CHAPITRE III - La chambre de la nourrice

1604 Words
CHAPITRE III La chambre de la nourrice Mme Tenassy, quoique n’étant plus jeune, avait encore sa nourrice qui ne l’avait jamais quittée ; c’était une excellente femme qu’elle se trouvait heureuse de garder sous son toit comme une bénédiction, et qui l’aidait à veiller sur celle que toutes deux appelaient volontiers notre enfant. Lorsque Blanche avait mécontenté sa mère, ce qui, hélas ! arrivait souvent, la petite rebelle allait trouver la vieille Nanette pour lui conter ses peines et lui demander un conseil ; Nanette n’en donnait que de bons, elle était bien digne de la confiance illimitée que lui témoignait Mme Tenassy. Deux heures après la pénible scène dont nous avons été témoins, la petite paresseuse entrait moitié boudant, moitié pleurant, dans la chambre de Nanette ! Oh ! la chambre de Nanette ! C’était un de ces sanctuaires paisibles où l’âme se retrouve et rentre facilement en elle-même. Tout y était vieux : depuis les grands ramages bleus et verts du papier jusqu’à la pelote où s’installaient en rond les aiguilles de Nanette ; ces aiguilles enfilées d’avance ressemblaient à des chevaux harnachés attendant que la diligence passe pour y être attelés et courir à leur tour. Il y avait à côté de la table d’ouvrage un grand fauteuil à dossier mollement rembourré ; c’était un lieu de repos pour les membres roidis de celle qui avait donné son lait, son sommeil, ses forces à la maîtresse de la maison. Dans l’alcôve, un bon lit avec oreiller et édredon, un beau crucifix au-dessus d’une commode antique, quelques tableaux entourés de vieux cadres dorés, et sur la cheminée un trésor !… Oui, tout le monde savait que ce trésor était là, mais il n’était visible qu’aux yeux de Mme Tenassy et de sa fille, encore fallait-il que Blanche eût été sage, très sage. Nanette, fidèle au culte du souvenir, ne prodiguait point aux indifférents ce qui lui était le plus cher entre tous les objets qu’elle possédait en ce monde. Quand la petite fille entra, elle jeta instinctivement les yeux sur la cheminée ; ce regard disait : « Aujourd’hui je ne suis pas digne de voir le trésor de Nounou, je me garderai bien de le lui demander. » Elle prit humblement une petite chaise sur laquelle s’était assise autrefois la nourrice pour bercer la châtelaine enfant, et qu’à cause de cela Nanette honorait comme une relique. Quand elle se vit en face de l’aimable vieille, elle ne sut que dire, ni même pourquoi elle était venue là. La nourrice le savait bien. Quand on a offensé le bon Dieu et sa maman, il est naturel de chercher un intermédiaire qui franchisse la distance et parle pour le coupable ; Nanette était toujours cet intermédiaire, et arrangeait ordinairement les affaires les plus compliquées. Ce n’était pas qu’elle donnât tort à l’autorité, mais elle savait écouter, compatir, se mettre à la place de l’enfant, et tout doucement faire naître en elle de bonnes pensées et arriver à un heureux résultat. Elle avait beaucoup de talent, la Nounou ; ce n’est pas un léger mérite que de calmer un esprit agité, de rendre doux et bon un caractère aigri, de conserver aux supérieurs leur dignité entière, tout en s’intéressant d’une manière utile aux inférieurs. Ce jour-là, la plaie était profonde, Blanche mit bien du temps à avouer ses torts ; elle était franche pourtant, très franche ; mais il fallait annoncer la terrible décision que venait de prendre sa mère, il fallait dire ces mots bien humiliants : « Maman ne veut plus se charger de mon éducation ! » Quand on en vint à cette triste confidence, la nourrice ôta ses lunettes et les posa à côté de sa pelote, puis elle porta ses mains à son front comme pour calmer une douleur aiguë. Effectivement, c’était pour elle une véritable affliction de voir la paix absente du logis, de savoir qu’entre la mère et la fille il n’y avait pas cette complète sympathie qui charme l’existence. Cependant, Nanette était tellement portée à l’indulgence qu’elle ne trouva pas une parole amère pour l’enfant, et se contenta de lui dire : « Ma chère Blanche, vous voulez que votre maman soit heureuse, n’est-ce pas ? et vous voulez que la vieille Nounou finisse tranquillement sa vie ? Eh bien, votre maman et moi, nous sommes toutes deux malheureuses. » Blanche avait un cœur parfait : ce mot de la nourrice lui fit une impression vive ; elle se jugea impardonnable, car il était en sa puissance de mettre du bonheur autour d’elle ou d’y jeter du malaise. La vérité se montrait à son esprit droit, mais c’était comme une lumière brillante qui éblouit plus qu’elle n’éclaire. « Je vois bien que j’ai tort, chère Nounou, dit-elle avec simplicité, mais à présent, vois-tu, je ne sais pas comment faire. C’est presque comme si je n’avais plus de maman ! » Blanche ne put prononcer ces derniers mots sans verser un torrent de larmes. Nanette la prit avec amour sur ses genoux comme autrefois elle prenait sa maman, et, d’un son de voix tendre et caressant, elle lui dit : « Ma chère petite, vous voilà bien à plaindre, on ne peut pas l’être davantage ! Eh bien, puisque c’est le jour le plus triste de votre vie, je veux vous dire une chose