V
Prêtre et bourgeois
Le lendemain matin, de fort bonne heure, deux individus différents d’habit et d’allures sonnaient à la porte, du couvent des Dames de Sainte-Luce.
L’un était un ecclésiastique.
L’autre était ou paraissait être un bourgeois.
Ils étaient venus ensemble.
Ensemble ils demandèrent à parler à la supérieure pour une affaire qui ne souffrait aucun retard.
– Notre mère ne reçoit de visites qu’à partir de onze heures, essaya de répondre la sœur tourière.
– N’importe, reprit l’ecclésiastique ; faites-la avertir, il y a urgence.
– Et nous ne sommes pas des visiteurs ordinaires, murmura le bourgeois.
Au bout de quelques instants, tous les deux étaient conduits au parloir, où la supérieure ne tarda pas à venir les rejoindre.
– Madame, lui dit le bourgeois, vous avez dans votre maison depuis seize mois Mlle de Crespy parmi vos novices.
– Monsieur, répondit la supérieure, chaque novice en entrant ici laisse son nom à la porte pour en adopter un autre.
– J’ignore, madame, le nom adopté en religion par Mlle de Crespy, et je vous prie de me l’apprendre.
– La règle s’y oppose, monsieur.
– Nous avons de quoi faire fléchir la règle dit le bourgeois d’un ton délibéré.
Et il tira d’une de ses poches un pli cacheté qu’il tendit à la supérieure.
C’était une lettre du lieutenant de police, qui la priait de laisser communiquer le porteur de la présente avec Mlle de Crespy, pour les motifs les plus importants.
Ces mots étaient soulignés.
Malgré cela, la supérieure ne fit qu’y jeter dédaigneusement les yeux, offusquée qu’elle était par l’attitude et l’accent du porteur.
– Cela ne me suffit pas ; dit-elle sèchement en lui rendant l’écrit.
– Vous êtes difficile.
– Je n’ai rien à démêler avec M. le lieutenant de police.
– Tel n’est pas son avis, répliqua le bourgeois en ricanant ; mais, du reste, votre scrupule avait été prévu… et nous avons autre chose à vous offrir.
Se tournant vers son compagnon, il lui dit :
– À votre tour, monsieur l’abbé.
L’ecclésiastique ainsi interpellé fouilla sous sa soutane, comme le bourgeois avait fouillé sous son habit, et en retira un pli également cacheté.
– De la part de monseigneur l’archevêque, dit-il.
La supérieure s’inclina en reconnaissant les sceaux de l’Église.
C’était plus qu’une autorisation, c’était un ordre parfaitement régulier et revêtu de toutes les formalités nécessaires, pour laisser arriver les deux porteurs jusqu’à Mlle de Crespy.
– Cela est mieux, dit la supérieure.
Et, affectant de ne s’adresser qu’à l’ecclésiastique :
– Je vais faire prévenir sœur Marthe de se rendre ici.
– Très bien, madame, dit le bourgeois.
La supérieure sortit pour aller donner ses ordres.
Elle resta longtemps absente, plus longtemps qu’il n’aurait fallu.
Lorsqu’elle reparut à la grille, ses traits étaient décomposés, sa voix était tremblante.
– Messieurs, dit-elle en s’adressant cette fois à tous les deux, je suis désolée du contretemps qui arrive.
– Quel contretemps, madame ?
– Il est impossible que vous voyez sœur Marthe, du moins en ce moment.
– Impossible ! Et pourquoi donc ? demanda le bourgeois.
La supérieure hésita.
– Sœur Marthe est malade et garde le lit, répondit-elle.
– Oh ! oh ! fit le bourgeois, cela est fâcheux, en vérité… Mais cela n’est pas un obstacle insurmontable… Ayez la bonté, madame, de nous conduire à sa cellule.
– À la cellule de sœur Marthe ? dit la supérieure troublée.
– Sans doute.
– Cela ne se peut pas, monsieur !
– La raison, je vous prie ? interrogea le bourgeois.
– Mais… l’humanité… les convenances…
– En quoi les convenances seront-elles violées ? Ne puis-je passer pour un médecin ?
– Sœur Marthe n’est en état ni de parler ni de reconnaître quelqu’un, dit la supérieure se sentant pressée.
– Cela m’est indifférent. Je n’ai besoin que de constater son identité, dit le bourgeois. Vous voyez qu’en définitive, madame, cette demande d’entrevue se réduit à bien peu de chose.
– Ne pouvez-vous attendre quelques jours ? murmura la supérieure.
– Non, madame. La gravité des circonstances est telle que nous sommes forcés de remplir notre mission aujourd’hui même, à l’instant… N’est-il pas vrai, M. l’abbé ?
