II
Comment l’héritier légitime de la couronne de France rencontra l’héritière de la couronne de Bisnagar
J’avais cinq ans, et j’étais fils unique, lorsque mon père mourut, me laissant à la garde de ma mère et de mon grand-père, qui s’appelait Marcomir comme son fils, comme moi, et comme l’illustre auteur de notre race.
Ma mère, qui était la femme la plus accomplie de France, ne pouvait supporter la moindre contradiction. Comme elle avait été de bonne heure orpheline, elle n’avait jamais obéi ; comme elle était belle, on l’avait flattée ; comme elle avait beaucoup de finesse et de pénétration, elle s’était entièrement emparée de l’esprit de mon père, et quand il mourut, elle eut l’adresse de se faire léguer la jouissance absolue de son bien, ce qui la mit en possession d’une fortune considérable et du gouvernement absolu de mon éducation : mon grand-père, qui aimait la paix et qui avait confiance dans sa belle-fille, n’étant pas d’humeur à lui disputer rien.
Deux ans après la mort de mon père, je tombai dangereusement malade. Ma mère, qui m’aimait tendrement, n’épargna pour ma guérison ni remèdes, ni cierges, ni neuvaines ; mais le mal empirait tous les jours et devint peu à peu si grave que les médecins désespérèrent d’en venir à bout. Dans sa douleur, ma mère s’avisa d’un singulier expédient. Pour obtenir l’appui de la Sainte Vierge, elle fit vœu, si je guérissais, de m’obliger à devenir prêtre. Je guéris, en effet ; mais ce vœu imprudent fut la première cause de l’aversion que ma mère devait plus tard me témoigner.
La seule faiblesse de cette pieuse femme était de croire à sa propre infaillibilité. Elle avait le bonheur de ne prendre aucune résolution qui ne lui vînt en droite ligne de Jésus-Christ, de la Vierge ou des saints. De là une confiance sans bornes dans ses propres lumières, et une horreur consciencieuse de tous ceux qui pouvaient lui faire obstacle.
Son premier soin fut d’éloigner de moi tous les livres étrangers aux études classiques, et de mettre sous clef la bibliothèque de mon père, qui était la meilleure de toute la province. Le second fut de supprimer les journaux et les revues de toute espèce ; le troisième, de m’interdire toute communication avec les enfants de mon âge et de m’introduire dans la société de cinq ou six vieilles femmes, du curé de la paroisse et de ses deux vicaires, hôtes assidus de la maison. Là, j’avais le bonheur, entre deux parties de whist, d’entendre raconter, deux fois par semaine, la mort de l’impie Voltaire, qui mangea ses excréments et avala sa clef en blasphémant le Saint nom du Seigneur. Trois fois par an, j’obtenais la permission d’aller voir mon grand-père, juge de paix du canton de Barbantane, qui demeurait à cinq lieues de ma mère, dans une maison de campagne, et je revoyais le monde des vivants.
Le vieux Marcomir portait gaiement le poids de ses soixante-quinze ans. Son grand nez penché comme un saule et bosselé comme la chaîne des monts Dore, décelait son origine troyenne et le sang du valeureux Anténor. Ancien soldat de la République, rentré dans la vie civile après Hohenlinden, juge de paix depuis 1814, et respecté comme le dernier survivant des héros de 1792, il était le conseil, le défenseur et l’ami de tous les paysans du voisinage. Sa haute taille, que les années n’avaient pas courbée, ses cheveux blancs, ses yeux noirs encore étincelants de force et de vivacité, le calme, la douceur et la sérénité que respiraient son visage et son maintien, attiraient sur lui tous les regards. Il eût été sans défauts s’il n’avait trop aimé les femmes. Du reste, les chères créatures le lui rendirent bien, si j’en crois la chronique. Quand l’âge le força à renoncer à leur tendresse, il conserva leur amitié et n’eut jamais de goût pour la débauche, écueil ordinaire des hommes qui n’ont pu se retirer à temps de l’amour.
Quoique sa famille fût nombreuse (il avait dix enfants, tous mariés, tous vivants, excepté mon père), il vivait seul à la campagne, près de Barbantane, n’ayant d’autre bien qu’une petite métairie, d’autre domestique qu’une vieille femme, d’autre société que ses livres, son cheval et quelques vieux paysans pour qui toutes ses paroles étaient de purs oracles. Ses enfants, comme il arrive souvent, n’avaient pas grand souci d’un vieillard qui leur avait donné, par avance, presque tout son bien, et mon grand-père, trop fier et trop philosophe pour se soucier beaucoup de leur abandon, avait concentré sur moi toutes ses affections.