que je ne vous ai jamais dite, je vous croyais trop jeune ; mais, au fait, vous avez treize ans, et d’ailleurs, quand on est aussi affligée que vous l’êtes, on est capable d’écouter sérieusement. – Oui, j’écouterai bien sérieusement, répondit l’enfant dont le visage exprimait un intérêt plein d’étonnement. Mais qu’as-tu donc à me dire ? Je croyais que tu m’avais raconté toutes tes histoires au moins vingt fois chacune. – Non, ma petite amie, il y en a une que vous ne connaissez pas, et c’est celle-là que je vous raconterai. Mais je veux avant tout vous donner un grand encouragement, et si je choisis le jour où votre conduite a été ainsi blâmable, c’est parce que j’espère qu’en vous accordant une faveur réservée à vous seule, vous serez sage. – Oh ! que tu es bonne, toi, dit Blanche en jetant ses deux bras autour du cou de la vieille Nanette ; va, c’est le bon Dieu qui te donne toutes ces pensées-là ; je sens bien que dans l’état où j’étais, si tu m’avais grondée, je n’aurais rien fait de bon. Au lieu de cela, je ne sais ce que j’ai, me voilà tout attendrie. – Venez, dit la nourrice d’un ton grave, qui donnait à sa démarche quelque chose d’imposant, venez, je vais vous montrer mon trésor. – Ton trésor ? mais je le connais, Nounou, tu me l’as montré cent fois. Ce sont les premiers cheveux de maman entrelacés avec ceux de ta chère petite fille que tu as perdue quand elle avait deux ans. – Non, non, vous ne connaissez pas mon trésor tout entier ; je ne l’ai jamais fait voir à personne, si ce n’est à votre chère maman. Asseyez-vous, Blanche, sur ce petit tabouret, je vais ouvrir ma grande boîte, et vous saurez tous mes secrets, tous ! » La bonne vieille prit en effet la boîte en palissandre dont elle portait toujours suspendue à son cou la clef mystérieuse, elle s’assit dans son grand fauteuil et ouvrit son trésor. « Voici bien les cheveux blonds de mes deux anges, dit-elle avec une grande douceur, l’un est au ciel, bien joyeux aux pieds du Seigneur Jésus, l’autre est encore sur la terre, son bonheur est entre vos mains ; elle avance en âge, cette chère maman, elle a eu sept enfants, vous êtes venue la dernière, longtemps après les autres, et elle n’a conservé que vous ; voudriez-vous la faire pleurer ? – Non, non, je ne veux pas la faire pleurer, dit avec effusion la pauvre enfant ; mais, comme je te le disais tout à l’heure, je ne sais plus comment faire. – Vous le saurez quand vous aurez vu le trésor de Nounou, et quand elle vous aura conté sa belle histoire. » « En même temps, Nanette soulevait la partie supérieure de la boîte, et Blanche apercevait pour la première fois une tache de sang sur un petit morceau de soie verte, des feuilles de fraisier presque tombées en poussière, une tulipe mal peinte, un bouquet de fleurs d’oranger. – Qu’est-ce que tout cela ? dit-elle. Explique-moi, Nanette, ce que ces objets signifient ; je n’y comprends rien, parle, parle vite. – Vous comprendrez tout, ma chère enfant, quand vous saurez ma belle histoire ; allons, laissons la boîte ouverte et commençons. » Blanche, en voyant le ton sérieux que prenait la nourrice, se sentait elle-même recueillie jusqu’au fond du cœur, et Nanette prit la parole : « Ce que j’ai à vous dire n’est point un conte, c’est une histoire véritable, l’histoire de votre maman. – L’histoire de maman ! s’écria Blanche. Oh ! quel bonheur ! Tu dois bien la savoir, puisque tu as toujours vécu avec elle, tu me diras tout ? – Oui, à condition que vous imiterez son exemple, parce que, voyez-vous, je vous le dis encore une fois, j’ai aimé deux anges ! oui, votre maman est un ange de bonté et de vertu ; je commence… » Juste au moment que la nourrice disait : je commence, une voix perçante cria du bas de l’escalier : « Madame Nanette, madame Nanette, vite, vite, un grand drap, le feu est à la cheminée de la cuisine ! – Allons, voilà qu’ils vont mettre le feu à la maison à présent, murmura la bonne vieille, dont la figure perdit tout à coup son expression suave et caressante. Les domestiques d’aujourd’hui ne savent qu’inventer pour faire enrager leur monde ! » Allons ! voilà qu’ils vont mettre le fou à la maison. Le beau trésor fut caché précipitamment, la boîte fermée à clef, et Nanette, un grand drap entre les bras, s’achemina vers la cuisine pour gronder un peu d’abord, puis aider ensuite à éteindre le feu. La nourrice, précisément à cause de son affection vraiment maternelle pour Mme Tenassy et pour sa fille, n’avait pu se défendre en vieillissant d’un peu d’aigreur contre les négligences perpétuelles des domestiques : aussi les gens de la maison ne l’aimaient-ils pas beaucoup : elle grondait souvent, c’était sa faiblesse ; elle avait au fond toujours raison, on ne le lui pardonnait pas ; chacun disait et répétait sans pitié : « Elle est toujours de mauvaise humeur, la bonne femme ! » On ne comprenait pas dans ce cercle vulgaire qu’il fallait faire la part de l’âge, des infirmités, et que, sous cette enveloppe un peu rude, par manque d’éducation première, il y avait une âme délicate capable de toutes les tendresses et de tous les sacrifices.
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