IV
Entretien du dix-huitième siècle avec le dix-neuvième
La maison de mon grand-père est une des plus anciennes de la Gaule. Je pense qu’elle fut bâtie par les Romains ou par les Sarrasins, car les uns et les autres ont conquis et habité le pays. Elle est située sur une éminence, au milieu d’un petit village dont la rue principale est abandonnée aux oies, aux poules, aux canards et aux petits enfants. La maison est vaste et sombre, suivant l’usage des temps féodaux, où les fenêtres étaient faites aussi bien pour les brigands que pour l’air et le soleil. Derrière la maison est une grande cour qu’ombrage un vieux tilleul. Entre le hangar et la grange, se trouve un jardin clos de murs, luxe rare aux environs de Barbantane. À côté de la grange sont les étables et l’écurie.
Il était six heures du soir quand j’arrivai chez mon grand-père. Le vieux Marcomir m’attendait assis sur un banc devant sa porte. À ses pieds était couché son chien, fidèle compagnon qui me reconnut et s’élança vers moi en remuant la queue et aboyant avec joie. Mon grand-père me tendit les bras sans rien dire, et je m’y jetai avec un élan de tendresse et de confiance qui le toucha. Après les premiers embrassements :
– Avant tout, me dit-il, petit, souviens-toi que cette maison est à toi. Va, viens, cours, galope, bois, mange ou dors, tout ce que tu feras sera bien fait. Et maintenant, si tu veux, conte-moi ton affaire.
En même temps il passa son bras gauche autour de mon cou, par un geste de familiarité charmante, et me tint serré sur sa poitrine.
– Ah ! bon vieux père, lui dis-je en soupirant, que je suis aise de te revoir ! C’est ici qu’il est doux de vivre ! Près de toi, les arbres sont plus touffus, les prés plus verts.
– Et les sermons plus rares. C’est ce que tu voulais dire, n’est-ce pas ? Va, ta mère en fait assez pour elle et pour moi. Chère femme ! sa bouche est un magasin de paroles pieuses, et jamais elle ne l’ouvre sans faire tomber sur les assistants quelques douzaines d’exhortations à la vertu. Que de fois j’ai vu ton pauvre père demander grâce et secouer les oreilles comme un chien mouillé par une averse !… De sorte, ajouta-t-il après une pause, que ta mère veut te faire prêtre ?
– Oui, plus que jamais. Elle rêve d’avoir un saint dans la famille.
– Bonne idée ! Qu’as-tu répondu ?
– Moi ! J’ai réfléchi.
– Pourquoi réfléchir ? Souviens-toi de ce mot d’un Génevois : « L’homme qui réfléchit est un animal dépravé. » La réflexion n’a jamais inspiré que des sottises. Napoléon réfléchissait à Waterloo quand Blücher, un âne sauvage qui courait au hasard, vint se jeter dans ses jambes sans penser à rien, et du même coup envoya Wellington à Paris et Napoléon à Sainte-Hélène. Tu réfléchis trop, mon enfant.
– Oh ! grand-père, j’ai commencé par réfléchir, mais j’ai fini par me décider.
– Ah ! tant mieux. Et qu’as-tu décidé ?
– Qu’à aucun prix je ne voulais être prêtre.
– Bravo ! c’est parler, cela. Et quelle raison as-tu de refuser cet honneur ?
– Aucune. Je ne veux pas.
– Voyons, mon enfant, qu’est-ce qui t’empêche d’officier tout comme un autre ? On a fait des milliers de curés, d’évêques et de cardinaux qui ne te valaient pas. Tu aimes à dormir, à chasser, à pêcher, à dîner à l’aise : le droit canon le permet. Tu aimes à pérorer tout seul et longtemps : c’est une vraie bénédiction dans ce métier-là. Tu es glorieux et tu aimes la louange : or, sache bien que le moindre abbé dans sa chaire est la propre image de Dieu pour les dévots qui l’entourent. Que peux-tu désirer de plus ?
– Ne te moque pas de moi, mon vieux père, et réponds-moi sincèrement. As-tu aimé ?
– Blanc-bec ! j’ai aimé plus de femmes qu’il n’y a de cheveux sur ta tête blonde.
– Et l’on t’a aimé ?
