CHAPITRE II - L’héritière du château

938 Words
CHAPITRE II L’héritière du château À cent pas de la chaumière de Brigitte, il y avait une grande et belle propriété appartenant à une autre veuve nommée Mme Tenassy. Cette dame était riche et paraissait heureuse. En voyant de loin les arbres majestueux de son parc, les passants disaient : « Qu’on doit être bien sous ces dômes de verdure ! » Et pourtant, dans sa splendide demeure, on connaissait les larmes, on se cachait pour en verser. Non, ce n’est pas le plus ou le moins de fortune qui rend joyeux, c’est uniquement le contentement intérieur. Que d’élégance, quel confortable dans cette vaste habitation, comment ne pas s’y plaire ? Eh bien, il y avait là une jolie petite personne qui se croyait au contraire très malheureuse ; c’était Blanche, la fille unique de Mme Tenassy, l’héritière de ce château, de ces bois, de ces prairies. Vainement, depuis ses plus jeunes années, on l’avait entourée de soins intelligents, comblée de caresses, de cadeaux, d’affection ; elle, la dernière de sept enfants, et la seule qui eût survécu, recevait ces dons du ciel sans les apprécier, sans même les remarquer ; il lui semblait que cela devait être ainsi, que tout lui était dû, et qu’il lui manquait encore beaucoup de choses. Blanche avait bon cœur, hâtons-nous de le dire ; la souffrance des autres lui faisait de la peine, elle avait pitié même des animaux, et ne faisait jamais de mal inutilement ou exprès à aucun être vivant. Mais quelle petite tête que celle de Blanche ! Étourdie, légère, elle n’était jamais attentive à l’acte qu’elle accomplissait : impatiente, presque colère, elle s’irritait de la moindre contrariété ; paresseuse et sans goût pour aucun genre de travail, elle étudiait mal, lisait peu ou sans comprendre, ce qui est fort ridicule, et demeurait par conséquent dans une ignorance honteuse. Sa mère avait beaucoup de chagrin, et quoiqu’elle fût riche, elle se trouvait pauvre, parce qu’il lui manquait une bonne petite fille soumise, obéissante et réfléchie, telle qu’elle s’était plu à la rêver en berçant autrefois son enfant sur ses genoux. L’éducation de Blanche se faisait mal. Sa mère, qui avait eu le dévouement de se charger de cette tâche, était obligée de recourir sans cesse aux réprimandes et même aux punitions, et chaque leçon devenait un long ennui pour la maîtresse et pour l’élève. Les années se succédaient sans rien améliorer. Blanche, à treize ans, n’était assurément ni menteuse ni gourmande ; mais, à part ces deux énormes défauts qui sont affreux, elle les avait tous, et comme elle ne luttait point, sa nature capricieuse et difficile avait pris le dessus et restait dans l’ornière comme une voiture embourbée qui ne peut regagner sa voie. Mme Tenassy ne savait plus quel parti prendre pour réformer sa fille et la rendre capable d’occuper un rang élevé, où elle serait plus obligée qu’une autre de donner le bon exemple. Un jour, c’était précisément le jour de la fête du village, la matinée avait été plus orageuse que jamais. Blanche s’était levée longtemps après l’heure de son réveil, et il est à remarquer qu’une journée mal commencée est rarement une bonne journée : elle avait fait sa prière par routine en regardant les mouches voler, et il y avait beaucoup de mouches, car c’était la saison. Elle avait flâné en s’habillant, flâné au point d’employer une heure et demie à sa toilette : or, il est bien prouvé qu’une petite fille qui flâne en s’habillant se prive d’une partie de son intelligence, et se trouve inhabile à l’étude quand il lui faut s’y appliquer. L’âme est comme étrangère aux actes qu’on accomplit trop lentement, ou sans suite ; le corps agit presque seul comme une machine montée. Mlle Tenassy, en s’habillant, faisait quantité de mouvements inutiles, et une centaine de petits pas à droite, à gauche, en avant, en arrière, allant dix fois chercher l’un après l’autre dix objets qu’elle aurait pu prendre ensemble, se lavant tout doucement, comme si elle se fût crue de verre, se peignant avec des précautions infinies, et s’interrompant sept ou huit fois pour ouvrir une porte, regarder par la fenêtre et causer avec les oiseaux. Pendant ce temps, il y avait une petite personne toute mince et gentille qui se moquait de la flâneuse, c’était l’aiguille de la pendule, trottant toujours, sans reprendre haleine, achevant son tour de promenade pour le recommencer bien vite ; et cela pendant des semaines, des mois, des ans, des siècles ! Ah ! la bonne marcheuse ! Après son déjeuner, Blanche se mit à apprendre une leçon, c’est-à-dire à bâiller sur un livre d’étude ; c’était sa méthode, et il est à croire que cette méthode ne vaut rien, car notre petite fille était d’une ignorance incroyable, et si parfois elle répondait assez bien aux questions qu’on lui adressait, elle ne le devait qu’à sa pénétration naturelle qui était un don du ciel. Blanche, ce jour-là, ne sut pas ses leçons, et fit vingt fautes dans sa dictée très facile. Mme Tenassy aimait trop sa fille pour la laisser vivre dans la paresse ; elle se fâcha, l’entretien finit par s’aigrir ; l’élève donna de très mauvaises raisons pour sa défense, et ajouta à ses torts celui beaucoup plus grave de parler à sa mère sans aucun respect. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase trop plein ; depuis bien des mois, tout allait mal, l’enfant avait lassé la patience maternelle. Mme Tenassy lui déclara qu’après tant d’années d’essais infructueux, elle renonçait enfin à l’œuvre si importante de son éducation. Assurément, ce n’était pas à cause d’une leçon mal apprise que la chère maman se montrait si sévère, c’était le résultat de toutes les négligences et de toutes les fautes de Blanche. Sa mère l’abandonnait à elle-même, il fallait travailler seule, sans guide, sans encouragement : oh ! quel triste sort ! La petite fille avait trop de bon sens pour ne pas comprendre que c’était un grand malheur, et qu’elle ne devait ce grand malheur qu’à sa mauvaise conduite ; elle pleura, mais les larmes ne valent pas un seul acte de bonne volonté qui partirait du fond du cœur. Elle avait flâné en s’habillant.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD