IV
Pensez-y bien
Revenue dans son cachot, sœur Marthe poussa un soupir de contentement.
Elle était en règle avec sa conscience ; il ne lui restait qu’à accomplir le projet qu’elle avait conçu et annoncé : S’évader ! Au premier aspect, cela ne semblait pas facile ; les portes étaient épaisses, les serrures étaient énormes, les verrous étaient monstrueux.
Mais nous avons dit aussi que sœur Marthe avait fait des découvertes dans son cachot.
Dès qu’elle eut entendu s’éloigner les pas des religieuses qui venaient de l’enfermer, elle alla droit au crucifix de bois noir qui surmontait le chevet de son lit. Elle dérangea ce crucifix qui cachait une ouverture qu’aucun œil n’aurait pu distinguer. Cette ouverture fort étroite était bouchée hermétiquement par un petit livre, dont le dos recouvert de plâtre et de poussière se confondait dans le ton général du mur.
Sœur Marthe avait trouvé ce livre lors de sa première détention, après une exploration minutieuse, c’est-à-dire en promenant et appuyant ses mains sur les moindres parties de son cachot.
C’était un petit livre d’heures fort commun, intitulé : Pensez-y bien !
Sœur Marthe en avait un tout semblable dans sa cellule.
Elle allait le rejeter avec désappointement, lorsqu’elle réfléchit qu’un livre aussi inoffensif que celui-là ne pouvait avoir été caché sans motif.
Pensez-y bien !
N’y avait-il pas dans ces trois mots une sorte d’avertissement mystérieux ?
Sœur Marthe le reprit donc et se mit à le feuilleter. Elle fit bien, car à un certain endroit elle trouva toute une suite de confidences tracées au crayon, d’une écriture excessivement fine, entre les lignes du livre. Elle les lut et les relut attentivement.
Voici ce document en forme de lettre :
À CELLE QUI ME REMPLACERA
« Qui que tu sois, je te salue et je t’embrasse.
Je m’appelle sœur Mélanie et je t’apporte la délivrance.
Tu es sans doute comme moi victime des haines de la supérieure.
Comme moi, la solitude t’a rendue ingénieuse.
Tu as cherché, et tu as trouvé.
Je te lègue mon secret, qui me devient inutile, car dans huit jours j’aurai quitté non seulement ce cachot, mais encore ce couvent.
Dans huit jours, mon noviciat sera fini ; je serai libre ; je partirai fièrement ; je rentrerai dans le monde.
Comprends-tu mon bonheur ?
Et pourtant, au moment d’abandonner mon cachot, je me retournerai vers lui avec attendrissement.
Je l’aime, mon cachot, je l’ai longtemps aimé !
Ces paroles sont faites pour te surprendre, je le comprends.
Elles vont t’être expliquées, ô ma sœur inconnue !
Apprends donc que mon cachot ne représentait pas pour moi la captivité, mais la liberté…
J’avais trouvé le moyen d’en sortir chaque nuit et d’y rentrer avant le jour.
C’est fabuleux, n’est-ce pas ?
Il t’importe peu de connaître les motifs qui me guidaient dans ces expéditions nocturnes. Qu’il te suffise de savoir que, née avec une âme de feu, j’aimais, j’étais aimée. Des parents barbares et cupides ont cru empêcher mon union avec Saint-Alme en m’enfermant. C’est l’histoire de presque toutes les religieuses sans vocation.
J’ai su tromper les odieux calculs de ma famille.
Il m’était facile de me faire mettre au cachot, sous le premier prétexte venu, par exemple en manquant ouvertement de respect à la supérieure, habitude à laquelle je m’étais formée sans peine.
Aux époques convenues, mon amant, – qui sera dans huit jours mon époux, – m’attendait avec une voiture le long des murs du jardin.
Voici, ma sœur inconnue, les moyens que je t’offre pour fuir, ou pour t’absenter, à ton choix.
Les quatre derniers barreaux du soupirail, du côté de la porte, ne sont que faiblement scellés. Une fois arrachés, ils te livreront un passage suffisant.
Tu gagneras alors la petite porte au fond du jardin, qui n’est jamais surveillée, car tout le monde ici la croit condamnée depuis longtemps.
La clef qui ouvre cette porte est cachée dans ce cachot sous une pierre marquée d’un signe rouge, au chevet de ton lit.
Soulève cette pierre…
Fouille un peu le sol…
Tu trouveras, en outre de la clef, les vêtements bourgeois dont je me revêtais.
J’y joins une bourse contenant une vingtaine de louis.
Tu vois que j’ai tout prévu et que j’ai pourvu à tout.
À présent que Dieu te protège comme il m’a protégée !
Puisses-tu être heureuse, toi que je ne connaîtrai peut-être jamais.
Et si tu crois me devoir quelque reconnaissance, pense quelquefois à
Sœur MÉLANIE. »
La lecture de cette lettre, écrite dans le style romanesque du temps, était faite pour plonger sœur Marthe dans une longue rêverie.
Sœur Mélanie était assurément un cœur et un esprit des plus exaltés.
Sœur Marthe n’avait plus le droit de s’étonner de l’exaltation des autres.
Lors de cette découverte, elle ne songeait pas encore à quitter le couvent, malgré sa mésintelligence avec la supérieure.
On a vu comment la nouvelle de l’attentat de Damiens avait changé tout à coup ses idées, et comment le désir de revoir le roi était entré dans sa tête.
Sœur Marthe résolut de profiter des instructions de sœur Mélanie.
Elle jugea qu’après son audacieuse déclaration à la supérieure il n’y avait pas un moment à perdre, et elle ne voulut pas remettre son évasion au lendemain.
Elle se prépara donc à quitter le couvent la nuit même.
Avec quelle impatience elle attendit les premières ombres et la dernière visite de ses geôlières !
Ce moment venu et passé, sœur Marthe commença ses opérations. Montée sur une chaise, elle atteignit jusqu’au soupirail, et s’assura que les deux barreaux indiqués pourraient être arrachés après quelques efforts.
Redescendue, elle revint à son lit et chercha à soulever la pierre indiquée. L’entreprise était difficile ; elle manquait d’un levier, d’un outil quelconque. Heureusement l’idée lui vint d’employer un des barreaux du soupirail. Il lui fallut ensuite creuser la terre à une certaine profondeur. Tout cela s’exécutait, non dans une obscurité complète, mais à la faible clarté d’un rayon lunaire. Sœur Marthe sentit enfin sous ses doigts le précieux paquet ; elle y trouva les trois choses annoncées dans le livre : la clef, la bourse et les vêtements.
Ainsi munie, elle se tint en prière, attendant que minuit eût sonné.
Lorsque les dernières vibrations de la cloche se furent éteintes :
– Allons ! dit-elle en se dirigeant vers le soupirail.
Elle se trouva dans le jardin.
Le froid était plus intense que jamais : neige et glace couvraient le gazon.
C’étaient sous chaque pas de sœur Marthe des craquements qui pouvaient la trahir.
Son cœur battait à tout rompre.
Ses tempes se serraient sous l’action du froid et de l’effroi.
Elle n’y voyait plus, et s’appuyait aux arbres en chancelant.
Vint un moment où sœur Marthe ne s’orienta plus du tout dans ce grand jardin.
Qu’allait-elle devenir ?