– Monsieur a raison, dit l’ecclésiastique.
La supérieure demeurait immobile et indécise.
– Et si je refuse de me conformer à vos instructions ? dit-elle enfin.
– Je ne vous le conseille pas, madame, répondit le bourgeois.
– Ni moi non plus, ma sœur, ajouta le prêtre.
– Cela pourrait avoir pour vous de funestes effets auprès de M. le lieutenant de police.
– Et auprès de monseigneur l’archevêque.
– Lesquels, s’il vous plaît ? demanda la supérieure en levant hardiment les yeux.
– Mais…
– Répondez ! dit-elle.
– Votre révocation, par exemple.
– On oserait…
– Ma sœur, vous osez bien résister à monseigneur.
Atterrée, la supérieure promenait alternativement son regard sur ces deux hommes.
Le bourgeois reprit avec une pointe d’impatience :
– Cessez, madame, de vous opposer à une volonté souveraine, croyez-moi. Il s’agit d’intérêts considérables, plus considérables que vous ne l’imaginez… de la sûreté de l’État peut-être. Morte ou vivante, il faut que nous voyions sœur Marthe !
La supérieure sembla prendre son parti.
– Vous ne la verrez ni morte ni vivante, dit-elle.
– Parce que ?…
– Parce que sœur Marthe s’est évadée du couvent cette nuit même.
– Subterfuge ! s’écria le bourgeois.
– Vous m’offensez, monsieur ! dit la supérieure.
– Évadée ?… la sœur Marthe ? répéta-t-il.
– Comment cela s’est-il fait ? demanda l’ecclésiastique.
– Elle avait mérité hier soir d’être envoyée au cachot…
– Au cachot, sœur Marthe ? interrompit le bourgeois avec étonnement.
– Pour s’être révoltée contre moi, continua la supérieure.
– Sœur Marthe… révoltée ? dit le bourgeois de plus en plus surpris.
– Ensuite, madame ? dit l’ecclésiastique.
– Tout à l’heure, comme je l’envoyais chercher selon votre désir, on a trouvé son cachot vide.
– C’est fait pour moi ! s’écria le bourgeois avec tous les signes de la désolation. Ô Lebel ! comment accueilleras-tu cette nouvelle ?
Le lecteur a reconnu Briasson.
Briasson dit à la supérieure :
– Mais jusqu’à quel point, madame, pouvons-nous ajouter foi à votre récit ?
– Monsieur, dit-elle avec hauteur, voilà la deuxième fois que vous me faites injure.
– Prenez-vous-en à votre premier mensonge, qui nous met en défiance, répliqua-t-il.
– Descendez avec moi dans le cachot de sœur Marthe.
– J’allais vous le proposer, dit Briasson.
– Vous y trouverez des traces de son évasion.
– Et peut-être des indications sur le chemin qu’elle a pris, ajouta l’ecclésiastique.
Les deux hommes suivirent la supérieure.
Arrivés au cachot, ils se virent en face d’un désordre des plus significatifs.
Le lit avait été renversé.
La dalle soulevée n’avait pas été remise à sa place.
Un voile et une robe de religieuse gisaient parmi des monceaux de terre dispersés.
L’abandon de ces vêtements était ce qui confondait le plus l’imagination de la supérieure. Elle se perdait à vouloir deviner comment et où sœur Marthe avait pu s’en procurer d’autres.
Bien d’autres détails lui échappaient également.
Elle les rapprochait tous de cet avertissement que lui avait donné la veille sœur Marthe, et qu’elle avait eu le tort de prendre pour une fanfaronnade : « Puisque vous ne me permettez pas de partir, vous permettrez que je m’évade. »
La supérieure se garda bien de rapporter ces paroles à ses deux visiteurs.
Elle était partagée entre la réserve que lui imposait sa qualité et la fureur d’avoir été jouée par cette petite fille.
Pendant ce temps, les yeux de Briasson s’étaient portés sur le soupirail dont plusieurs barreaux avaient été forcés, comme on le sait.
– C’est par là évidemment qu’elle s’est enfuie, dit-il.
– Il n’y a aucun doute, ajouta l’ecclésiastique.
– Suivons le même chemin, reprit Briasson.
L’ecclésiastique fit la grimace.
– Passez par là, si bon vous semble, dit celui-ci moi, je vais faire le tour par le jardin.
Briasson persista dans son idée ; c’était un homme qui agissait consciencieusement. Mais ce ne fut pas sans peine qu’il réussit à passer par le soupirail.
Il lui fallut l’aide de l’ecclésiastique, qui, du jardin, l’attira à lui par-dessous les bras.
Tous deux commencèrent alors leurs perquisitions, accompagnés de la supérieure, non moins anxieuse qu’eux.
