II
Manuscrit d’une novice
Quelques heures auparavant, on aurait saisi sur sœur Marthe l’écrit qu’on désirait tant posséder.
Il était alors, en effet, cousu dans ses vêtements.
Ce qui empêcha cette découverte fut l’avis officieux donné la veille à sœur Marthe par une de ses plus jeunes voisines de stalle, novice comme elle, la sœur Saint-Clément.
La sœur Saint-Clément avait toujours témoigné beaucoup d’amitié à la sœur Marthe :
Vingt-quatre heures avant la scène qui vient d’être racontée, comme elles traversaient toutes deux les corridors qui mènent à la chapelle, sœur Clément avait trouvé le moyen de dire rapidement à sœur Marthe.
– Prenez garde… On vous a vue écrire dans votre cellule… On veut vous dérober votre manuscrit.
Sœur Marthe avait été fort embarrassée.
Elle ne pouvait plus songer désormais à cacher l’objet en question.
Mieux valait l’anéantir.
Mais comment ?
Les cellules étaient dépourvues de feu, même dans les plus grands froids, comme celui qui sévissait alors.
Sœur Marthe résolut de le confier à sœur Saint-Clément.
Le soir même, à la prière de neuf heures, pendant que toutes les religieuses sont agenouillées et plongées dans l’ombre, sœur Marthe se tint plus serrée que de coutume contre sœur Saint-Clément.
À un certain moment, elle la tira doucement par la robe…
La supérieure disait à haute voix :
– Rorate, cœli, desuper ; et nubes aluant justum.
– Les religieuses répétaient la phrase en chœur sur un ton plus bas.
La supérieure reprenait seule :
– Ne irasceris, Domine, ne ultrà me mineris iniquitatis ; ecce civitas Sancti facta est deserta : Sion deserta facta est, Jerusalem desolata est.
Et les religieuses de redire :
– Rorate, cœli, desuper ; et nubes aluant justum.
Protégée par ce bruit de voix, sœur Marthe avait pu murmurer à l’oreille de sœur Clément :
– Ma sœur…
– Que me voulez-vous ?
– Approchez votre bras du mien, et prenez ce que je vais vous donner.
Sœur Saint-Clément s’était empressée de faire ce que lui demandait sœur Marthe et en avait reçu un paquet de papiers qui disparut sous sa large manche.
Pendant ce temps, la voix grave de la supérieure s’élevait :
– Peccavimus, et facti sumus tanquam immundus nos ; et cecidimus, quasi folium, universi, et iniquitates nostræ, quasi ventus abstulerunt nos.
Et les religieuses répétaient :
– Borate, cœli, desuper et nubes aluant justum.
À son tour, sœur Saint-Clément s’était penchée vers sœur Marthe :
– Ma sœur… avait-elle murmuré.
– Quoi ?
– Que faut-il que je fasse de ce dépôt ?
Sœur Marthe était restée un instant sans répondre, comme indécise.
– Gardez-le, dit-elle enfin, jusqu’à ce que je puisse vous le redemander.
Mais si cela m’est impossible ? observa sœur Saint-Clément.
– Alors, détruisez-le.
Pour la seconde fois, le dialogue des deux novices se confondit dans la psalmodie générale.
On sait maintenant pourquoi la supérieure du couvent des Dames de Sainte-Luce n’avait rien trouvé dans la cellule ni dans les vêtements de sœur Marthe.
Mais le lecteur partage peut-être la curiosité de cette digne dame ; et comme il a tous les privilèges, ce qui est préférable à tous les droits, nous allons entrouvrir pour lui les feuillets de ce mystérieux manuscrit.
Ce n’était ni un rapport adressé à l’archevêque ou au grand vicaire, comme la supérieure feignait de le croire, – ni un mémoire destiné à quelque avocat au Parlement.
