III
La clef des champs
Le cachot où l’on avait enfermé sœur Marthe avait été distrait sur les caves du couvent des Dames de Sainte-Luce, et recevait le jour par un soupirail grillé donnant sur les jardins.
À vrai dire, ce cachot n’offrait rien de particulièrement lugubre. Son ameublement seul rappelait, par sa rigidité, la mise en scène uniforme des rigueurs pénitentiaires. Cet ameublement se composait d’un lit de sangle, d’une chaise de paille et de la cruche d’eau traditionnelle. Au-dessus du lit, un crucifix de bois noir.
Sœur Marthe demeura six jours dans ce réduit. Chaque matin, deux des religieuses qui l’avaient installée venaient lui apporter sa nourriture.
Le deuxième matin, une d’elles lui dit :
– Eh bien, sœur Marthe, êtes-vous revenue à des meilleurs sentiments ?
– Mes sentiments sont toujours les mêmes, répondit sœur Marthe, et n’ont rien de contraire à la morale ni à la religion.
– Persistez-vous toujours à vous taire sur ces papiers ?
– Je persiste à déclarer qu’ils ne sont plus en ma possession.
– Craignez d’irriter notre supérieure ! dit la religieuse.
– Que notre supérieure craigne elle-même d’irriter Dieu !
– Est-ce votre dernier mot, sœur Marthe ?
– Oui, mes sœurs.
Et les sœurs se retirèrent comme elles étaient venues.
Que faire en un cachot, à moins de l’étudier dans toutes ses parties et dans tous ses détails ? C’est ce que fit sœur Marthe, indifféremment d’abord, puis avec intérêt, ensuite avec passion. Bientôt elle sut son cachot par cœur.
Le moment n’est pas venu de révéler les découvertes qu’elle y fit.
Contentons-nous de dire qu’au bout de quelques jours de captivité son cachot lui était devenu presque cher.
Ainsi Marthe ne se donnait-elle plus la peine de répondre aux deux religieuses, qui lui réitéraient leurs questions chaque matin. La surprise de ces saintes filles allait croissant ; jamais elles n’avaient vu de prisonnière aussi résignée, aussi calme, aussi dédaigneuse. Lorsqu’elles communiquèrent leurs impressions à la supérieure, celle-ci leur répondit :
– C’est l’esprit de philosophie qui lui souffle cette résistance, n’en doutez pas !
Cependant la supérieure ne laissa pas que de partager leur surprise.
Elle comprit qu’elle avait affaire à un caractère élevé, et qu’elle n’obtiendrait jamais rien de sœur Marthe par le despotisme.
Elle résolut de changer de tactique.
Le sixième jour, sœur Marthe fut extraite de son cachot et amenée devant la supérieure.
– J’ai imploré pour vous le Seigneur, lui dit celle-ci, et le Seigneur m’a conseillé d’avoir pitié d’une de ses brebis égarées.
– Le Seigneur est bon, murmura sœur Marthe.
– Et moi je suis indulgente.
– C’est ce que je voulais dire.
– Je consens à oublier ce qui s’est passé, repartit la supérieure, à la condition que vous serez dorénavant plus soumise.
– J’ai toujours été soumise à Dieu, dit sœur Marthe.
– Ce n’est pas assez. Je représente Dieu ici, j’ai sur vous les mêmes droits et le même pouvoir, retenez-le bien.
Sœur Marthe se tut.
La supérieure continua.
– Vous pouvez reprendre vos habits et rentrer dans votre cellule.
– Merci, madame.
L’indocilité de sœur Marthe avait été connue de tout le couvent. Pendant plusieurs jours, ce fut l’objet de bien des entretiens ou plutôt de bien des chuchoteries.
L’attention n’en fut détournée, à quelque temps de là, que par le retentissement de l’attentat du 5 janvier.
Ce retentissement fut immense, comme nous l’avons dit, et pénétra jusque dans les retraites les plus inaccessibles en apparence aux bruits du monde. Des prières avaient été « ordonnées » dans tous les établissements religieux, – au cas où on ne les eût pas faites spontanément.
Entre tous les couvents, le couvent des Dames de Sainte-Luce, qui tenait pour le roi, fut un de ceux qui s’associèrent le plus vivement à la douleur publique.
Entre toutes les religieuses, la sœur Marthe fut celle qui s’émut le plus profondément à cette nouvelle. On devait s’y attendre.
Le roi avait été frappé !
Le roi avait failli mourir !
Peut-être n’était-il pas tout à fait hors de danger !
Sœur Marthe était bouleversée par cette triple idée.
Ce fut bien pire lorsqu’elle apprit que le coupable s’appelait Damiens, et qu’il lui fut impossible de douter que c’était bien celui qu’elle connaissait. Elle en éprouva un saisissement tel que l’on put craindre pour elle-même à son tour.
Ce qu’elle entrevit tout à coup, ce fut comme une vérité confuse et sinistre. Dès lors, Damiens lui redevint odieux. Marthe devina une haine longtemps couvée, une vengeance méditée patiemment.
