Chapter 3

2467 Words
III Comment Marcomir écrivit trois cents vers en l’honneur de la princesse de Bisnagar, et fut menacé de la tonsure Je ne sais si vous aimez les blondes ; pour moi, je n’ai rien à dire contre cette adorable portion de l’espèce humaine, si ce n’est que Zéphirine, sultane de Bisnagar, était la plus charmante brune que mon imagination pût rêver. Ses yeux noirs et profonds étincelaient d’esprit, de passion et de grâce, et, pour parler comme mademoiselle de Scudéry, son sourire achevait les malheureux qu’avait blessés son regard. Quant à moi, dès qu’elle parut, je demeurai comme ébloui, et je fendis la foule pour contempler de plus près ce prodige de beauté. Je ne sais combien de temps dura cette extase, mais tout à coup le signor Barbalonga cessa de parler, la foule s’écoula, et je me retrouvai presque seul avec mon ami Clou, qui me donnait le bras. – Eh bien ! dit Clou, il faut rentrer au logis. – Déjà ? Mon camarade me regarda en riant. – Es-tu somnambule ? me dit-il. Voilà deux heures que nous sommes ici. – Deux heures ? Qu’elle est belle ! – Qui donc ? – Parbleu ! la princesse de Bisnagar ! – Oui, assez, répliqua Clou d’un air négligent. Je ne plains pas le signor Barbalonga, Vainqueur des Romagnes. – Quoi ! Tu penses ?… – Tu n’as donc pas entendu le récit qu’il vient de faire ? – Moi ! non. Je regardais la princesse. – Scélérat ! dit Clou. Eh bien, l’Hercule de Pise nous a raconté pendant trois quarts d’heure qu’il est l’élève du célèbre Isfendiar, le grand mage de la mer Caspienne ; qu’il a reçu de lui la science des sciences, la science universelle ; qu’il a dans ses poches des flacons remplis d’élixir d’immortalité ; qu’il doit à cet élixir sa jeunesse éternelle ; qu’il est né il y a quatorze cents ans dans les marais de la Hongrie, du commerce d’Attila avec une jeune Romaine ; que sa mère le fit élever en Italie ; qu’il passa de là en Orient, où il fit la connaissance dudit Isfendiar déjà nommé ; qu’il a parcouru tout l’univers, semant partout les bienfaits et récoltant l’ingratitude comme Socrate et Jésus-Christ ; qu’il s’est arrêté il y a seize ans à Bisnagar, où le sultan de ce fameux empire l’avait pris en amitié ; qu’un jour il sauva la vie de sa fille dans une chasse au lion où le sultan lui-même fut dévoré, comme tu peux le voir sur la toile qui est devant tes yeux ; qu’un frère du sultan s’empara du trône au préjudice de la légitime héritière ; qu’il tenta de faire empaler le Vainqueur des Romagnes et de massacrer sa protégée, mais que ledit Vainqueur, non moins prudent que brave, sut éviter tous les piégés ; qu’il enleva la princesse sous les yeux de l’usurpateur et de toute son armée ; qu’il l’amène avec lui dans ses voyages ; qu’il a pour elle les sentiments d’un père (d’un père, entends-tu bien ? et non d’un cousin), et qu’il n’attend qu’un moment favorable pour la remettre sur le trône de ses ancêtres. Au reste, il est deux cents fois millionnaire, ayant caché une barrique pleine de diamants dans un trou que lui seul connaît, au fond de la mer des Indes, et c’est par pure philanthropie qu’il vend, au prix modique de deux francs cinquante centimes, son élixir d’immortalité dans lequel il entre du poivre, du benjoin, de la cannelle, du thym cueilli à minuit par une vierge, dans le désert de Cobi, à cent cinquante lieues de toute habitation et de toute nourriture, et cinq grammes de la poudre dentifrice dont se servent les crocodiles près de la cataracte de Syène. – Ah ! mon ami, dis-je en soupirant, je l’aime. – Qui ? Le Vainqueur des Romagnes ? – Mauvais plaisant ! As-tu vu comme elle nous regardait ? – Qui, elle ? – Zéphirine, l’adorable Zéphirine, princesse de Bisnagar. – Euh ! dit Clou. Elle est assez gentille, mais je ne l’ai pas beaucoup regardée. Je faisais en moi-même le compte du signor Barbalonga. Au prix de deux francs cinquante centimes, les cent vingt ou cent trente flacons qu’il a vendus ce soir font une somme assez jolie, et je calcule que, ses généraux anglais et ses