– Qu’en sais-je ? En 1793, les Allemandes se jetaient sur nous comme des poissons dans le filet ; il n’y avait qu’à se baisser et prendre. Crois-tu qu’on ait eu toujours le temps d’examiner la qualité de la marchandise ? En 1796, c’étaient les Italiennes ; en 1799, les Égyptiennes… Tel que tu me vois, j’ai fait des vers cophtes pour une princesse d’Abyssinie que je pris aux Pyramides, dans les bagages de Mourad-Bey, et qui me suivit jusqu’à Marseille. Pauvre Hadjoûna ! je la regretterai éternellement ; elle avait pour le pilau des recettes que je ne retrouverai jamais. On ne sait pas assez, mon ami, quel talent il faut pour faire un pilau sans reproche.
– Elle est morte à Marseille ?
– Hélas ! non. L’ingrate me quitta pour un fifre qui la battait tous les jours après boire ; mais elle aimait le fifre. Le cœur humain a des mystères insondables.
– Eh bien, puisque tu as fait des vers cophtes pour une négresse, je puis t’avouer mon crime : j’ai fait des vers, moi aussi.
– Pour les Jeux floraux ?
– Non. Pour Zéphirine, fille du sultan de Bisnagar.
En même temps, je racontai toute l’affaire, et je commençais déjà à réciter mon poème, lorsque mon grand-père, qui souriait, m’arrêta d’un geste.
– Mais, dit-il, en prose, tu parles de Zéphirine, et en vers, de Francesca ?
– Ô grand-père, Francesca est pour la rime. Ne le sais-tu pas ? D’ailleurs, toutes les héroïnes d’amour sont Italiennes ou Espagnoles. Tu ne lis donc pas les poètes ?
– Bien peu.
– Eh bien, écoute ceci :
Avez-vous vu dans Barcelone
Une Andalouse au teint bruni ?
……………
C’est ma maîtresse, ma lionne,
La marquesa d’Amaëgui.
…………….
Quand j’eus fini de réciter les vers d’Alfred de Musset :
– Voilà une rude gaillarde, me dit mon grand-père. De mon temps, Iris et Chloris, à qui nous adressions tous nos vers, étaient des filles mieux élevées et plus gaies. Est-ce que ta Zéphirine (pardon ! la divine Francesca) est de cette humeur ?
– C’est un ange aux cheveux noirs, lui dis-je.
– Bon ! où avais-je l’esprit ? Qu’elles aient des cheveux châtains, noirs ou blonds, ou de cette couleur divine qui sied si bien aux carottes, ne sont-elles pas toutes des anges, du moins jusqu’à ce qu’on les donne au diable avec mille malédictions ?… Donc, tu l’aimes et tu l’aimeras ?
– Jusqu’à la mort.
– Voilà qui est résolu, dit-il en se levant. Et maintenant, mon cher ami, allons souper. Nous boirons à la santé de la princesse de Bisnagar.
Le souper fut très gai. Mon grand-père, bien qu’il fût sobre d’ordinaire, ne se lassait pas de remplir mon verre et de m’exciter à boire par son exemple. Je crois qu’il désirait connaître le fond de mes pensées ; de mon côté, je ne demandais pas mieux que de lui ouvrir mon cœur. Peu à peu, la conversation devint tout à fait intime.
– Je vois bien, me dit-il, que tu es fort amoureux, puisqu’en faveur de la belle tu renonces à la prêtrise et aux bonnes grâces de ta mère ; il faut donc en prendre son parti et recevoir pour belle-fille la princesse de Bisnagar ; car tu veux l’épouser, je pense ?
À cette question, je demeurai interdit. Parmi toutes les idées qui m’avaient, depuis deux jours, traversé la cervelle, celle-là, je l’avoue, n’avait jamais trouvé place. Mon silence le fit rire.
– Quoi ! tes vues ne seraient pas légitimes ? ajouta-t-il.
– Mais, grand-père, mes vues ne sont ni légitimes ni illégitimes. Je n’ai de vues d’aucune espèce. Je l’aime, je l’adore, je ne veux pas vivre sans elle ; je rêve à elle tout le jour, j’y rêve toute la nuit ; le cœur me bat quand je passe auprès de la tente où elle est enfermée, je brûle de la voir, et je tremble de la rencontrer : voilà tout.
– Pauvre garçon ! dit-il, veux-tu que je te donne un bon conseil ?
