Chapter 2

1668 Words
IIEn fermant la porte, Jehan de Mehun ayant intercepté les dernières lueurs du jour qui jetait encore une clarté douteuse sur tous les objets, Jehannette fit taire son effroi, et s’empressa d’arranger, dans un vase plein d’huile, un lambeau d’étoffe de coton qu’elle roula au préalable entre ses doigts, et qu’elle alluma. En allant et venant pour accomplir cet emploi domestique, elle jeta par hasard les yeux sur son père, et fut alarmée de sa pâleur. – Ah ! l’épervier, l’épervier, doit nous portes malheur ! ne peut-elle s’empêcher de répéter. – Que dis-tu ? reprit vivement son père ; ne l’as-tu pas désiré ? et maintenant que j’ai risqué ma vie pour te le procurer, ne vas-tu pas en faire un funeste présage ? La vieille Marion, croyant avoir entendu quelque bruit dans la rue, fit signe à Jehan de se taire ; mais le bruit ayant cessé, elle dit : – Jehan de Mehun, vous connaissez sans doute fort bien l’art militaire et les lois de la guerre, vous gouvernez admirablement votre manoir et vos terres ; mais, m’est avis que les usages de la ville vous sont tout à fait inconnus… Vous avez dérobé cet épervier. Jehannette interrompit la vieille blanchisseuse par un cri ; Jehan se rapprocha d’elle, et répliqua : – Eh bien ! quand cela serait ? – Miséricorde ! et vous le prenez sur ce ton-là, Jehan de Mehun ? s’écria Marion en portant ses deux mains à sa tête avec tous les signes de la plus grande frayeur. – Que voulez-vous qu’on fasse à un homme libre pour avoir dérobé un méchant oiseau ? dit le père de Jehannette. – Vous m’effrayez, Marion, parlez, parlez vite ! dit Jehannette, la voix pleine d’angoisse. – D’abord, à mon âge, on ne parle pas vite, Jehannette, reprit la blanchisseuse ; et puis, avant que je parle, il faut que je sache comment votre père a dérobé l’oiseau, où, et à qui. – Mon Dieu, c’est bien simple, dit Jehan, s’asseyant sur un escabeau contre le fourneau : ce matin, ma fille m’a dit que sa tristesse se dissiperait si je pouvais lui rapporter une colombe. Je suis sorti dans l’intention de lui trouver ce qu’elle désirait ; mais j’ai parcouru inutilement toute l’île de la Cité, le palais municipal, la place du Commerce ; l’oiseleur qui se tient ordinairement sur la première marche de l’autel dédié à Jupiter n’y était pas. – Je m’en revenais tout penaud, lorsqu’en passant devant le palais des Thermes, du côté des jardins, j’entendis les cris de différentes espèces d’oiseaux. – Qu’est-ce, demandai-je au chaussetier dont la baraque est adossée aux murs des jardins même ? – C’est, me répondit-il, le jeune comte de Poissy, qui habite ce côté du clos de Lias, et qui a un goût passionné pour les oiseaux. – Peut-on les voir, ces oiseaux, lui demandai-je ? – Oui, en escaladant le mur, et, si vous êtes pris, en payant une amende au fisc. – Et vous l’avez escaladé, mon père ? dit Jehannette pâle d’émotion. – Comme tu le dis, Jehannette : à peine le chaussetier fut-il rentré dans sa boutique, que j’avisai un coin du mur délabré, tombant en ruines ; je fus bientôt de l’autre côté, et je me mis à chercher la vénerie ; je croyais ce lieu désert, je me trompais : le séjour du roi aux Thermes a donné à ce vieux palais de Constance de Chlore un aspect animé que je ne lui avais pas encore vu. Les deux princesses Alboflède et Landechilde s’y promenaient en compagnie de leurs filles et servantes. – D’autres jeunes seigneurs jouaient au palet un peu plus loin ; bref je fus obligé d’attendre que l’heure du souper du roi eût rassemblé sa maison autour de lui. Alors le silence s’étant établi partout, je songeai à accomplir