lanciers polonais défrayés de tout, il reste encore pour le premier eunuque de la princesse, le premier écuyer de Zéphirine et lui-même d’assez beaux bénéfices. Depuis longtemps je n’écoutais plus les discours de mon camarade ; mon âme était ailleurs. Au coin de la tapisserie, j’entrevoyais un œil curieux et attentif. Était-ce l’œil de Zéphirine ? Cependant la nuit était venue. Il fallait rentrer à la maison et subir les questions de ma mère, qui s’inquiétait de mon silence et de ma préoccupation. Je feignis un mal de tête, et je me couchai de bonne heure pour rester seul avec mes pensées. Pendant plusieurs heures, je rêvai tout éveillé, et, mon imagination s’enhardissant peu à peu, je formai les projets les plus audacieux, par exemple d’envoyer des fleurs à la belle Zéphirine, ou de les lui porter moi-même, ou de me jeter à ses genoux et de lui déclarer mon amour ; je couvrais ses mains de baisers : elle me résistait faiblement et finissait par se jeter dans mes bras ; tout à coup le féroce Barbalonga faisait son entrée, suivi du premier eunuque de la princesse de Bisnagar et de son premier écuyer ; tous trois étaient armés de longs cimeterres et menaçaient de me couper le cou ; mais moi, furieux d’être dérangé de mes amours et fier de combattre sous les yeux de la ravissante Zéphirine, j’arrachais son sabre à l’un de ces assassins, je fendais le crâne au second, je perçais le cœur du troisième et finalement, maître du champ de bataille, j’enlevais la princesse de Bisnagar et je fuyais avec elle aux pays lointains. Si quelqu’un trouve que ces rêves d’un homme éveillé sont tout à fait absurdes, qu’il se rappelle ceux qu’il a pu faire à vingt ans, si par hasard il avait le bonheur d’aimer. Enfin la fatigue l’emporta, et je m’endormis profondément. Le lendemain, je m’éveillai tard et je fus très étonné de la hardiesse des rêves que j’avais faits la veille. Je me contentai de rôder autour de la tente du signor Barbalonga, dans l’espérance d’apercevoir la belle Zéphirine, ou tout au moins l’une de ses pantoufles ; mais je ne vis que l’Hercule de Pise, qui était occupé à remplir une quantité considérable de petits flacons avec neuf dixièmes de protoxyde d’hydrogène (vulgairement de l’eau de rivière) et un dixième de vin d’Auvergne. C’était toute la recette de l’élixir d’immortalité. Je m’approchai d’un air modeste, et j’essayai de lier conversation avec le signor ; mais l’Italien, irrité sans doute d’avoir laissé surprendre le secret de sa composition merveilleuse, me regarda d’un air si peu encourageant que je fus forcé de battre en retraite et d’aller me promener dans la campagne. Peu à peu je tombai dans une profonde rêverie, et je commençai à me parler à moi-même comme un acteur sur la scène. C’est, dit-on, l’effet le plus ordinaire des grandes passions. Mes phrases, d’abord courtes et désordonnées, pleines de points d’exclamation, s’allongèrent insensiblement et prirent une forme plus régulière ; puis elles se scandèrent d’elles-mêmes, se coupèrent en hémistiches et finirent par s’aligner en lignes de grandeurs inégales où les rimes vinrent s’accrocher deux à deux comme la corde au cou du pendu. Vers quatre heures de l’après-midi, j’avais fait trois cents vers qui ne valaient pas les Odes de Victor Hugo ou les Méditations de Lamartine, mais qui n’étaient pas trop mauvais pour des vers de province. Du moins, c’était le sentiment de l’auteur. Au reste, je n’étais pas novice dans le métier, et plus de douze mille vers élégiaques dormaient depuis longtemps dans mon pupitre parmi plusieurs autres belles productions en prose dont je ne crois pas devoir entretenir le lecteur. Ces trois cents vers furent dédiés, comme il était juste, À mademoiselle Zéphirine, princesse de Bisnagar. Malheureusement, j’eus l’imprudence (hélas ! qu’y a-t-il de plus imprudent que l’amour ?) de laisser sur ma cheminée ce beau poème. Il faut vous dire que ma mère avait la pieuse habitude de surveiller toutes mes actions, de deviner toutes mes pensées et