– Je veux bien, pourvu que ce ne soit pas le conseil de ne plus l’aimer.
– Rassure-toi ; je ne donne que des conseils aisés à suivre. D’ailleurs, ce n’est pas un conseil, c’est une histoire de ma jeunesse que je veux te raconter.
J’avais dix-huit ans, quand je fis comme toi la rencontre d’un ange aux cheveux noirs. C’était la fille du boulanger. Avec quelle grâce elle enfournait le pain, avec quelle mélancolie charmante elle le tirait du four et le portait chez les pratiques, c’est ce que le langage humain ne saurait exprimer.
Un soir, elle était à la noce d’une de ses cousines, et l’on m’avait invité comme voisin. J’osai valser avec elle. Ô puissant Jupiter, je la pressai sur mon cœur, et, dans le tumulte de la danse, j’osai l’embrasser.
– Elle se fâcha, je pense.
– Certes ! mais d’une voix si douce, et elle reçut si bien mes excuses que j’obtins la permission de la reconduire chez son père à la fin du bal.
Le lendemain et les jours suivants je fis pour elle six ou huit mille vers.
– Six ou huit mille !
– Bah ! huit mille vers, ce n’est pas la mer à boire. De mon temps, une fille un peu passable ne tenait pas son amant quitte à moins d’une ou deux campagnes. La conquête de ta grand-mère m’a coûté cinq batailles rangées : encore ne voulait-elle pas se rendre, et cependant je venais de conquérir la Hollande avec Pichegru, et j’avais marché dans la neige pendant trois mois avec des bouchons de paille en guise de souliers. Je vois que les filles sont moins difficiles aujourd’hui, et je t’en félicite, mon cher garçon. Il vaut mieux aligner des rimes, les pieds sur les chenets, que de courir à cheval sur la glace comme nous faisions alors, pour prendre la flotte du Texel à l’abordage.
– Cher père, on fait ce qu’on peut. La mode est passée de donner des coups de sabre.
– Oui, vous aimez mieux barbouiller du papier, tas de poètes que vous êtes ! Après tout, ce métier a quelquefois du bon… Pour revenir à mes amours, le boulanger s’aperçut de quelque intelligence entre sa fille et moi, et me défendit de remettre les pieds dans sa maison. Le soir même, l’ange aux cheveux noirs confondit ses larmes avec les miennes au fond du jardin, depuis dix heures du soir jusqu’à minuit, et je lui proposai de l’enlever.
– De l’enlever ! Et son père ?
– Justement. Ce fut le premier mot de l’ange. Elle prétendit qu’il était très brutal et qu’il la tuerait. Pauvre ange ! Elle était si jeune ! Vingt-cinq ans à peine. Elle me dit que sa vertu était sans tache, comme le soleil. (Entre nous, j’appris plus tard de M. le marquis de Laplace, sénateur et pair de France, qui s’entendait à la mécanique céleste comme s’il en avait été l’inventeur, que le soleil a plus de taches qu’une écumoire n’a de trous.) Mais je l’ignorais alors. Je me laissai toucher. Elle pleurait de si belles larmes, la tête à demi renversée sur mon épaule et sanglotant sous mes baisers ! Ce soir-là, si elle l’avait voulu, je l’aurais épousée. Heureusement, il n’y avait là ni prêtre ni notaire ; mais je fis serment de la demander en mariage au féroce boulanger.
Le lendemain j’entrai dans sa boutique. Il était absent, et, profitant de l’occasion, je pénétrai dans la chambre de ma bien-aimée. Tout à coup (ô prodige !) j’entends le bruit d’un long b****r, suivi d’un éclat de rire, et j’aperçois mon ange aux cheveux noirs, assise sur les genoux d’un affreux mitron, qui l’embrassait de toutes ses forces. À cette vue, saisi d’horreur et de colère, je me précipite sur le mitron et le prends par les cheveux. Le malheureux roule à terre, se relève, se jette à son tour sur moi. Le combat fut long et s******t. Le mitron, terrassé, tira de sa ceinture un couteau énorme à couper la pâte, et voulut me l’enfoncer dans la poitrine. Je parai heureusement le coup avec ma main gauche (tu vois encore la cicatrice), je désarmai ce furieux et j’allais peut-être l’égorger à mon tour, quand le boulanger rentra. Étonné d’un spectacle auquel il ne s’attendait guère, il me laissa le temps de fuir sans me demander aucune explication, et mon adversaire, abondamment rossé, ne chercha pas à me retenir. Trois jours après, l’ange aux cheveux noirs épousa le mitron, et je ne doute pas qu’elle ne lui ait gardé sa foi, après son mariage, comme elle l’avait fait auparavant.