De mon côté, ma mère mettant tous ses soins à me sevrer des joies de ce monde pour m’inspirer le goût de la vie future, je ne tardais pas à regarder sa maison comme un triste lieu d’exil, et celle de mon grand-père comme ma véritable patrie. Le vieux Marcomir, qui s’aperçut de la contrainte où je vivais, mais qui l’attribuait à la piété exaltée de ma mère, se chargea lui-même de corriger les effets de cette éducation monastique.
Son premier soin fut de m’acheter un petit poney, afin que je pusse le suivre dans ses courses à cheval. Ce poney fit jeter les hauts cris à ma mère, qui avait pour principe de conduite qu’on ne doit jamais rien accorder aux sens. Or le plaisir de monter à cheval étant évidemment fort sensuel, le poney devait me mener au galop sur le grand chemin de l’enfer.
Dès que je me fus rendu maître du poney, et ce ne fut pas sans peine, car mon grand-père ne voulut jamais me donner la moindre leçon d’équitation (ce sont les poltrons, disait-il, qui vont au manège et à la salle d’armes), il me fit faire les courses les plus rudes, galopant à travers champs, sautant par-dessus les haies, les murs, les fossés, et me faisant sauter avec lui. Quelques culbutes que j’eusse faites, et Dieu sait si elles étaient fréquentes, il ne s’arrêtait jamais à me plaindre. « Va, va, disait-il, l’homme est une créature élastique. Tu auras dans la vie bien d’autres malheurs que des bosses au front ou des écorchures aux mains. » Si j’hésitais : « Eh bien ! tu n’es donc pas un homme ? » Quant à lui, monté comme un saint Georges, malgré ses soixante-quinze ans, il paraissait aussi insensible à la fatigue qu’à la crainte.
Parmi ces amusements virils, j’allais au petit séminaire comme tout le monde, j’apprenais tant bien que mal le français, le latin, le grec, les mathématiques et l’histoire du P. Loriquet. Je servais tous les matins la messe, j’obéissais à ma mère sans broncher, et déjà le curé la faisait sourire en annonçant que je serais un jour l’une des lumières de l’Église. J’écoutais ce discours avec respect suivant mon habitude, très décidé d’avance à refuser même un évêché, mais n’osant contredire ma mère, dont la roideur implacable m’inspirait, je dois l’avouer, une épouvantable frayeur.
C’est ainsi que je vécus longtemps dans la piété, les sermons et le plus profond ennui, si j’en excepte les deux ou trois mois que je passais tous les ans avec mon grand-père ; et je ne sais combien de temps encore ma mère aurait cru à ma vocation ecclésiastique si le hasard n’en avait décidé autrement et déjoué ses calculs.
Un soir, comme je venais de terminer mes premières études et de passer avec succès l’examen qui les couronne, j’allai me promener dans la petite ville de Barbantane, ma patrie, avec un jeune homme que la loi des contrastes, qui régit les corps et les esprits de ce vaste univers, avait lié à moi d’une étroite amitié.
Cet ami, que nos camarades et moi nous appelions Clou à cause de sa maigreur, était le seul qui eût trouvé grâce devant ma mère ; non qu’il fût plus dévot ou plus austère que les autres jeunes gens de son âge, mais il avait de la douceur, de la gaieté, un esprit insinuant, un grand respect apparent pour les femmes, quel que fût leur âge, et il était fils d’une arrière-cousine de ma mère. De plus, il était riche, orphelin, en possession de sa fortune, il avait comme moi vingt ans, et nous n’avions pas de secret l’un pour l’autre.
Donc, un soir, nous nous promenions au clair de lune et cherchions fortune sur le Mail, lorsque nous entendîmes un grand bruit de trompettes, de cymbales, de clarinettes et d’autres instruments guerriers. C’était la troupe du signor Giuseppe Barbalonga, surnommé « l’Hercule de Pise » et « le Vainqueur des Romagnes », qui venait donner des représentations à Barbantane, capitale du haut et du bas Limousin. Déjà une tente circulaire était dressée à l’extrémité du Mail, et l’on voyait sur une toile « le Vainqueur des Romagnes » enfonçant jusqu’au coude son bras droit dans la gueule d’un lion de Numidie, et fascinant du plus fier de tous les regards un tigre du Bengale, tapi dans les jungles. Je ne compte ni les boas constrictors ni les serpents à sonnettes qui rampaient et se tordaient avec rage sans oser attaquer le héros. De la main gauche il tenait par les cheveux une petite fille ronde et bouffie comme les figures de Rubens. C’était l’unique héritière du « sultan de Bisnagar » que l’Hercule de Pise, se promenant par hasard dans la forêt de Brandakoo (en français : nid des serpents), non loin de Bisnagar, avait eu le bonheur d’arracher aux dents des bêtes féroces. Les colliers de perles et les bracelets ornés de diamants dont la jeune princesse était couverte donnaient la plus haute idée de la noblesse de sa race et des trésors du sultan son père. Un peu plus loin, un homme sans barbe, vêtu d’une splendide robe de pourpre et coiffé d’un turban sans pareil, s’agenouillait et joignait les mains d’un air de soumission devant le redoutable signor Giuseppe. C’était le grand vizir de Bisnagar et le premier eunuque de la princesse. Enfin, on apercevait un autre lion non moins « numide » que le premier, qui fuyait emportant dans sa gueule le magnifique sultan de Bisnagar, propre père de la jeune fille.
