CHAPITRE IV
Les deux sous de Brigitte
« Voyez voir, cinq sous et treize sous ! Voyez voir, messieurs et dames, cinq sous et treize sous ! »
Ce cri cent fois répété en un quart d’heure attirait les passants auprès d’une boutique installée à la hâte sur la place du village, et remplie de menus objets d’un usage journalier, tels que peignes, brosses, miroirs, jarretières, etc., etc. ; de temps en temps, une femme ou une jeune fille s’arrêtait, et, après avoir mûrement examiné l’étalage, se décidait à faire son emplette. Une petite paysanne de treize ans passa aussi devant la boutique, et s’arrêta, mais seulement pour regarder, car elle était trop pauvre pour acheter quoi que ce fût. Elle portait un pain de quatre livres, avec un peu de lait pur pour l’agneau, c’était la seule provision du jour, et pourtant il y avait bien du monde à la maison, car Madeleine ne manquait jamais de dire :
« Nous sommes cinq en comptant Loulou. »
Loulou, c’était le plaisir, le jouet, plus que cela, le petit ami de Madeleine.
Un moment distraite par la vue de toutes les belles choses qui se faisaient sur la place, la petite fille conservait néanmoins une expression de tristesse peu ordinaire à son âge. En vain une femme, avec un geste expressif, lui faisait-elle signe d’entrer sous une tente, où l’on voyait, disait-on, des merveilles ; Madeleine paraissait ne pas voir et ne pas entendre. Elle jeta pourtant un regard furtif sur les chevaux de bois, c’était ce qui lui plaisait le plus, et cela ne coûtait que deux sous ! ces deux sous, l’enfant les tenait dans sa main, mais ils étaient trop nécessaires à la maison, il fallait voir les autres se divertir et n’avoir, soi, que du travail et du chagrin.
« Allons, messieurs et dames, criait la femme aux merveilles avec un accent emphatique, entrez, entrez ; tout à l’heure, c’était quatre sous, maintenant ce n’est plus que trois sous. Allons, un peu de courage ! vous allez voir un géant comme vous n’en avez jamais vu, un véritable Hercule qui vous écraserait tous avec deux doigts, et qui est doux comme un mouton. Vous allez voir un veau des bords de la Baltique, un monstre à deux têtes, qui vivrait encore si on ne l’avait pas tué ! Vous allez voir un serpent capable d’enlacer tout le pays dans sa longueur, et dressé comme un chien à caresser son maître, vous allez voir… Entrez, entrez, tout à l’heure c’était trois sous, maintenant ce n’est plus que deux sous ! »
Encore une tentation pour Madeleine.
Encore une tentation pour Madeleine : ces deux sous qu’elle cachait dans sa main pouvaient lui procurer un plaisir très vif, mais il fallait s’en priver, se priver de tout. Oh ! si l’on savait comme l’enfant du pauvre a le cœur gros quand il voit jouir ceux qui l’entourent, et qu’il se dit : « Moi, je n’aurai rien ! moi, je ne verrai rien ! Et cette occasion ne se retrouvera pas d’ici bien longtemps ! »
Madeleine cependant fit bonne contenance, elle sut même ne pas répondre à quelques méchants enfants en habits de dimanche, qui, en entrant sous la tente, lui adressaient à elle, des paroles moqueuses à propos de sa vieille robe de tous les jours. Madeleine pensa que rester là dans ces conditions était plus pénible encore que de rentrer de suite chez sa mère ; elle quitta donc ce lieu de plaisir où elle était comme étrangère, et franchit le seuil du logis en disant :
« Maman, j’ai acheté du pain et du lait, je rapporte deux sous.
– Mets-les bien vite sous la tasse blanche, ma fille, il faut les épargner soigneusement ; car, le croirais-tu, ma pauvre Madeleine, c’est tout ce qui nous reste.
– C’est tout ce qui nous reste ! mais comment ferons-nous demain ?
– J’espère que le boulanger, sachant que je suis malade, voudra bien nous donner du pain à crédit ; s’il n’y consent pas, il y a toujours là-haut quelqu’un qui nous regarde, n’est-ce pas, Madeleine ? Comment donc aurions-nous peur ? Les oiseaux trouvent leur nourriture, et nous, ne sommes-nous pas plus que les oiseaux ? »
La petite villageoise se rendit aussitôt à la pensée de sa mère et répondit :
« C’est vrai, M. le curé a dit un jour au prône qu’on n’avait jamais vu un bon chrétien mourir de faim. Que faut-il que je fasse toute la journée, maman, pour être une bonne chrétienne ?
– Il faut consentir du fond du cœur à la pauvreté que Dieu t’envoie ; c’est difficile, mais on en vient à bout. Il faut ensuite renoncer bien courageusement aux plaisirs de la fête, puisque tu ne peux en jouir comme les autres : y renoncer, cela n’est pas facile non plus à ton âge ?
– Je le sais, je viens de le faire, dit naïvement la bonne fille, ça donne envie de pleurer.
– Quand même on en pleurerait, le bon Dieu ne s’en fâcherait pas, mon enfant, pourvu qu’on ne murmure ni tout bas, ni tout haut.