d’en rendre compte sur-le-champ au curé de sa paroisse. Tous deux alors tenaient conseil et méditaient sur les moyens de me ramener dans la voie du salut. Cette habitude ecclésiastique ne me laissait pas un instant de relâche, mais l’innocence habituelle de mes pensées m’avait sauvé jusque-là de tout grave accident. Or, ce soir-là, content de moi, content de mes vers et tout brûlant du désir de revoir l’inimitable princesse de Bisnagar, je prenais mon chapeau pour sortir, lorsqu’un regard et une question de ma mère me rappelèrent tout à coup dans le monde de la réalité. – Où vas-tu ? dit ma mère avec un regard d’inquisiteur qui me fit frémir jusque dans la moelle des os. – Me promener, répondis-je pourtant avec assez de fermeté. Les yeux de ma mère, ces yeux gris, rigides, implacables, qui tant de fois avaient glacé la parole sur mes lèvres, se fixèrent sur moi. Je sentis que le moment de la lutte était arrivé, et je me roidis avec assez de résolution. – Avec qui ? dit-elle. – Avec Clou. Un flot de pensées tumultueuses nous séparait l’un de l’autre. Son regard me tordait les entrailles comme le feu tord les cordes d’un violon. De son côté, une volonté inflexible et habituée à commander ; du mien, toute l’ardeur de la jeunesse longtemps comprimée, mais prête à éclater ; des deux parts, un orgueil égal : c’était un spectacle digne des yeux d’un philosophe. – Qu’allez-vous faire ensemble, Clou et toi ? demanda-t-elle après une pause. Je gardai le silence pendant quelques secondes. Je sentais qu’elle savait tout, je devinais qu’elle avait dû trouver mes vers et les lire ; je frémis, je m’indignai, je fus prêt à tout avouer et à revendiquer ma liberté ; mais elle ne m’en laissa pas le temps. – Eh bien ! tu ne réponds pas ? dit-elle… Je vais t’aider un peu. Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Zéphirine, princesse de Bisnagar ? Quoique je dusse m’attendre à ce coup, je ne pus m’empêcher de pâlir et de m’appuyer contre le mur. Le courage n’est pas le même dans toutes les occasions de la vie, et tel, fort célèbre dans l’histoire, entendit mille fois sans peur siffler les balles et les boulets, qui tremblait souvent devant sa femme. – Je sais tout, continua-t-elle du ton d’un juge qui va prononcer une sentence de mort : il est inutile de me rien cacher ; où est-ce que tu as connu cette Zéphirine ? En même temps elle froissait dans ses mains mon beau poème. Je voulus le saisir, mais elle le tortilla comme un cornet de bonbons et l’alluma à la flamme de la bougie. Je sentis mon cœur saigner ; mais l’orgueil fut le plus fort, et je ne voulus pas laisser à ma mère la joie de m’avoir tourmenté. – Bon ! lui dis-je en m’efforçant de rire, je sais mes vers par cœur. – Tant mieux ! répliqua-t-elle, tu pourras les réciter au séminaire. Au mot de séminaire, je sentis que ce jour allait décider de ma vie, et je me tins sur mes gardes, résolu à tout souffrir plutôt que de renoncer à une liberté dont je commençais à sentir tout le prix. – Voyons, parle, dit-elle, où as-tu vu cette coureuse ? – Puisque tu sais tout, répondis-je d’un ton calme qui cachait mal la fureur de subir un si dur interrogatoire, tu n’as pas besoin de mes explications. À ces mots, elle se leva, pâle de colère, les yeux étincelants, belle encore, mais de la beauté tragique de Judith qui va couper le cou d’Holopherne : – Malheureux ! dit-elle, tu oses manquer de respect à ta mère ! Et elle leva le bras avec un geste que Rachel eût envié dans le rôle d’Athalie, tant il était noble et terrible. Remarquez que je me tenais toujours sur la défensive, évitant le combat autant que possible, et sûr d’avance de payer les frais de la guerre et de la paix. Au reste, cette exclamation n’était qu’une feinte de l’adversaire, qui tout à coup fondit en larmes en invoquant la malédiction du ciel sur cet enfant maudit. J’attendis patiemment que les larmes eussent coulé, et je me tins en garde, toujours prêt à parer, sinon à riposter. – Tu partiras demain, reprit-elle en s’essuyant