Une foule nombreuse regardait cette toile avec admiration, et attendait dans un respectueux silence le discours et le prospectus de l’invincible Hercule de Pise, le noble Giuseppe Barbalonga. Tout à coup, les trois généraux anglais et les quatre lanciers polonais qui formaient l’orchestre cessèrent de souffler dans leurs cuivres, et le héros parut.
C’était un grand et un gros homme de la plus belle apparence, vêtu d’une tunique de velours noir brodée d’or. Il avait la barbe noire et frisée, la bouche grande, les lèvres épaisses, les narines ouvertes, et dans toute la figure quelque chose de hardi, de puissant et de cynique. Il s’avança sur les tréteaux de l’air d’un empereur, salua gravement le public, fit siffler sa badine sur les épaules du paillasse, qui, suivant l’usage, faisait des grimaces pour amuser la foule pendant le discours de son chef, et dit :
« Mesdames et messieurs,
C’est avec la permission des autorités constituées, civiles et militaires, et, j’ose le dire, avec la faveur de tous les vrais amis de la science, que je prends la liberté de me présenter devant vous.
Quelle science ? direz-vous peut-être, mesdames et messieurs. Est-ce la théologie, la théodicée, l’exégèse ou la liturgie ?
Non, messieurs, je laisse cela à NN. SS. les évêques et cardinaux.
Est-ce la psychologie, la logique, la métaphysique ou l’esthétique ?
Non, messieurs ; les professeurs en Sorbonne me chercheraient querelle.
Est-ce le droit politique, commercial, civil ou canonique ?
Non, messieurs ; je ne veux pas avoir affaire aux avocats.
Est-ce la chronologie, la généalogie, l’archéologie, a paléographie, l’ethnographie, la géographie, la numismatique, la statistique, l’astronomie, la mécanique, la statique ou l’hydrostatique ?
Non, mesdames ; vous n’y êtes pas.
C’est donc l’arithmétique, l’optique, l’acoustique, la calorique, la thérapeutique, la linguistique ou la rhétorique, à moins que ce ne soit l’anatomie, la minéralogie, la géologie, la chimie, la physiologie, la pathologie, la pharmacie, la chirurgie, l’astrologie, la magie, la chiromancie, la nécromancie ou la sorcellerie ?… Encore moins.
La plus belle moitié du genre humain jette sa langue aux chiens ?… »
Les assistants gardaient le plus profond silence, attendant avec anxiété le mot de l’énigme. Cette pompeuse énumération avait produit son effet ordinaire.
– Sais-tu, me dit mon ami Clou, que voilà un rude gaillard. Il me prend envie de l’interroger et de le pousser un peu.
– Interroge et pousse ; je te soutiendrai.
– Maître, dit Clou en ôtant son chapeau d’un air respectueux, dites-nous donc enfin qui vous êtes et quelle science vous apportez aux nations.
L’Hercule de Pise se tourna lentement vers nous, et parut étonné. Évidemment, il était, comme un prédicateur en chaire, peu habitué à la contradiction. Cependant il ne refusa point le combat.
– Qui a parlé ? dit-il… C’est vous, jeune homme ?…
– Oui, maître, répliqua Clou sans se déconcerter.
Et il répéta sa question.
– Qui je suis ? répéta l’orateur. Je suis Giuseppe Barbalonga, l’Hercule de Pise, le dompteur des lions, le bienfaiteur de l’humanité, le sommet de toute science. Qui je suis ? Demandez-le à ceux que j’ai sauvés de la mort, délivrés de la captivité, tirés de la misère ; demandez-le au czar Nicolas de toutes les Russies, que j’ai guéri d’une hernie étranglée ; à la reine Victoria, dont je suis le dentiste ordinaire, et qui m’a fait prévenir ce matin même, par son ambassadeur, d’aller à Londres pour lui poser deux dents ; demandez-le à l’empereur du Brésil, que j’ai sauvé de la fièvre jaune, et au Négus d’Abyssinie, dont j’ai recollé la tête, qu’un méchant garnement avait coupée par surprise, pendant que ce noble prince se brûlait les lèvres en mangeant une soupe trop chaude. Qui je suis ? Ah ! jeune homme, bien des barriques d’eau passeront sous le pont de Barbantane avant que vous trouviez l’occasion d’ôter votre bonnet devant un de mes pareils. Je suis celui qui sait, et ma science est la science universelle et éternelle, c’est la science de la vie et de la mort, celle que les prêtres d’Égypte enseignèrent à mon maître le véritable Isfendiar, il y a trois mille cinq cents ans, et qui aurait assuré son immortalité, s’il n’était par hasard tombé dans un puits en regardant avec trop d’attention les évolutions de l’étoile Aldébaran autour de la constellation d’Hercule. Je joue avec les secrets du ciel et de la terre, des plantes et des animaux, des minéraux et des hommes, de ce qui est animé et de ce qui est inanimé. Mon âme plonge au sein de l’infini, qui est sa substance naturelle, et lui arrache les secrets du fini ; j’ai porté la lumière de la vie jusque dans les ténèbres de la mort…
Tout cela fut débité d’une haleine, et avec une rapidité inconcevable. Plus les mots du signor Giuseppe étaient inconnus de la foule, plus ils la ravissaient en extase. Toutes les assemblées se laissent prendre à qui leur parle en maître. Ce Vainqueur des Romagnes fit une pause et nous regarda d’un air triomphant.
– Maître, dit Clou, c’est fort bien répondu, et vous êtes un grand homme ; mais que faisiez-vous, dites-moi, dans la forêt de Bisnagar, au milieu des tigres et des boas constrictors ?
– Je cherchais des simples, répondit gravement Barbalonga.
– Oh ! dit Clou en riant, on trouve des simples en France tout comme à Bisnagar.
– Jeune homme, répondit l’Hercule de Pise, je ne plaisante jamais. Avez-vous sondé les secrets de la nature ? Avez-vous parcouru les montagnes et les déserts du nord au midi, du couchant à l’aurore ? Avez-vous été brûlé par les feux du soleil des tropiques, ou gelé par les glaces du pôle ? Avez-vous suivi le jaguar dans son antre ? L’avez-vous vu grimpé sur une branche d’arbre, ramassé sur lui-même, et, les yeux étincelants, attendre votre passage dans la forêt ? Avez-vous chassé le boa dans les marais de la Guyane ? Avez-vous vu ce corps immense et visqueux, roulé en spirale dans le creux d’un vieux chêne, sortir tout à coup de sa cachette, se glisser sans bruit dans la savane, s’élancer d’un bond sur l’Indien qui vous servait de guide, l’enlacer de ses plis, le broyer contre un arbre et l’avaler tout entier ? Connaissez-vous la phyllostome rayée du Paraguay, le hideux vampire qui s**e le sang des enfants endormis ? Avez-vous vu le Sénégal, où les hommes sont noirs comme la suie ; Bornéo, dont les dayaks ont la couleur du cuivre, et le pays des Papous, qui ont le nez fendu comme des chiens de chasse ? Eh bien ! j’ai vu tout cela, moi qui vous parle !…
– Oui, maître dit l’incrédule Clou, et je vois que vous pourriez dire comme le Juif errant :
J’ai vu dans l’Amérique,
Ainsi que dans l’Asie,
Des batailles et des chocs
Qui coûtaient bien des vies.
Je les ai traversés
Sans y être blessé.
– Jeune homme, reprit le vendeur d’orviétan dont les yeux étincelaient de colère, comparé à moi, le Juif errant n’était qu’un facteur de la poste aux lettres. Que la divine Providence, ajouta-t-il en levant les yeux vers le ciel, vous épargne les épreuves que j’ai subies et les infortunes dont je fus malgré moi le témoin !…
Il s’interrompit tout à coup, et poussant de la main une vieille tapisserie qui défendait l’entrée de la tente :
– Paraissez, s’écria-t-il d’une voix retentissante, légitime héritière du royaume de Bisnagar ; paraissez, Zéphirine !
À ces mots, un ressort invisible écarta l’immense draperie qui cachait à tous les yeux l’intérieur de la tente, et l’on vit la princesse de Bisnagar assise sur son trône et la couronne en tête comme Joas au cinquième acte d’Athalie. À sa droite était son premier eunuque, le ci-devant grand vizir de Bisnagar, le sabre en main, et à gauche son premier écuyer. Tout le peuple poussa un cri d’admiration.