– Et puis après, maman, que dois-je faire encore ?
– Veiller sur les enfants, aller et venir dans la maison selon le besoin, faire de l’herbe le long de la route pour nos lapins, et puis soigner sa chère maman afin qu’elle soit bientôt guérie.
– Oh ! que tout cela est aisé, dit joyeusement Madeleine ; oui, je serai une bonne petite chrétienne toute la journée, encore demain, et puis toujours, et le bon Dieu ne nous abandonnera jamais. »
Après avoir ainsi parlé, elle s’occupa comme une vraie fermière des affaires de la maison. Sa petite tête savait très bien diviser le temps et organiser les choses pour satisfaire à tout de son mieux. À la vérité, elle manquait d’expérience, mais son obéissance y suppléait, et elle accomplissait à merveille les moindres ordres de sa mère.
« Maman, dit-elle avec la confiance que donne l’extrême jeunesse, si tu savais comme je voudrais gagner de l’argent pour toi ! Comment donc faire ?
– Tu n’as pas treize ans, hélas !
– C’est égal, qui sait ? j’ai des idées ! »
La malade sourit malgré sa langueur, et Madeleine se remit à l’ouvrage.
Pendant qu’elle travaillait, on s’amusait sur la place, et rien ne troublait la joie publique ; on avait su pourtant que le feu était au château, mais c’était un feu de cheminée promptement éteint par les domestiques ; on riait, on dansait, on faisait en famille de copieux repas, mais le bonheur des uns n’empêche pas le malheur des autres.
Un pauvre vieillard passa par le pays, allant de maison en maison mendier quelques sous qu’il mettait dans sa bourse de cuir, ou un morceau de pain qu’il joignait à ses misérables provisions. Il s’arrêta devant la chaumière de Brigitte et demanda du secours pour l’amour de Dieu. Madeleine baissa les yeux ; qu’avait-on à donner ? Rien… Un éclair passa sur le visage abattu de la veuve, elle fit signe à sa fille de s’approcher de son lit, et lui dit à voix basse :
« Mon enfant, nous n’avons plus que deux sous à la maison : si nous les donnions pour l’amour de Dieu ? qu’en penses-tu ?
– Oh ! oui, oui, donnons-les, dit Madeleine avec élan. – Et les prenant sous la tasse blanche, elle les mit dans la main du vieillard en faisant un grand salut.
– Dieu vous le rendra, ma belle enfant, et plus tôt que vous ne le pensez, » dit le malheureux. Puis il continua sa tournée et s’arrêta au seuil de beaucoup d’autres maisons, où personne ne fit attention à lui, tant on s’amusait.
Arrivé devant la grille du château, il s’arrêta encore. Ce fut la nourrice qui lui remit, selon l’usage de Mme Tenassy, une pièce de deux sous, aumône accordée à tout inconnu qui demandait en traversant le village.
« Merci, mes bonnes dames, dit le vieillard en regardant Nanette et Blanche, car elles étaient ensemble ; merci, je vous suis bien reconnaissant, d’autant plus que tout le monde m’a repoussé ; on est trop heureux dans ce pays-ci !
– Ne vous fâchez pas, mon brave, répondit en riant la nourrice ; aujourd’hui c’est la fête, on n’a pas la tête à soi, voyez-vous ?
– Ah ! c’est pour cela apparemment ; mais quand j’ai dit que tout le monde m’avait repoussé, j’ai eu tort ; il y a une pauvre chaumière isolée où l’on m’a donné deux sous. Ah ! si vous saviez ? si vous saviez ce que j’ai entendu ?…
– Quoi donc ? demanda Blanche avec vivacité.
– Ma belle demoiselle, figurez-vous que, malgré mon grand âge, j’ai encore de très bonnes oreilles ; cela vous étonne peut-être, mais c’est vrai pourtant, on ne s’en méfie point, et voilà pourquoi j’ai entendu un secret, mais un secret si triste ! »
Ici, le pauvre vieux raconta mot pour mot ce qui s’était passé chez Brigitte, et redit les paroles que Madeleine croyait avoir seule entendues.
« Comment, s’écria Blanche, plus que deux sous dans la maison ! Et les donner ! Oh ! que c’est beau !
– Oui, mademoiselle, c’est beau. Aussi, croyez bien qu’il sera envoyé un ange au secours de ces pauvres femmes ; je le leur ai annoncé, et je ne crois pas me tromper ; il y a si longtemps que je connais la Providence ! »
Blanche tira de son porte-monnaie une petite pièce qu’elle offrit au pauvre homme. Par cette histoire qu’il avait racontée, on avait fait connaissance, et il lui semblait qu’elle devait donner une autre aumône que celle de Madeleine.
Le vieillard s’éloigna. Nanette rentra au château avec Blanche, qui d’un ton humble et vrai lui dit :
« Chère Nounou, si j’étais bonne, peut-être que Dieu m’enverrait, moi, au secours de cette pauvre famille, mais j’en suis trop indigne, étant si méchante !
– Patience, répondit la nourrice, demain je vous conterai ma belle histoire, vous deviendrez bonne et le bon Dieu se servira de vous. »