I
Il y avait de l’orage dans l’air.
Dans un moment d’humeur, et à propos de je ne sais quelle toilette…, – je crois bien cependant qu’il s’agissait d’une robe décolletée et sans manches, en mousseline couleur de chair, agrémentée de velours oreille d’ours, – le comte de Biez avait appelé la comtesse : « Cocodette ! »
Ce sont de ces mots qui se payent tôt ou tard.
La comtesse n’aimait pas les dettes ; aussi, quand le baron Claudius vint la voir, dans l’après-midi de ce jour mémorable, la comtesse lui dit-elle sans hésitation, sans trouble, sans remords :
– Je m’ennuie affreusement, mon ami, emmenez-moi.
Le baron, qui depuis trois ans se tenait inutilement à l’affût, et qui ne voyait rien de changé dans la situation depuis la veille, s’écria :
– Je ne sais si j’ai bien entendu. Suis-je Claudius ? Êtes-vous la comtesse ?
– Vous êtes Claudius qui prétendez m’aimer ; je suis la comtesse qui ne vous ai jamais écouté et qui veux aujourd’hui vous entendre. Si vous avez quelque esprit en réserve, dépensez-le ; si vous avez quelque amour dans le cœur, soyez-en prodigue. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Le baron n’était pas homme à se jeter tête baissée dans une aventure à trop longue échéance. Le feu qui brûlait dans les yeux de la comtesse lui fit peur.
– Vous avez mal aux nerfs, lui dit-il. On vous aura irritée ; l’orage vous excite. Je ne veux pas vous devoir à une surprise. Je vous aime trop pour cela.
– Ah ! c’est trop fort ! N’allez-vous pas me faire de la morale aussi ?
Alors Claudius se pencha et l’embrassa sur le cou, à la racine des cheveux.
Le baron connaissait les bons endroits.
La comtesse fit un bond, s’échappa des bras de Claudius en murmurant :
– Non, non, je ne puis pas !
Et tombant sur un fauteuil, elle se cacha la figure en pleurant.
Claudius n’était pas un forceur d’aventure ; mais quand l’aventure venait le trouver, il ne la lâchait pas aisément. Aussi s’agenouilla-t-il aux pieds de la belle énervée dont il enlaça la taille. Puis, ayant posé bien doucement sa tête sur l’épaule qu’on lui abandonnait, il murmura :
– Pleurez ; chère femme, pleurez, c’est si bon de pleurer, dans les bras de qui vous aime.
Il y eut de part et d’autre un frôlement de cheveux dans lequel le diable dut être pour quelque chose. Les paroles de Claudius, prononcées à fleur de peau, firent sur le cou de la comtesse une amoureuse place qui la contraignit à pencher la tête en arrière et à ouvrir à demi les yeux.
– Allez-vous-en, Claudius, allez-vous-en, je vous en prie. Je suis folle, allez-vous-en.
– Tant que nos deux pensées étaient seules, liées l’une à l’autre, je pouvais vous obéir. Aujourd’hui que nos corps sont enlacés, ne me demandez pas l’impossible.
– Je t’en prie, si tu m’aimes, si tu Veux que je t’aime, ne reste pas là !…
– Je ne puis ; plus t’obéir. Rien ne peut plus, me séparer de toi. Je crois qu’on essayerait en vain de me tuer dans ce moment. Mon âme n’est plus en moi : elle flotte dans tes cheveux, elle frissonne sur tes lèvres, elle se grise de ton souffle, elle glisse sur ton corps… Comment veux-tu que je m’en aille maintenant ?
– Écoute-moi bien. Je serai à toi, cela se peut ; j’ai la tête perdue. Mais ce dont je suis sûre, par exemple, c’est que je te haïrai après. Et tu ne peux pas vouloir que je te haïsse.
– On ne traverse pas impunément de telles épreuves. Ou tu ne seras pas à moi et j’en mourrai ; ou tu me haïras et j’en mourrai ; ou tu m’aimeras et je vivrai heureux pour te rendre heureuse.
La comtesse voulut répondre quelque chose de très honnête. Si elle ne le fit pas, on ne saurait lui en vouloir ; ses vertueuses paroles furent étouffées par un b****r. Elle ne céda qu’une seconde au courant qui l’entraînait, et se redressant brusquement :
– Pas ici, dit-elle. Cette maison m’est sacrée. Allons-nous-en…
Claudius eut encore un instant de frayeur. Il se demanda si la comtesse ne voulait pas lui faire un trop durable sacrifice, et s’il n’était pas pris dans un laminoir sans fin.
– Où voulez-vous aller ? demanda-t-il avec anxiété.
– J’ai deux heures à vous donner. Claudius respira.
– Votre coupé est en bas ?
– Oui.
– Êtes-vous sûr de votre cocher ?
– Plus sûr que de moi-même.
– Attendez-moi au coin de la rue de Berry. Je vous y rejoins dans dix-minutes.
Claudius, dont la principale qualité n’était pas l’innocente crédulité, hasarda timidement :
– Ce n’est pas un moyen de m’éloigner que vous employez là, comtesse ?
Elle tendit les bras à Claudius, l’embrassa sur les yeux, les tempes et les lèvres, et disparut en riant.
Les femmes sont terribles, quand elles ont passé le Rubicon.
Un quart d’heure après, la comtesse, voilée et drapée, montait dans la voiture de Claudius.
– À l’hôtel ! cria le baron à son cocher, qui ne tourna pas la tête.
Au bruit que fit la portière en se refermant, le cheval partit au grand trot.