C’était tout simplement, ainsi que sœur Marthe l’avait déclaré elle-même, une sorte de journal intime où elle avait tracé, tantôt à l’encre, tantôt au crayon, ses pensées, ses souvenirs, ses impressions de jeune fille. N’ayant jamais supposé que ces feuilles pussent tomber sous des yeux étrangers, sœur Marthe s’y révélait entièrement et naïvement. C’était plus qu’une confession, c’était l’analyse de son âme à diverses époques, analyse d’une nature souvent délicate, souvent hardie.
On comprend ses sentiments de révolte à l’idée de se voir arracher ce confident de sa solitude ; on les comprendra d’autant plus que ce journal contenait des noms qui pouvaient compromettre certaines personnes et aider à expliquer certaines circonstances sur lesquelles sœur Marthe ne désirait point appeler la lumière.
Nous n’avons pris à ce manuscrit que ce qui se rattache étroitement à notre récit.
*
Mardi, à 3 heures.
Que de mois écoulés déjà depuis mon entrée au couvent !
Je suis venue chercher ici le repos et l’oubli.
Les ai-je trouvés ?
Hélas !
Mon souvenir se ravive et grandit, au contraire, entre ces murs silencieux.
Et, dans mes nuits sans sommeil, le passé se retrace continuellement avec une effrayante fidélité !
*
Jeudi.
Ce que je revois surtout et toujours, et sans relâche, c’est cette chambre élégante et parfumée, dans ce château mystérieux, où j’ai passé les jours les plus extraordinaires de ma vie.
Je me reporte dans cette chambre ; j’en reconnais tous les meubles, la cheminée de marbre surmontée de la grande glace de Venise, la table où un coffret entrouvert laissait briller des colliers et des bijoux, les hauts rideaux de brocart qui se gonflaient sous la brise arrivant du jardin…
Et entre les deux croisées, dans son cadre penché à demi, le portrait du comte de G…
Oh ! ce portrait !
Il m’apparaît toutes les nuits sur la muraille de ma cellule, et, comme autrefois, je me surprends à tendre les mains vers lui et à lui crier : Grâce !
*
Dimanche.
Je viens de prétexter une indisposition pour rester à écrire dans ma cellule.
C’est aujourd’hui, jour pour jour, l’anniversaire de cette soirée où je me jetai par la fenêtre… Comment ai-je eu un pareil courage ? Je n’y pense jamais sans frémir !
Recommencerais-je encore ?
Oui, sans doute ! L’honneur avant tout et par-dessus tout !
Je devrais haïr le comte de G…, et, par un singulier mystère, je n’éprouve aucun ressentiment contre lui.
Peut-être ai-je eu tort de m’alarmer si promptement ; peut-être ses paroles n’étaient-elles que badinages.
Les moindres détails de cette soirée sont vivants dans ma mémoire.
Le comte m’avait forcée à m’asseoir à ses côtés sur le sofa. Comme j’étais tremblante ! Et lui, avec quelle douceur il me regardait !
Pouvais-je me méfier ?
Je sens encore la pression de sa main, toute chargée de dentelles magnifiques, – de sa belle main qui s’était emparée de la mienne…
J’entends le son de sa voix, qui n’était celui d’aucune voix humaine.
Il avait l’air sincère en me parlant.
Peut-être l’était-il !…
Combien j’ai dû lui paraître sotte et gauche !
*
Sans date.
Oui, l’honneur avant tout et par-dessus tout !
*
Après la messe.
Ma mère, et vous mon grand-père, que faites-vous en ce moment dans votre vieil hôtel ? Vous pleurez sur votre enfant, sans doute.
Et vous, tante S…, vous la cause involontaire de tous mes malheurs, combien vous devez accuser vos idées d’ambition ! Je vous revois, vous aussi, dans votre grand fauteuil près de la fenêtre, mais triste à présent, morne, accablée par vos remords, n’ayant plus la force ni le désir de vous servir de votre béquille pour gourmander vos domestiques, Justine en tète.
Sans vous, tante S…, sans votre lettre imprudente à la marquise de P…, je serais encore au milieu de vous tous, naïve, insouciante, heureuse, mariée…
Mariée ?…
Oui, je serais la femme du chevalier de C…
Et pourtant, je vous pardonne, tante S… !