mon projet. Mais, soit l’obscurité, soit la peur d’être surpris, soit enfin que tout ce qui est larcin laisse après lui un trouble inconcevable, je trouvai l’expédition plus difficile que je ne l’avais présumé ; il me fallut briser les mailles de fer d’une cage ; j’en ai les mains écorchées, tiens ; ensuite je saisis par le cou la première bête venue, et me disposais à l’emporter lorsqu’une nouvelle difficulté s’éleva : l’animal cria, se débattit, je serrai plus fort, l’arrachai de son bâton, et n’eus que le temps de l’envelopper dans mon manteau, et de fuir avec lui par le même chemin que j’avais tracé en venant. J’entendis, je crois, du monde à ma poursuite. – Et tu es sûr, mon père, de n’avoir pas été suivi ? demanda Jehannette écoutant tremblante le bruit de la pluie qui commençait à tomber et fouettait l’auvent avançant sur la porte. – Je l’espère, dit seulement Jehan. – Bonne Vierge, si tu l’avais été, mon père, et que les gens du fisc tombassent ici à l’improviste, je serais d’avis de faire disparaître les traces de cette maudite bête… Oh ! je ne respire pas de peur. – La petite a raison, reprit la blanchisseuse en hochant la tête, bien qu’à vrai dire, si l’on vous a suivi, les épreuves auxquelles on vous appliquera pour vous faire avouer la vérité, vaudront la peine qu’on vous fera subir si vous avouez. – Les épreuves ! répétèrent Jehan et sa fille avec terreur. – Je ne suis pas née d’aujourd’hui, mes voisins, dit la blanchisseuse avec cet accent incisif de toutes les vieilles femmes qui veulent prouver leur science par le nombre de leurs années. Et, si je savais écrire, j’écrirais l’histoire. J’en ai assez vu et retenu pour ça. J’aurai soixante-dix ans à Pâques fleuries, mes voisins ; mon père était Romain, soldat de Pharamond ; il a vu, lui, Clodion-le-Chevelu succéder à son père, mais moi, j’avais dix ans lorsque Mérovée, en 448, tuteur des enfants de Clodion, les déposséda et régna à leur place. Je me rappelle encore l’avènement au trône, en 456, de Childéric le père de notre roi Clovis ; il était brave et aimable. C’est moi qui lavais le linge de son ministre Guyomar ; je fus témoin de la fuite de ce prince séduisant. Il n’y avait qu’un an qu’il régnait. Quelques seigneurs mécontents, comme il y en a encore, et comme il y en aura toujours, conspirèrent contre lui. Obligé de fuir, il partagea une pièce d’or, en donna la moitié à Guyomar, et garda l’autre… – Bonne Marion, interrompit Jehan avec impatience qu’a de commun… – Je n’en sais rien, repartit Marion ; mais quand je parle, j’ai l’habitude de parier le plus que je peux, et de dire le plus que je peux ; aussi les physiciens, les écrivains qui voudront écrire l’histoire, pourront-ils me consulter, moi, la vieille Marion, dite la Pichone. Ne m’interrompez donc plus, je vous prie, et écoutez-moi. Où en étais-je ?… Ah ! j’y suis. Donc, Childéric parti, Guyomar devait se charger de calmer les esprits, de regagner les cœurs ; et quand il serait sûr que Childéric pourrait revenir sans danger, de lui envoyer l’autre moitié de la pièce d’or ; il mit huit ans à cela, et ce qui était dit ayant été fait, Childéric revint, augmenta ses États de Paris et d’Orléans ; et ayant épousé Bazine, la veuve du roi de Thuringe, il régna tranquille jusqu’en 482, qu’il mourut, et que Clovis alors âgé de dix-sept ans lui succéda… – Mais les épreuves ! les épreuves, interrompit Jehannette défaillante ; maintenant que nous sommes au roi actuel, par pitié, dites-nous les épreuves. – Les épreuves sont au moins autant à redouter que le châtiment… Messire Jehan de Mehun, elles sont au