– Voilà, mon cher enfant, l’histoire de mes premières amours. Maintenant, sans vouloir calomnier l’héritière du sultan de Bisnagar, permets-moi de croire que ma boulangère la valait bien, et ne te tourmente pas trop l’esprit pour une fille à qui peut-être tu ne penseras plus dans dix jours.
– Moi, l’oublier, grand-père ? oh ! jamais !
– Oui, je sais bien… Les fleuves remonteront vers leurs sources, avant que…, etc. C’est ce que je disais, moi aussi, quand je fus convaincu de la perfidie de ma boulangère, et trois jours après je faisais la cour à une fleuriste. Au reste, mon expérience ne t’apprendrait rien. Parlons d’autre chose. Quelle profession vas-tu prendre ?
– Celle que tu voudras, répondis-je assez embarrassé, et n’osant avouer mon véritable désir. Mon grand-père s’en aperçut.
– Et si j’étais de l’avis de ta mère ? si je voulais te voir tonsuré ? demanda-t-il en riant.
Je vis bien qu’il fallait se déclarer.
– Eh bien, puisque tu m’y forces, répondis-je en rougissant comme une jeune fille qui conjugue pour la première fois le verbe aimer, j’ai dans mon portefeuille deux volumes d’élégies qui n’attendent, pour faire de moi un grand poète, que de trouver un éditeur intelligent.
– Allons donc ! Voilà parler ! Deux volumes d’élégies ! Quel avenir ! quelle gloire ! De mon temps, avec deux ou trois sonnets on s’asseyait au sommet du Parnasse, entre Homère et Virgile. Plus tard, sous l’Empire, on rimait des milliers de poèmes épiques : aujourd’hui, c’est une pluie d’élégies. Quel est donc le pédant qui a parlé de la décadence de la poésie ?
– Oh ! cher père, la poésie n’est-elle pas toujours jeune et toujours belle, comme tout ce qui est immortel ? Tiens, écoute un peu, pour voir, ces Stances à l’Immortalité.
– À quoi bon ? Je m’y connais si peu… Et quel sera le titre de ton ouvrage ?
– Je ne sais. Il sera simple et sans prétention ; par exemple : Un bouquet d’azaléas, ou Souvenirs et Regrets, ou la Fleur du panier, comme font la plupart de mes confrères.
– Tant pis. Je n’ai pas grande opinion de tes confrères. La Fleur du panier est un titre de fruitière. Un bouquet d’azaléas vaut mieux et n’a pas le sens commun. Quant à Souvenirs et Regrets, c’est bien fade. De quoi peux-tu te souvenir, si ce n’est du séminaire, et que peux-tu regretter, à moins que tu ne regrettes les pensums ? Laissons cela ; nous trouverons mieux, j’espère. Donc, ce sont tes volumes d’élégies qui feront bouillir la marmite ?
Pour abréger cette conversation déjà longue, je me bornerai à dire qu’après avoir passé en revue toutes les professions connues du monde civilisé, il fut convenu que je partirais sur-le-champ pour Paris et que j’étudierais la médecine. Mon grand-père se chargea de m’accompagner à Barbantane, d’obtenir le consentement de ma mère et l’argent qui était indispensable à mes études. Cette résolution prise, j’allai me coucher, la cervelle un peu appesantie par les fumées du vin, et je m’endormis en pensant à la belle Zéphirine, princesse de Bisnagar. Je la vis en rêve, assise sur un char que traînaient aux travers des nuages quatre dragons ailés. Elle me sourit et me fit signe de monter sur son char ; je pris la main qu’elle me tendait et je m’efforçai de grimper ; mais cette main se fondit tout à coup entre mes doigts sans que je pusse deviner comment, et je retombai lourdement à terre pendant que l’enchanteresse, dominant de bien haut la région des nuages et jusqu’au soleil même, prenait la route de Sirius et s’enfonçait peu à peu dans les abîmes éthérés.
Inutile avertissement que me donnaient les dieux immortels.