Par un temps de pluie
Je me reproche de ne pas penser plus souvent au chevalier de C…
Est-ce que je ne l’aimerais pas ?
Le chevalier m’a plu, comme tout jeune homme plaît à toute jeune fille qui n’est entourée que de vieux visages. Il est aimable, spirituel ; il semble bon. Il avait surtout pour lui le prestige des souvenirs d’enfance. Je crois, en effet, que j’aurais été heureuse avec lui, alors !
Mais depuis… Ah ! depuis, que d’évènements !
Non, j’ai beau interroger mon cœur, je n’aime plus le chevalier, non.
Est-ce que j’en aimerais un autre ?
*
Même jour
Est-ce que j’aimerais le comte de G… ?
Mais le comte de G…, c’est le r…
Ô mon Dieu ! que se passe-t-il dans ma tête ?
*
Sans date.
Homme étrange que ce Damiens !
Inexplicable !
Il a toujours veillé autour de moi avec un zèle, une ardeur extraordinaires. Je devrais lui en savoir gré.
D’où vient pourtant que ce zèle me froisse, que cette ardeur me paraît choquante ?
Je ne me sens pas veillée, mais surveillée par lui.
Le dévouement a de certaines limites qu’un serviteur ne devrait pas franchir.
Je n’accorde pas à cet homme le droit de chercher à prendre tant de place dans ma vie.
Je n’ai jamais bien regardé ce Damiens. Il ne plaisait pas à mon grand-père ; il déplaisait à ma mère. La tante S… ne pouvait pas le souffrir.
Est-il laid ? Je l’ignore ; il y a des gens qu’on verrait pendant des années sans pouvoir les connaître.
Damiens est de ceux-là.
*
Dimanche.
J’ai été injuste hier à propos de Damiens.
Mon caractère s’aigrit dans la solitude.
C’est aux soins de Damiens que je dois d’être encore vivante.
C’est lui qui m’a conduite jusqu’au seuil du couvent des Dames de Sainte-Luce.
J’avais la conscience chargée des lignes mauvaises que j’ai tracées sur lui.
J’ai voulu m’en accuser ce matin.
Damiens, je vous demande pardon.
*
Fête de Saint-Louis.
Toutes les cloches sonnent.
C’est la fête du roi.
On a renouvelé les fleurs de l’autel.
Sur une de ces fleurs, tout à l’heure j’ai appuyé mes lèvres.
*
Même jour
Lui arrive-t-il quelquefois de penser à moi ?
Oh ! folle que je suis !…
Comment cela lui serait-il possible, au milieu de ses plaisirs !
Lui, si grand, si radieux, si adulé !
Moi, une pauvre fille de province, entrevue pendant une demi-heure à peine…
Et cependant… qui sait ?… Je suis peut-être la seule qui lui ait résisté…
Au moins, j’ai son estime !
*
Pas de date.
Cette marquise de P…, je la hais sans la connaître ! Quelque chose me dit que c’est son mauvais génie, à lui…
Elle ne doit pas être aussi jolie qu’on la dépeint.
Sœur Claire vient de me prêter une chanson qu’on a composée sur elle.
Je vais m’empresser de la lire en cachette…
Et puis, je la copierai.
*
Retour de matines
Cette nuit, j’ai fait un rêve.
Un rêve extravagant, cela va sans dire.
J’ai rêvé que le r… me faisait chercher dans tout Paris.
Il parvenait à découvrir ma retraite, et il accourait lui-même pour m’en arracher.
Devant lui, les portes tombaient.
Il m’emmenait à la cour.
Je me suis réveillée en proie à une fièvre brûlante.
*
Sans date.
Eh bien, oui, je l’aime ! Oh ! malheureuse !
J’ai vainement essayé jusqu’à présent de lutter contre cet amour insensé.
Ni la solitude, ni la paix du cloître, ni la prière, ni la pénitence, ni la raison, n’ont pu en contenir l’essor… Je l’aime ! je l’aime !
Ici s’arrêtait le manuscrit de la novice.