À cette révélation vint se joindre une autre pensée, – terrible pour elle. Elle se regarda comme la première cause de cet attentat. N’était-ce pas pour elle que Damiens avait aiguisé son arme dans l’ombre ? N’était-ce pas son souvenir qui avait poussé le bras de l’assassin ? Il était évident aux yeux de Marthe que la haine de Damiens pour Louis XV datait de cette soirée où elle n’avait pas hésité entre son honneur et sa vie. « Attentat pour attentat ! » avait-il dû s’écrier plus tard en concevant son projet. Ce n’était pas le souverain que Damiens avait voulu atteindre ; c’était l’homme, c’était le suborneur ! Et le nom de Marthe avait dû se trouver sur ses lèvres au moment d’accomplir son forfait…
Cette pensée faillit rendre folle la jeune fille.
Pendant tout le temps que le Saint-Sacrement demeura exposé publiquement dans la chapelle pour le rétablissement de la santé royale, sœur Marthe demeura prosternée, priant et pleurant, n’ayant aucun souci de la vie matérielle. Cette exaltation étonna les religieuses, aux yeux desquelles sœur Marthe devenait de plus en plus un être à part, une exceptionnelle créature. Peu s’en fallut qu’on ne la crût possédée. Elle l’était, en effet, la pauvre fille ! Tous les glaives flamboyants de la passion avaient percé ce cœur, jusqu’alors si calme, et si pur.
Qu’auraient-elles dit, les religieuses du couvent des Dames de Sainte-Luce, si elles avaient connu les pensées qui s’agitaient dans la tête éperdue de sœur Marthe ? De quel effroi n’auraient-elles pas été saisies si elles avaient pu deviner l’audacieux dessein qui y germait déjà ! Sœur Marthe, la chaste et pieuse sœur Marthe, n’avait plus qu’une idée depuis le 5 janvier, une idée fixe :
Revoir le roi !
Le revoir à tout prix !
Le revoir… une dernière fois !
Dès que ce projet fut bien arrêté chez elle, sœur Marthe ne s’occupa plus que des moyens de le mettre à exécution. D’abord elle voulut essayer de la voie la plus simple et la plus droite. Elle fit demander un entretien à la supérieure. Celle-ci s’empressa de l’accorder, non sans une certaine sensation de curiosité.
Sœur Marthe fut introduite dans cette même chambre, témoin de sa rébellion.
– Approchez, ma fille, lui dit la supérieure en l’examinant du coin de l’œil.
Il n’y avait aucune timidité dans le maintien de la novice ; tout en elle annonçait la résolution.
– Vous avez désiré me parler ? dit la supérieure.
– Oui, ma mère.
La supérieure remarqua qu’elle ne disait plus : madame.
– Je suis prête à vous entendre, sœur Marthe.
– Vous savez, ma mère, que mon noviciat finit dans huit mois.
– Dans huit mois, oui, ma fille.
– À cette époque-là, je serai libre de quitter le couvent ou d’y faire profession.
– C’est vrai, sœur Marthe.
– Mon intention a toujours été de prendre ce dernier parti et de me lier à Dieu par des liens éternels.
– Je vous en félicite, ma fille, répliqua la supérieure ; cette détermination prouve votre sagesse. Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que j’ai su apprécier votre zèle religieux… malgré quelques défauts dont le temps vous corrigera.
Et comme sœur Marthe demeurait devant elle :
– Avez-vous autre chose à me dire ? fit la supérieure.
– Oui, ma mère.
– Parlez donc, sœur Marthe.
– Avant de prononcer mes vœux, j’aurais une grâce à vous demander.
– Je vous l’accorderai, si cela m’est possible.
Sœur Marthe hésitait.
– Eh bien ! ma fille ? reprit la supérieure.
– C’est que ce que j’ai à vous demander, ma mère, vous paraîtra peut-être singulier… inusité surtout.
– Dites toujours, sœur Marthe.
– Je voudrais… ou plutôt je désirerais…
– Vous désireriez ?
– Sortir du couvent pendant quelques jours.
Quelque prévenue qu’elle eût été, la supérieure ne put s’empêcher de témoigner une profonde stupéfaction.
– Que dites-vous là, ma fille ! s’écria-t-elle ! J’ai mal entendu, sans doute.
– Non, ma mère.
– Vous voudriez sortir du couvent ? Vous n’y pensez pas !
– Pour trois jours seulement.
La supérieure laissa tomber ses mains le long de son fauteuil.
– Sœur Marthe, dit-elle, sœur Marthe ! Êtes-vous bien sûre d’avoir toute votre raison ?
– Je savais bien, dit sœur Marthe, que vous me traiteriez ainsi.
– Et comment voulez-vous que j’accueille une demande de cette nature ? Qu’ai-je besoin de vous rappeler, mon enfant, que la faveur que vous sollicitez est la seule que la règle du couvent me défende absolument d’accorder ?
– Même pour les motifs les plus importants ?
– Même dans les cas de vie ou de mort ! répondit la supérieure.