nombre de trois : l’épreuve de l’eau, ou, pour nous servir d’une expression plus vraie, le Jugement de Dieu par l’eau froide ; elle consiste à jeter l’accusé dans une grande et profonde cuve pleine d’eau, après lui avoir, au préalable, lié la main gauche au pied droit et la main droite au pied gauche ; ce qui, comme vous pouvez vous en faire une idée, le force à se tenir dans une singulière position. Si l’accusé enfonce, ce qui arrive presque toujours, il est reconnu innocent ; si, au contraire, il surnage, ce qui est rare, c’est une preuve que l’eau étant trop pure pour y recevoir un coupable, le rejette de son sein… La seconde, l’épreuve du feu, ou le jugement de Dieu par le feu, est plus terrible ; que la merci de notre Seigneur vous dispense de celle-là, messire Jehan de Mehun ! cette épreuve se fait de plusieurs manières : la première consiste à porter à neuf pas et quelquefois à douze, une barre de fer rougie au feu, pesant environ trois livres ; la seconde en mettant la main dans un gantelet de fer sortant de la fournaise, ou bien encore, en plongeant la main dans un vase d’eau bouillante pour y prendre un anneau bénit qu’on y tient suspendu plus ou moins profondément ; après on enveloppe la main du patient dans un linge sur lequel le juge et la partie adverse apposent leur sceau ; au bout de trois jours on lève l’appareil, et s’il ne paraît aucune marque de brûlure, l’accusé est renvoyé absous. – Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura Jehannette défaillante et les yeux tendrement fixés sur son père, qui semblait écouter davantage le bruit du dehors causé par le vent et la pluie, que les paroles de la vieille blanchisseuse. Continuant à faire preuve d’érudition, Marion reprit : – Il y a aussi le jugement de Dieu par la croix, mais ce n’est que dans le cas où deux parties seraient en discussion ou en procès pour un objet dont la propriété serait douteuse. Dans ce cas, chaque partie envoie un homme, un esclave, un serf, dans la chapelle du palais ; ces deux hommes étendent leurs bras en croix, et le maître dont l’esclave s’est lassé le premier, perd son procès. Jeune fille, me dit-il cela t’amuserait-il de voir déchirer cette colombe par cet épervier ?– Bast ! dit Jehan de Mehun affectant une insouciance que le froncement de ses sourcils démentait ; bien que mon fief dépende du comte de Poissy, et que je sois obligé de lui payer une redevance, je suis un homme libre !… et on doit y regarder à deux fois avant d’affliger un Franc pour un épervier. – Un épervier… répéta la vieille… si c’était un chien, au moins, je ne dis pas ! – Pourquoi un chien plutôt qu’un épervier ? demanda Jehannette espérant tromper sa douleur à force de questions. La Pichone répondit : – Parce qu’un chien, on en est quitte pour lui b****r le dessous de la queue devant tout le monde ; mais un épervier, il faut se laisser manger par lui six onces de chair, à l’endroit de son corps indiqué par le maître de l’épervier. – Mon père, je ne t’avais pas demandé un épervier ! s’écria Jehannette se jetant éperdue au cou du leude. – Du reste, il y a la compensation, ajouta Marion : avec six onces d’or au maître de l’oiseau, et deux au fisc, vous serez quitte de tout, même des épreuves, qui sont celles de l’eau, du feu et des serments. – Huit onces d’or ! où les trouver, Jésus fils de Dieu ! dit le pauvre possesseur du manoir. Puis il se fit un grand silence, et Marion se disposait à se retirer, lorsqu’un petit coup discrètement frappé à la porte du manoir en fit tressaillir les habitants.
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