme l’envers d’un théâtre, l’entrée des artistes, avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires occupée toute par des marchands de vin, des cafés, des brasseries, des tavernes, grouillant d’une clientèle spéciale, étrangement mêlée. Les enseignes indiquaient aussi la végétation mauvaise, poussée au bord du grand cloaque voisin : des compagnies d’assurances mal famées, des journaux financiers de brigandage, des sociétés, des banques, des agences, des comptoirs, la série entière des modestes coupe-gorge, installés dans des boutiques ou à des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, partout, des hommes rôdaient, attendaient, ainsi qu’à la corne d’un bois. Saccard s’était arrêté à l’intérieur des grilles, levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de change, avec le regard aigu d’un chef d’armée examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l’assaut, lorsqu’un grand gaillard, qui sortait d’une taverne, traversa la rue et vint s’incliner très bas. – Ah ! monsieur Saccard, n’avez-vous rien pour moi ? J’ai quitté définitivement le Crédit mobilier, je cherche une situation. Jantrou était un ancien professeur, venu de Bordeaux à Paris, à la suite d’une histoire restée louche. Obligé de quitter l’université, déclassé, mais beau garçon, avec sa barbe noire en éventail et sa calvitie précoce, d’ailleurs lettré, intelligent et aimable, il était débarqué à la Bourse vers vingt-huit ans, s’y était traîné et sali pendant dix années comme remisier, en n’y gagnant guère que l’argent nécessaire à ses vices. Et, aujourd’hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi qu’une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l’occasion qui devait le lancer au succès, à la fortune. Saccard, à le voir si humble, se rappela, avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux : décidément, les tarés et les ratés seuls lui restaient. Mais il n’était pas sans estime pour l’intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu’on fait les troupes les plus braves avec les plus désespérés, ceux qui osent tout, ayant tout à gagner. Il se montra bon homme. – Une situation, répéta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir. – Rue Saint-Lazare, maintenant, n’est-ce pas ? – Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourse, répétant qu’il fallait être un coquin pour y réussir, avec la rancune d’un homme qui n’avait pas eu la coquinerie chanceuse. C’était fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire, à sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans l’administration. Saccard l’approuvait d’un hochement de tête. Et, comme ils étaient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu’à la rue Brongniart, tous deux s’intéressèrent à un coupé sombre, d’un attelage très correct, qui était arrêté dans cette rue, le cheval tourné vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d’une immobilité de pierre, ils avaient remarqué qu’une tête de femme, à deux reprises, paraissait à la portière et disparaissait, vivement. Tout d’un coup, la tête se pencha, s’oublia, avec un long regard d’impatience en arrière, du côté de la Bourse. – La baronne Sandorff, murmura Saccard. C’était une tête brune très étrange, des yeux noirs brûlants sous des paupières meurtries, un visage de passion à la bouche saignante, et que gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d’une maturité précoce pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillée par les grands couturiers du règne. – Oui, la baronne, répéta Jantrou. Je l’ai connue, quand elle était jeune fille, chez son père, le comte de Ladricourt. Oh ! un enragé joueur, et d’une brutalité révoltante ! J’allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l’ai pas pleuré, celui-là, quand il est mort d’un coup de sang, ruiné, à la suite d’une série de liquidations lamentables... La petite alors a dû se résoudre à épouser le baron Sandorff, conseiller à l’ambassade d’Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu’elle, et qu’elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu. – Je sais, dit simplement Saccard. De nouveau, la tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Mais, presque aussitôt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place. – Elle joue, n’est-ce pas ? – Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir là, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiévreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres... Et, tenez ! c’était Massias qu’elle attendait : le voici qui la rejoint. En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote à la main, et ils le virent qui s’accoudait à la portière du coupé, y plongeant la tête à son tour, en grande conférence avec la baronne. Puis, comme ils s’écartaient un peu, pour ne pas être surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l’appelèrent. Lui, d’abord, jeta un regard de côté, s’assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite, il s’arrêta net, essoufflé, son visage fleuri congestionné, gai quand même, avec ses gros yeux bleus d’une limpidité enfantine. – Mais qu’est-ce qu’ils ont ? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On parle d’une guerre avec l’Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne, et qui vient on ne sait d’où... Je vous le demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça ? À moins que ça ne se soit inventé tout seul... Enfin, un vrai coup de chien. Jantrou cligna les yeux. – La dame mord toujours ? – Oh ! enragée ! Je porte ses ordres à Nathansohn. Saccard, qui écoutait, fit tout haut une réflexion. – Tiens ! c’est vrai, on m’a dit que Nathansohn était entré à la coulisse. – Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier... Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon, horloger, je crois... Vous savez que ça l’a pris un jour, là-bas, au Crédit, en voyant comment ça se manigançait. Il s’est dit que ce n’était pas si malin, qu’il n’y avait qu’à avoir une chambre et à ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous êtes content, vous, Massias ? – Oh ! content ! Vous y avez passé, vous avez raison de dire qu’il faut être juif ; sans ça, inutile de chercher à comprendre, on n’y a pas la main, c’est la déveine noire... Quel sale métier ! Mais on y est, on y reste. Et puis, j’ai encore de bonnes jambes, j’espère tout de même. Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d’un magistrat de Lyon, frappé d’indignité, tombé lui-même à la Bourse, après la disparition de son père, n’ayant pas voulu continuer ses études de droit. Saccard et Jantrou, à petits pas, revinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvèrent le coupé de la baronne ; mais les glaces étaient levées, la voiture mystérieuse paraissait vide, tandis que l’immobilité du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu’au dernier cours. – Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron. Jantrou eut un sourire singulier. – Oh ! le baron, il y a longtemps qu’il en a assez, je crois. Et il est très ladre, dit-on... Alors, vous savez avec qui elle s’est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ? – Non. – Avec Delcambre. – Delcambre, le procureur général ! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !... Ah ! je voudrais bien les voir ensemble ! Et tous deux, très égayés, très allumés, se séparèrent avec une vigoureuse poignée de main, après que l’un eut rappelé à l’autre qu’il se permettrait d’aller le voir prochainement. Dès qu’il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui déferlait avec l’entêtement du flux à son retour. Il avait tourné le coin, il redescendait vers la rue Vivienne, par ce côté de la place, que l’absence de cafés rend sévère. Il longea la Chambre de commerce, le bureau de poste, les grandes agences d’annonces, de plus en plus assourdi et enfiévré, à mesure qu’il revenait devant la façade principale ; et, quand il put enfiler le péristyle d’un regard oblique, il fit une nouvelle pause, comme s’il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d’investissement passionné dont il l’enserrait. Là, sur cet élargissement du pavé, la vie s’étalait, éclatait : un flot de consommateurs envahissait les cafés, la boutique du pâtissier ne désemplissait pas, les étalages attroupaient la foule, celui d’un orfèvre surtout, flambant de grosses pièces d’argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir, presque d’un bout à l’autre de la grille. Mais ses yeux s’étaient fixés sur les marches hautes, où des redingotes s’égrenaient, au plein soleil. Puis, ils remontèrent vers les colonnes, dans la masse compacte, un grouillement noir, à peine éclairé par les taches pâles des visages. Tous étaient debout, on ne voyait pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l’horloge, ne se devinait qu’à une sorte de bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l’air frémissait. Vers la gauche, le groupe des banquiers occupés à des arbitrages, à des opérations sur le change et sur les chèques anglais, restait plus calme, sans cesse traversé par la queue de monde qui entrait, allant au télégraphe. Jusque sous les galeries latérales, les spéculateurs débordaient, s’écrasaient ; et, entre les colonnes, appuyés aux rampes de fer, il y en avait qui présentaient le ventre ou le dos, comme chez eux, contre le velours d’une loge. La trépidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entière, dans un vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui descendait les marches à toutes jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le cheval au galop. Alors, Saccard sentit ses poings se serrer. Violemment, il s’arracha, il tourna dans la rue Vivienne, traversant la chaussée, pour gagner le coin de la rue Feydeau, où se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu’il avait à se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, planté devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussée, le salua ; et il reconnut Gustave Sédille, le fils d’un fabricant de soie de la rue des Jeûneurs, que son père avait placé chez Mazaud, pour étudier le mécanisme des affaires financières. Il sourit paternellement à ce grand garçon élégant, se doutant bien de ce qu’il faisait là, en faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Bourse, depuis que la petite madame Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arrière-boutique, s’occupant de la fabrication, tandis qu’elle, toujours, allait et venait, servant au comptoir, faisant les courses dehors. Elle était grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton frisé, avec des cheveux de soie pâle, très gracieuse, très câline, et d’une continuelle gaieté. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne l’empêchait pas, quand un boursier de la clientèle lui plaisait, d’être tendre ; mais pas pour de l’argent, uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, à ce que racontait la légende. En tout cas, les heureux qu’elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissants, car elle restait adorée, fêtée, sans un vilain bruit autour d’elle. Et la papeterie continuait de prospérer, c’était un coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut madame Conin qui souriait à Gustave, à travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation délicieuse de caresse. Enfin, il monta.
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