les yeux. Je fis un signe d’assentiment, pensant avec joie que j’étais envoyé en exil chez mon grand-père ; mais elle me tira bientôt d’erreur. – Tes études sont terminées, ajouta-t-elle ; il est temps d’aller au séminaire. M. le curé te donnera une lettre de recommandation pour le supérieur, qui est de ses amis. Là, j’espère que tu recevras de meilleurs conseils et de meilleurs enseignements ; j’espère que tu deviendras un fils soumis, chaste et respectueux… À ces mots, j’interrompis ma mère, et voulus protester de mon respect ; mais elle me coupa la parole et me régala d’un petit sermon, qui ne dura guère moins de trois quarts d’heure, sur les devoirs d’un fils envers sa mère, devoirs auxquels j’avais indignement manqué, disait-elle. Je ne doute pas que ma mère ne fût de bonne foi dans tous ses discours, car je n’ai jamais connu de femme plus vertueuse, plus austère, plus détachée d’elle-même, plus inaccessible aux séductions des sens, plus respectable et plus respectée. Malheureusement elle aimait trop à commander, et elle était trop disposée à regarder la désobéissance comme un sacrilège. Ce fâcheux défaut a fait durant toute sa vie son malheur et le mien. Quand le sermon fut terminé, ma résolution était prise. Je pensai que je ne trouverais jamais de moment plus favorable pour la faire connaître, et je commençai en ces termes par un exorde que les anciens auraient appelé ex abrupto : – Ma mère, le curé peut garder pour lui-même ou pour quelque autre sa lettre de recommandation, car je ne serai jamais prêtre. Ma mère demeura stupéfaite. Elle ne s’attendait pas à tant d’audace. Soit que la vue de Zéphirine, princesse de Bisnagar, m’eût ouvert l’entendement, soit que l’âge d’homme fût arrivé, car j’avais déjà vingt ans, je me sentais tout autre : des pensées inconnues fermentaient dans mon esprit, allumaient mon sang et faisaient palpiter mon cœur ; j’étais déterminé à tout braver plutôt que de me laisser enfermer dans un séminaire. – Tu ne seras jamais prêtre ! s’écria ma mère. – Non. Jamais ! – Et le vœu que j’ai fait pour toi ? dit-elle en levant les yeux au ciel ; et je pense qu’en effet elle était fort sincère et s’était cru le droit de disposer de ma vie dès le jour de ma naissance. Je passe sous silence le reste de notre conversation, qui fut des plus violentes. Ma mère finit par m’ordonner de garder la chambre, espérant sans doute me réduire à l’obéissance par le silence et la solitude. J’obéis docilement, et j’écrivis à mon grand-père, médiateur de toutes les querelles de famille, la lettre suivante : « Barbantane, 15 septembre 1840. Bon vieux grand-père, je suis au désespoir. Ma mère veut que je sois prêtre, et que je mène les gens en paradis. Quelle destinée pour un poète, et pour un poète amoureux ! Cependant, si je désobéis, je vais mourir de faim. Ma mère, au nom de la vertu, de la religion, de la tendresse maternelle et de mon intérêt bien entendu, me jettera dans la rue sans me donner un centime. On peut déraciner le mont Ararat et le replanter au milieu de la mer Caspienne, mais on n’ébranlera pas la volonté de ma mère. Tout ce qu’elle a décidé devient article de foi. Enfin, je suis perdu si tu ne viens à mon aide. Adieu, bon vieux père ; cherche, invente, imagine. Le temps presse, et la maison brûle. MARCOMIR. » Le lendemain, je reçus cette réponse : « Mon cher enfant, après-demain tu viendras dîner avec moi et te faire tirer les oreilles comme il faut. Adieu, je t’embrasse tendrement. » À ce billet était jointe une lettre pour ma mère : « Ma chère fille, envoyez-moi, je vous prie, Marcomir. Je lui réserve une belle morale. Croiriez-vous qu’il n’a pas d’enthousiasme pour l’état ecclésiastique ? Cela fait frémir. Voilà bien les jeunes gens de ce temps-ci ! Cela fait des vers, cela se promène, cela regarde au miroir pousser ses premiers poils de barbe ; cela n’a pas vingt ans et se mêle de raisonner ! Adieu, ma chère fille, je vous b***e les mains. »
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