Sœur Marthe baissa la tête et réfléchit pendant quelques secondes.
Le résultat de cette courte réflexion fut cette parole qu’elle prononça le plus naturellement du monde.
– Il faut cependant que je sorte.
Pour le coup, la supérieure ouvrit étrangement les yeux.
– Il faut… avez-vous dit ?
– Oui, ma mère, prononça sœur Marthe.
– Oh ! je rêve ! Ce n’est pas vous qui parlez ainsi, ce n’est pas à moi que vous vous adressez ! Répondez, sœur Marthe !
– Ma mère, laissez-moi sortir. Qui le saura ? J’aurai une cape épaisse. La sœur tourière ne me reconnaîtra pas ; elle me prendra pour une visiteuse que vous reconduisez. Laissez-moi sortir, ma mère. Vous êtes toute-puissante, vous me l’avez dit.
– Vous divaguez, ma fille !
– Je reviendrai dans trois jours. Dans trois jours je vous rapporterai une âme définitivement dégagée de toute préoccupation mondaine. J’aurai dépouillé ce qui reste en moi d’humain, j’aurai imposé silence au dernier de mes rêves. Et ma vie s’écoulera tout entière dans cette demeure, sans murmure désormais, sans révolte. Laissez-moi sortir, je vous en conjure.
– Cela est impossible, je vous le répète, dit la supérieure.
– Impossible ?
– Oui, sœur Marthe.
– Impossible… comme faveur, comme permission. Mais si je veux cesser mon noviciat ! Si je renonce pour toujours à la vie monastique ! Si je ne veux plus sortir, mais partir !
– Vous ne le pouvez pas davantage, répondit la supérieure.
– Comment !
– Un noviciat dure deux ans ; vous n’avez pas fini le vôtre ; vous avez pris le voile il y a seize mois. Dans huit mois seulement vous serez libre.
– Et… jusque-là ? interrogea sœur Marthe.
– Jusque-là vous appartenez au couvent, et le couvent vous garde, dit la supérieure.
Sœur Marthe resta muette.
La supérieure l’observait ; tout à coup elle se leva de son siège, ce qui ne lui arrivait que dans les grandes circonstances, elle alla à sœur Marthe, et lui prenant les mains :
– Voyons, mon enfant, lui dit-elle, personne ne nous entend ; il n’y a plus ici ni religieuse ni supérieure, il y a une femme, une amie. Vous m’avez toujours inspiré un vif attachement, malgré tout et à travers tout ; ma sévérité pour vous ne provient que de votre manque de confiance envers moi. J’aurais voulu vous conseiller, vous consoler ; mais vous repoussez tout conseil et toute consolation. Votre douleur s’isole et vous aigrit. Il y a un secret dans votre vie, sœur Marthe.
– C’est vrai, ma mère.
– Pourquoi ne me le confiez-vous pas ? dit la supérieure.
– Vous ne comprendriez pas, ma mère.
– Les femmes comprennent tout.
– Ce secret ne m’appartient pas à moi seule, répliqua sœur Marthe.
– Gardez-le donc, orgueilleuse et mauvaise fille ! s’écria la supérieure ; j’ai fait pour vous ce que je n’avais jamais fait pour personne ; je suis allée au-devant de votre affection, et je n’ai trouvé en vous que dissimulation et contrainte. Je vous repousse à la fin, et je vous abandonne à votre sombre destinée.
– Oh ! oui, bien sombre ! dit sœur Marthe en levant les yeux au ciel.
– Retournez dans votre cellule ; je vous ai assez écoutée.
– Encore un mot, ma mère.
– Je ne suis plus votre mère, je suis votre supérieure.
– Encore un mot, madame, dit sœur Marthe.
– Hâtez-vous.
– Puisque vous ne me permettez pas de partir, me permettez-vous de m’évader ?
La religieuse manqua de suffoquer à cette étrange question.
– C’est trop d’audace, en vérité ! dit-elle.
Sœur Marthe était restée impassible et immobile.
– Vous évader ! reprit la supérieure avec un ricanement ironique.
– Ne faut-il pas que je sorte d’une manière ou d’une autre ? dit la jeune fille.
– Vous évader !
– J’avoue que ce moyen me répugne, mais vous m’y forcez, madame.
– Et je vous en défie ! s’écria la supérieure hors d’elle-même.
Sœur Marthe sourit d’un bizarre sourire.
– Vous m’en défiez ? répéta-t-elle lentement.
– Certes ! dit la supérieure ; et d’abord je vais prendre mes précautions.
– Faites, dit sœur Marthe.
La supérieure courut à sa sonnette et l’agita.
– Mes sœurs, leur dit-elle, voici sœur Marthe qui a promis de s’évader ; nous allons voir comment elle s’y prendra. Conduisez-la au cachot !
C’était ce que Marthe voulait.
– Adieu, madame ! dit-elle en se retournant vers la supérieure.
Il y avait quelque chose de suprême dans cet adieu prononcé d’une voix grave.
C’était, en effet, un adieu au couvent des Dames de Sainte-Luce.