La neige avait conservé l’empreinte des pas de la novice.
Penchés sur le sol et cherchant, Briasson et l’ecclésiastique semblaient deux corbeaux d’un fort volume.
Les pas ne révélaient aucune direction ; ils allaient, s’arrêtaient, recommençaient, faisaient presque le tour du jardin entier.
On pouvait deviner par là tout ce qu’avait dû souffrir la pauvre jeune fille dans cette nuit.
Nuit terrible dont l’horreur se doublait des funèbres silhouettes des arbres aux rameaux blanchis, des rafales furieuses, des ténèbres opaques.
On pouvait compter ses étapes sur la neige, ses incertitudes, ses angoisses.
Là, elle avait hésité…
Ici, elle était revenue sur ses pas… une fois… deux fois…
Détail épouvantable : elle était passée devant la petite porte qu’elle cherchait… sans l’apercevoir !
Plus loin, elle s’était égarée complètement.
À un endroit, l’empreinte était énorme : Marthe avait dû s’affaisser à cette place, tomber inanimée, glacée…
Combien de temps était-elle restée ainsi ?
Elle avait rampé sur les genoux, sur les mains, pour se relever…
Elle s’était traînée assez longtemps ; cela se voyait à une certaine étendue de neige balayée. Cela se voyait aussi à des marques de doigts crispés.
Puis, les pas reprenaient dans une direction nouvelle, plus régulière, accusant une décision.
Marthe, en ce moment-là, avait marché rapidement, fiévreusement, droit devant elle.
Elle avait prié sans doute, et la prière lui avait rendu le courage. Dieu était venu à son secours ! Dieu l’avait conduite cette fois jusqu’à la porte devant laquelle elle était passée tout à l’heure.
Elle l’avait ouverte.
Elle l’avait refermée…
À partir de là plus d’indice.
Dans la rue, le sol avait été déjà piétiné par les passants.
Et Briasson, et l’ecclésiastique, et la supérieure se regardèrent tous les trois d’un air consterné.
Pendant ces vaines recherches, le froid avait rougi plus que de coutume le nez de Briasson. Il était écarlate, et cette nuance ajoutait encore à la fureur de son propriétaire.
– Voilà donc, madame, de quelle manière vous gardez vos novices ! dit-il à la supérieure.
– Rien de pareil n’est jamais arrivé dans ce couvent, du moins sous ma direction, répondit la supérieure.
– Et il faut que ce soit justement la sœur que nous cherchons !… s’écria Briasson désespéré. Il ajouta :
– Ah ! Lebel, que diras-tu ? Je n’ose y songer, vraiment…
Briasson ne pensait qu’à Lebel en tout ceci.
Il ne voyait que la figure irritée du valet de chambre.
Il se rappelait ses promesses menaçantes.
– Madame, dit-il à la supérieure, je vous rends responsable de tous les malheurs que votre négligence va m’attirer.
– Eh ! monsieur, que m’importent vos malheurs ! répondit-elle en essayant de reprendre son ton hautain.
– Ne pensez pas, reprit Briasson, que cette évasion sera tranquillement acceptée par M. le lieutenant de police.
– Et par monseigneur l’archevêque, ajouta l’ecclésiastique.
– Comment !… murmura la supérieure inquiète.
– Ni l’un ni l’autre n’admettront que votre vigilance ait pu être mise en défaut d’une telle façon, répliqua Briasson.
– Qu’une novice ait pu desceller les barreaux d’un cachot, ajouta l’ecclésiastique.
– Se procurer des habits, dit Briasson.
– Une clef du jardin, ajouta l’ecclésiastique.
La supérieure ne savait plus où elle en était.
– Quoi ! s’écria-t-elle, M. le lieutenant de police pourrait supposer…
– Que vous avez favorisé l’évasion de sœur Marthe, oui, madame, répondit Briasson.
La supérieure se tourna vers l’ecclésiastique.
– Quoi ! dit-elle, monseigneur l’archevêque pourrait croire…
– Que vous avez fermé les yeux sur la fuite de cette novice, oui, ma sœur, répondit l’ecclésiastique.
– Dans quel intérêt ? s’écria la supérieure.
– Le sais-je ? dit Briasson. C’est ce qu’on éclaircira bientôt sans doute.
– Mais enfin, s’écria la supérieure aux abois, cette jeune fille est donc une grande coupable ?
– Plus grande que vous ne le croyez, dit Briasson.
– Une criminelle ?
– Précisément.
– Expliquez-vous, grand Dieu ! fit la supérieure effrayée. Sœur Marthe…
– Sœur Marthe est la complice de Damiens ! dit imprudemment Briasson.